ANARCHRISME !

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Démentir le Prophète

L’espèce humaine, à laquelle appartiennent tant de mes lecteurs, a joué depuis le commencement, et continuera de le faire jusqu’à la fin, à des jeux d’enfants, ce qui est bien désagréable pour les quelques personnes qui sont devenues des grandes personnes. L’un de ces jeux favoris s’appelle « laissez le lendemain dans l’ombre », connu également (par les paysans du Shropshire, je n’en doute pas) sous le nom de « démentir le Prophète ». Les joueurs écoutent avec beaucoup de soin et de respect tout ce que les hommes intelligents ont à leur dire sur ce qui se passera à la génération suivante. Puis, les joueurs attendent que tous les hommes intelligents soient morts et ils les enterrent gentiment. Et puis, ils font le contraire de ce que les gens intelligents avaient prévu. Voilà tout. Mais, pour un peuple aux goûts simples, c’est très amusant.

Chesterton, "Remarques préliminaires sur l’art de la prophétie", dans Le Napoléon de Notting Hill (1904)

Révolution terreauriste

Bertrand Lacarelle, éditeur le jour chez Gallimard, et à qui l’on doit notamment la correspondance hors-la-loi de Morand et Chardonne, est aussi un somnambule qui s’est mis en tête de refaire l’histoire de la poésie parallèle du XXème siècle, celle que l’on devrait enseigner dans les écoles, si les écoles avaient jamais servi à autre chose qu’à fabriquer des prisonniers rêvant d’évasion. Que l’on ne s’y trompe pas, Lacarelle n’est pas du genre débraillé : auteur coucou suisse, il donne précisément tous les cinq ans un nouveau livre, une précision enviable lorsque l’on sait que ses sujets, Jacques Vaché, le proto-surréaliste suicidé, Arthur Cravan, poète boxeur et « déserteur de dix-sept nations » cher à Debord et maintenant Stanislas Rodanski, l’aliéné d’asile, en sus de ne plus dire rien à quiconque de nos contemporains, sont tissus de la matière de ces fantômes que l’on ne convoque pas mais qui plutôt vous assignent quand ça leur chante. S’il n’est pas un mariole, Lacarelle n’est pas non plus, Dieu merci, un universitaire. C’est un vrai poète, à son tour, qui au lieu de s’évertuer à la note de bas de page inutile sur un Rodanski dont l’on ne sait au vrai pas plus que l’on n’en sait de Villon alors qu’il est notre quasi-contemporain, poursuit l’histoire comme si elle n’avait jamais cessé dans cette merveilleuse Taverne des ratés de l’aventure. George Lucas et son ennuyeuse guerre des étoiles qui se passe dans une galaxie très lointaine dont on n’a que faire un jour que l’on ne connaît pas, n’ont qu’à bien se tenir. Chez Lacarelle, on pousse la porte d’une brasserie de la rue Gît-le-Cœur, en plein Paris de la Beat Generation, une brasserie que personne n’a jamais aperçue auparavant et qui est pourtant bien là, coincée entre une librairie angoissante et une salle d’arme désuète, et l’on embarque pour la vraie vie. Celle qui se joue en mode mineur, comme Verlaine ou Nerval, celle des grands blessés qui n’en font pas tout un fromage et ne réclament pas de dommages de guerre alors qu’ils pourraient. Rodanski donc, Kerouac et Burroughs, Baudelaire, Lamarche-Vadel ou encore Dominique de Roux et le cher FJ Ossang, bien d’autres encore qu’il est fatigant de citer, ils sont tous là, entre le vin et la cigarette, ombres qui ont perdu leur Peter Pan et qui cherchent la sortie. Mais quelle sortie ? Il y a bien un côté mélancolie médiévale chez Lacarelle où le monde est aussi clos qu’une dame courtoise, que l’on doit admirer de loin et haïr de trop aimer. Il y a aussi les ferments d’une révolte, notamment dans ces fragments de l’Eloge du Terreaurisme (sic) d’un certain Lucien Rivière qu’il cite : « Le terreauriste est une forme d’anarque, il crée sa propre autorité, à côté de celle de la société, dont il s’accommode certes, mais en la contestant par l’exemple, un autre exemple ». Sorte de Thibon nouveau, avec ou sans Dieu, qui le sait ? Lacarelle conteste sans autre bruit que sa petite musique qu’il impose, fidèle à son rythme, avec lenteur mais qui mène loin, dans la chair même de la littérature, loin des criailleries de ce qui se vend en Une de l’Express ou du Fig Mag, il conteste ce monde mécanisé, engraissé et courbe d’être trop lisse. Et l’on aurait tort de croire qu’il soit seul dans ce mouvement de sape. On croise dans sa Taverne certains de ses comparses qui ratent peut-être l’aventure mais pas l’écriture de sa légende, ces fondateurs du Cercle Cosaque que sont Romaric Sangars, auteur du formidable Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger la gueule de la littérature française ? (chez le même éditeur) et le truculent Olivier Maulin, romancier de la joie et chroniqueur du ridicule contemporain. L’on ne saurait donc trop conseiller au lecteur, s’il veut rater l’aventure pour de vrai, de se rendre un jour prochain, le 5 novembre par exemple, dans ce Cercle cosaque de la rue de Sambre-et-Meuse, là où tout se joue, où ont défilé depuis cinq ans les derniers noms de la littérature française, de Richard Millet à Maurice Dantec. Il y rencontrera des fantômes, et de chair et d’os leurs enfants pas si tristes.

Bertrand Lacarelle, La Taverne des ratés de l’aventure, PGDR, 2015, 240 pages, 22, 90 e.

Paru dans La Nef, novembre 2015

Nietzsche et notre déclin

Ce n’est pas original de le dire, certainement, mais cela demeure vrai : il y a un mystère Nietzsche. Mystère des interprétations de sa pensée, qui se conjoignent rarement, mais plutôt s’emboutissent, se contredisent, ou se légitiment aussi aisément les unes que les autres même lorsque leurs visées semblent parfaitement opposées. Mystère corrélé aussi de la fascination qu’il continue d’exercer sur notre temps, et pas seulement chez des adolescents en quête de délivrance, de puissance ou de contradiction pure. Il y a bien entendu comme raison à cette fascination la forme que le philosophe a adoptée à partir d’Humain, trop humain, celle de l’aphorisme cinglant qui réjouit le sens esthétique autant qu’il plonge l’âme dans un abîme de perplexité. Et encore pour un lecteur français, l’art qu’il eût de se débarrasser de certaine lourdeur allemande, si typique chez Hegel, à qui on l’oppose fréquemment – et pas seulement sur ce plan-ci. S’y ajoute le fait que sa pensée semble parfois se dérouler avec rigueur vers un but encore invisible, ou si haut que le lecteur ne peut espérer l’atteindre, moins encore le comprendre, suggérant des profondeurs mystiques ; et que parfois, elle fait des retours sur elle-même, paraît contradictoire, absurde même, selon qu’elle provienne des œuvres qu’il a publiées de son vivant ou de ces milliers de pages de cahiers posthumes dont l’on dispose maintenant entièrement. Enfin, le « romantisme » de son existence le conduisant à la folie après l’obscurité sociale. Mais en quoi il rejoint notre époque, ou peut-être en quoi le rejoint-elle sans en avoir pleinement conscience, c’est certainement d’abord dans la formulation de cette Wille zur Macht, qui exprime le désir interne à l’être de « devenir plus ». Cette « Volonté de puissance » qui est à la fois une essence et un devenir, ce que Nietzsche appelle un « pathos », est séduisante pour un XXè et un XXIè siècle qui ont fait fonds sur la destruction de toute loi naturelle et de toute description de l’homme qui ne le réduise pas à lui-même. Elle signe aussi, après Kant et d’une tout autre manière, la disparition de la métaphysique, qu’elle soit platonicienne ou chrétienne, qui selon nos modernes encombre indûment la pensée et la vie. Ce grand nettoyage que Nietzsche accomplit dans les anciennes catégories de la pensée, comme dans cette phrase-ci : « Je ne pose donc pas « l'apparence » en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité » laisse augurer d’un nouveau monde enfin libre des dieux et des chaînes qu’on le soupçonne de nouer aux pieds de l’homme. Un homme qu’il commence par réduire au plus simple appareil, ce que l’on a appelé son « naturalisme » : « ce que l’on comprend aujourd’hui de l’homme n’excède pas ce que l’on peut comprendre de lui en tant que machine ». Il est ainsi parfaitement de son siècle, tant est manifeste la place des sciences naturelles dans son jugement : « Replonger l’homme dans la nature » est l’un de ses buts primordiaux. Mais il ne se réduit pas un banal matérialisme. Ainsi, avec sa « généalogie » qui remplace toute transcendance, compagnonnant avec Freud, il reconstitue un nouvel homme, débarrassé des catégories spirituelles précédentes, qui n’est pas un simple matériau, mais un équilibre instable de pulsions, d’affects et d’instincts. Il croit ainsi le libérer, comme l’époque le veut. Il croit surtout l’élever, en réévaluant ses valeurs. Nietzsche plaît étrangement au premier abord aux hommes « de gauche », quand l’on pourrait interpréter son entreprise comme une destruction de tous leurs présupposés postchrétiens : il méprise le socialisme autant que le christianisme, ces morales de faibles, qui engendrent le ressentiment, ne leur opposant le Surhomme, ou le « surhéros ». Mais dans le fond, il représente cette contradiction jouissive, cette fascination en fait, dont la pensée de gauche a besoin pour elle-même se sentir vivante. Il lui présente un homme plus exaltant que le gentil moralisateur qui n’ayant plus de Dieu d’amour a pourtant gardé la politesse et l’altruisme de sa jeunesse.

Par ailleurs, son « « Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire », résonne étrangement avec le mot d’ordre des soixante-huitards déclarant le grammaire fasciste. Il n’est pas étrange qu’en ce sens, il ait séduit des « déconstructeurs » comme Deleuze qui le lit d’ailleurs fort mal, selon son habitude. Mais il donne à ces années 60 et 70 françaises d’autres armes que celles du marxisme et de l’existentialisme. Quand il affirme que « l'Homme est une chose qui doit être dépassée. C'est-à-dire que l'Homme est un pont et non un terme », on voit combien, sans doute malgré lui, il peut devenir le jouet des décontructo-reconstructeur qui commencent de penser un humain augmenté, soit moralement, soit même physiologiquement. A l’opposé, Nietzsche fascinera aussi es chrétien, dont Thibon demeure l’exemple le plus connu, avec son Nietzsche ou le déclin de l’esprit, de 1948. Thibon qui affirmait dans un entretien avec Philippe Barthelet, en 1988 : « Nietzsche est à mes yeux un mystique authentique. (…) Il l’est du moins par une sorte d’appel, d’angoisse, d’espérance… « Les flèches du désir vers l’autre rive », le cri vers le dieu inconnu, et surtout l’appel à une pitié supérieure, lui, l’ennemi de la pitié ».Tout en ajoutant qu’il le considérait comme « trop pur pour la terre et trop orgueilleux pour le ciel ». Sans suivre Nietzsche en tout, Thibon reconnaît la valeur de sa dénonciation du « Dernier Homme », cet humain froid et dévirilisé de l’ère démocratique : « La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose (…) Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable. On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne devienne jamais fatigante Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles. »

Thibon reconnaît à l’auteur du Zarathoustra un « flair prodigieux pour déceler et pour mettre à nu toutes les formes frelatées de la religion » tout en lui reprochant sa « tragique cécité en face du fait religieux authentique ». Il voit chez lui un excès de moralisme qui aurait engendré sa haine finale de la morale : « Il se sert d’abord de l’idéal le plus pur pour juger des falsifications concrètes de cet idéal ; ensuite, il prétexte de ces mêmes falsifications pour éliminer l’idéal qui vient de lui servir d’étalon : après avoir condamné l’homme au nom de la morale, il condamne la morale au nom de l’homme. »

On voit ainsi que Nietzsche joue pour le contemporain le rôle du philosophe-héros, remplaçant les grands hommes qui ne sont plus, guerriers ou saints. Thibon n’hésite pas à le comparer à saint Jean de la Croix : « Ils eurent l’un et l’autre, des âmes de grands adorateurs ; une sève essentiellement religieuse nourrit les frondaisons de leur pensée ; ils eurent soif jusqu’à la mort d’une plénitude surhumaine (…) Tous deux suivirent l’attraction de leur déclin. Mais l’un s’abîma dans la lumière transcendante, l’autre voulut tomber en lui-même. »

Nietzsche est aussi le symbole de nos contradictions et son essai de dépassement du nihilisme demeure exemplaire pour l’époque, malgré son échec : « Après avoir tué Dieu dans l’homme, Nietzsche épuisa toutes les forces de sa pensée et de son amour à tirer un Dieu de l’homme », écrit encore Thibon.

Mais c’est sans doute Simone Weil, avec sa subtile violence, qui le condamna pourtant le plus fortement, elle l’amoureuse de la Grèce : « Je ne puis accepter aucune interprétation catastrophique de la Grèce et de son histoire, ni qu’on dise qu’ils s’attachaient « désespérément » à la proportion… » Et encore : « Il s’est complètement trompé sur Dionysos – sans parler de l’opposition avec Apollon, qui est de la pure fantaisie ». La philosophe disait voir « chez tant de modernes (Nietzsche notamment, je crois) une tristesse liée à la privation du sens du bonheur ; ils ont besoin de s’anéantir ». Et fustigeant « son orgueil sans mesure », elle livre par là sans doute la clef de Nietzsche, antéchrist redoutable dont nous peinons à nous débarrasser parce qu’il est ce médecin qui diagnostique perpétuellement nos maladies sans jamais les soigner.

Jacques de Guillebon, paru dans La Nef, décembre 2015

Nietzsche éducateur

Nietzsche a suscité une production livresque foisonnante – à l’image de son œuvre. Signalons ici la réédition en Champs du volume des Cahiers de L’Herne consacré au philosophe, et qui insiste, avec raison, sur la possibilité et la radicalité de vivre une philosophie, d’une philosophie vécue – ce que devrait être toute authentique philosophie : « L’unique critique possible d’une philosophie, et la seule aussi qui prouve quelque chose, c’est-à-dire celle qui consiste à essayer si l’on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités : on n’y a toujours enseigné que la critique des mots par les mots. »

Cette question de l’éducation aura hanté toute sa vie Nietzsche, qui voulait la séparation de l’école et de l’État, car « tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs. » Or, une éducation étatique ne peut qu’être une éducation à la soumission : « Ce que l’Allemagne nécessite maintenant de toute urgence, ce sont des structures d’éducation indépendantes qui s’opposent concrètement à la torsion esclavagiste de l’État. »

Comme le souligne Julie Dumonteil1, l’éducation, à l’image de la paideia grecque, ne peut être que celle d’un caractère complet, d’une personnalité authentique – et non une simple instruction publique ni une savante érudition. Une éducation vivante, vitale, vivifiante, à la vie. « L’homme moderne souffre d’un affaiblissement de la personnalité » : pour parer cela, il prône le recours aux antiques, mais un recours vivant, non académique, quoique philologique – fondé avant tout sur la lecture dans le texte des grands auteurs grecs et latins – et, éminemment, philosophique : il s’agit dans le même mouvement d’apprentissage rigoureux du grec et du latin de « contaminer ses élèves avec la philosophie ». L’Antiquité représente « un moyen de nous comprendre, de diriger et ainsi surmonter notre temps. »

Comme le montre Christophe Bouriau2, dans ce qu’elle eut de meilleur, la Renaissance fut cette tentative de reprise – selon Nietzsche malheureusement détournée par l’humanisme moderne et sabordée par la Réforme – de l’idéal anthropologique antique : l’éducation doit produire un type d’homme, celui qu’il appellera le « surhomme », et qui ressemblerait bien plus pour qui sait bien lire à un grand « Renaissant » qu’à un avatar du nazisme ou du transhumanisme. Le but de l’éducation est de former de véritables individus – au sens fort, antique : « Les Grecs sont intéressants, follement importants, parce qu’ils ont cette foule de grands individus. Comment était-ce possible ? C’est ce que l’on doit étudier. » Dans le marasme de l’éducation publique et privée, les exigences éducatives nietzschéennes, loin de tous bons sentiments, peuvent inspirer la création d’institutions éducatives réellement libres.

Nietzsche ne verra jamais naître la « nouvelle académie grecque » qu’il rêvait voir fondée avec quelques amis. Mais il aura de très nombreux disciples, libres personnalités comme lui incapables de s’agréger avec quelque groupe que ce soit : si les nietzschéens ont été et sont légions, c’est en ordre dispersé. Il n’y a pas d’école nietzschéenne ou de courant nietzschéen en philosophie – mais il y a de nombreux lecteurs de Nietzsche. Parmi les plus récents, on citera Rémi Soulié, converti à la « sagesse dionysiaque » d’un Nietzsche païen3, ou encore la fine lecture, davantage postmoderne, deleuzienne, foucaldienne, derridéenne, d’un Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche (et de Wagner) qui offre une compréhension interne et une interprétation contemporaine à la fois rigoureuse et originale, personnelle, du corpus Nietzschi4.

Nietzsche l’inactuel, l’intempestif, dans son recours à l’antique, aura incarné ce paradoxe d’être, non pas un «vivant classique » qui n’est souvent qu’un momifié vivant, mais le plus contemporain des antiques – bien plus étrange que familier pour nous autres chrétiens, nous autres modernes.




Falk van Gaver

1 Nietzsche et l’éducation, L’Harmattan, 2015

2 Nietzsche et la Renaissance, Puf, 2015

3 Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, Points Sagesses, 2015

4 Nietzsche. La détresse du présent, Folio, 2015

Source : La Nef N. 276 Décembre 2015

Métamorphoses de Nietzsche

Comment mieux présenter Nietzsche, sa vie, son style et sa pensée que par sa parabole autobiographique des trois métamorphoses ? D’abord chameau portant le lourd fardeau du devoir, l’esprit devient lion qui dit non, avant de se transformer en pure innocence de l’enfant qui n’est que oui. C’est dans la tension entre ces trois moments, ces trois pôles, que se situent toute l’existence et l’exigence de Nietzsche.

Friedrich-Wilhelm Nietzsche naît le 15 octobre au presbytère du petit village de Röcken, en Prusse. En 1849 son père Karl-Ludwig, pasteur et pianiste amateur issu d’une famille de pasteurs, meurt d’une affection cérébrale. Nietzsche grandit dans une ambiance familiale féminine, marquée par une religiosité piétiste et la pratique de la musique. Il est lui-même destiné au pastorat, et on le surnomme alors, selon sa sœur, « le petit pasteur » : « À douze ans, j’ai vu Dieu sans sa gloire », écrira-t-il en 1878, et plus tard encore, en 1885 : « Je considère que c’est pour moi un honneur que de provenir d’une famille qui a pris en tous les sens du terme son christianisme au sérieux. » À la veille de son quatorzième anniversaire, il écrit, dans une langue pleine de réminiscences psalmiques : « Dieu m’a toujours conduit d’une main sûre, comme un père son enfant… Il m’a chargé de douleurs… J’ai décidé fermement de me consacrer pour toujours à Son service… J’accepte avec joie tout ce qu’il me donne… »

La même année, il rejoint l’internat de la prestigieuse académie royale de Pforta. Il lit les romantiques, Schiller, Novalis, Byron, Hölderlin, qui le convainquent du nécessaire recours aux « vérités amères » des Anciens pour renouveler la culture allemande. Sa foi entre en crise ? En 1862, il découvre les Essais d’Emerson qui ont une immense et durable influence sur lui : « J’ai volontairement vécu la contradiction totale d’une nature religieuse », écrira-t-il vingt ans plus tard. Cette « nature religieuse » hantera jusqu’à l’athéisme de Nietzsche, que l’on a pu qualifier de « piétisme athée » ou d’ « athéisme religieux ». Malgré la perte de sa foi d’enfance, Nietzsche le « chameau » part à vingt ans étudier la théologie à l’université de Bonn, qu’il quitte dès l’année suivante, en 1865 : « Je n’ai retenu de la théologie que ce qui m’intéressait : l’aspect philologique de la critique des Évangiles et l’étude des sources du Nouveau Testament. » Il abandonne la théologie pour la philologie, suivant à l’université de Leipzig son professeur Friedrich W. Ritschl, dont l’influence sera décisive sur le philologue futur philosophe. La même année, il découvre Le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer, qui le bouleverse : c’est un choc, une révélation, une révolution philosophique.

En 1869, à 24 ans, le brillant étudiant est nommé, alors qu’il n’est même pas encore docteur, professeur de philologie à l’université de Bâle, en Suisse, où il va enseigner pendant dix ans, marquant des générations d’élèves par sa rigueur philologique et son ampleur philosophique. Il y rencontre Jacob Burckhardt, qui influence profondément sa vision de l’Antiquité et de la Renaissance. Il fréquente assidûment Wagner, rencontré l’année précédente, dans lequel il voit le génie capable de régénérer la culture allemande. Infirmier volontaire en 1870 pendant la guerre contre la France, rapatrié au bout d’une semaine pour dysenterie, il voit dans la victoire du militarisme prussien un signe de décadence de la culture allemande.

En 1872, il publie son premier livre, La Naissance de la tragédie, essai hybride, entre philologie et philosophie, source d’une violente polémique universitaire. Pour lui, la décadence commence avec Socrate et Euripide, qui ont séparé les forces dionysiaques et apolliniennes unies dans la tragédie grecque. L’art total wagnérien, prolongeant la métaphysique schopenhauerienne, doit réunir ce qui a été brisé. Wagner, qui considère ce texte comme un manifeste wagnérien, prend publiquement sa défense. En 1873, son ancien professeur, Ritschl, exprime dans une lettre à un collègue le jugement de la profession à l’égard du philologue rebelle : « Mais notre Nietzsche! – C'est vraiment un chapitre affligeant, comme vous l'exprimez vous-même dans votre lettre – en dépit de toute votre bienveillance pour l'homme remarquable qu'il est. Il est étonnant de constater comment dans cet être deux âmes cohabitent. D'une part, la méthode la plus rigoureuse dans la recherche scientifique et académique ... d'autre part, cet engouement wagnéro-schopenhauerien pour les mystères de la religion esthétique, cette exaltation délirante, ces excès d'un génie transcendant jusqu'à l'incompréhensible ! »

La même année, Nietzsche réplique et aggrave son cas avec la première des Considérations actuelles sur David Strauss dans laquelle il attaque « les philistins de la culture ». Pour lui, le philosophe inactuel, intempestif, « doit être la mauvaise conscience de son temps – c’est pourquoi il lui faut connaître son temps. » « Il est nécessaire de choquer, ajoute-t-il. J’ai déjà désappris toute précaution quand il y va de l’essentiel. » Dans les trois suivantes, publiés entre 1874 et 1876, il dénonce le culte de l’histoire qui détourne de la vie, fait l’éloge de Schopenhauer éducateur opposé aux « ruminants universitaires » et de l’art total de Wagner – dont il commence pourtant à s’éloigner. En 1878, Humain trop humain, qui se veut une « école du soupçon », officialise le rejet de Schopenhauer et la rupture avec Wagner et les wagnériens – dont il ne supporte pas le nationalisme et l’antisémitisme. Nietzsche devient « lion », s’émancipe de ses maîtres et rejette toute métaphysique, oppose les « esprits libres » aux « idées modernes » : égalité, progrès, science...

Malade depuis plusieurs années, Nietzsche obtient en 1879 un congé définitif avec une pension de l’université de Bâle, et commence une vie d’écrivain errant qu’il mènera dix ans durant, avec un attrait permanent pour l’Italie et la Côte d’Azur. La même année, Nietzsche publie Opinions et sentences mêlées et Le Voyageur et son ombre qui complètent Humain trop humain. Il séjourne à Venise, Gênes, Sils-Maria… En 1881, il publie Aurore, où il s’attaque pour la première fois ouvertement au christianisme, offensive qui ira croissante dans ce qu’il voit comme un « platonisme pour le peuple », un dualisme à usage des masses ayant séparé l’esprit de la vie, la source de l’idéalisme retournant l’idéal contre le réel et débouchant sur le nihilisme – la haine de la vie. L’année suivante, Le Gai Savoir veut en finir avec la métaphysique et la science, ces « ombres de Dieu ». De 1883 à 1885, c’est l’écriture et la publication progressive d’Ainsi parlait Zarathoustra, long poème philosophique de style prophétique qu’il voit comme la nouvelle Bible de l’humanité à venir, où il tresse ses motifs du « surhomme » et de l’ « Éternel Retour » : « Il est possible que pour la première fois une pensée me soit venue, qui coupe en deux l’histoire de l’humanité. »

Puis, suivent Par-delà bien et mal (1886) qui remplace la question de la connaissance et de la vérité par celle de l’évaluation, de la valeur des valeur, La Généalogie de la morale (1887) qui s’en prend à « l’idéal ascétique » dans la religion et la métaphysique.

1888 est le feu d’artifice final de celui qui déclare : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. » Il réside à Turin et publie Le Cas Wagner, rédige Le Crépuscule des idoles (1889), Nietzsche contre Wagner (1889), L’Antéchrist (1894, Ecce Homo (1908)… La charge contre le christianisme s’intensifie, Nietzsche promeut « Dionysos contre le Crucifié ». Le jour de l’an 1889 un petit tremblement de terre est ressenti à Turin. Dans les jours qui suivent, Nietzsche écrit ce qui sera appelé les « billets de la folie », lettres signées « Dionysos » ou « Le Crucifié ». Dans l‘une d’elle il écrit : « J’ai aussi été pendu à la croix. » Hurlant, dansant, chantant dans la pension où il loge, Nietzsche est diagnostiqué dément. Le 8 janvier, son ami Franz Overbeck, venu précipitamment, le ramène à Bâle où il est interné. À partir de 1890, Nietzsche est pris en charge par sa mère puis sa sœur, et tombe dans un mutisme croissant. Sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935), veuve d’un wagnérien antisémite parti un temps fonder une communauté aryenne, Germania, au Paraguay, elle-même admiratrice d’Hitler et de Mussolini, créera le Nietzsche-Archiv et publiera à partir de fragments inédits une version contestée d’un projet de livre avorté de Nietzsche, La Volonté de puissance (1901)

L’innocence finale dans laquelle Nietzsche « l’enfant », retombé en enfance au sens strict – l’infans étant celui qui ne parle pas – sombrera, par-delà bien et mal, sera celle de la folie et de la paralysie progressive, jusqu’à sa mort le 25 août 1900. Nietzsche a vécu. Le nietzschéisme est né. Sa pensée ne cessera plus d’être publiée, traduite, diffusée, reprise, pillée, détournée. Parfois pour le meilleur – et souvent pour le pire.

Falk van Gaver

Source : La Nef N. 276 Décembre 2015

On rouvre !

Et bonne année !

Joyeux Noël !

Le seul espoir concret des peuples

La lutte des petites communautés naissantes pour l'autogestion régionale en dépit de l'Etat-Nation niveleur, fauteur de dépression civique, paraissait hier encore sans espoir. Elle va devenir le seul espoir concret des peuples que la Crise générale n'aura pas jetés dans des régimes de pénitence totalitaire - ou qui refuseront d'y subir plus lontemps la sécurité des troupeaux. Je dis bien qu'il s'agit de lutter et de créer en dépit de l'Etat-Nation, non contre lui : car son effondrement ne pourrait aujourd'hui qu'écraser beaucoup de monde, faute de structures d'accueil extérieures au système. Il s'agit sans doute d'initier autre chose, de semer, de planter, de nouer des liens vivants ; d'élaborer tout en l'anticipant en nous d'abord, un modèle neuf de société fondé sur de nouvelles unités de base et sur de nouveaux types de liens communautaires. Initier, inventer sans délai, sans attendre les échéances que les Etats et leurs experts tentent désespérément de reporter... L'Etat-Nation se survit lourdement, par les effets de l'inertie bien plus que par les menées illégales de ses polices parallèles et de ses "plombiers", - menées qu'on voit dèjà se retourner contre lui. Sa seule défense est dans l'actuel défaut d'une formule de remplacement, d'une alternative déclarée.

Denis de Rougemont, L'Avenir est notre affaire, 1977.

Le retour d'Alain Jugnon

Confession générale

"Je vais me raconter un peu, pour mieux faire comprendre mon parcours, non à titre de curiosité, mais à titre de provenance et d'héritage.

Il y a d'abord eu la synthèse Immédiatement, de Bernanos à Debord, de Proudhon à Weil, etc., tendant toujours davantage vers une certaine forme d'anarchisme insurrectionnel et de communisme populaire.

Ensuite, tout en participant aux émeutes antimondialistes du début du millénaire au sein des Black Blocs (Gênes, etc.), redécouverte du christianisme notamment par l'Orient et les Pères via Lubac notamment et conversion intellectuelle à un christianisme cosmique, écologique, vitaliste, résurrectionnel, "païen" en quelque sorte, et aussi critique, subversif, dissident, révolutionnaire, "anarchiste" voire communiste d'une certaine façon. Bref, un christianisme idéalisé à mon goût tout en restant très réservé sur de nombreux aspects réels des chrétientés historiques et sociologiques et des Eglises institutionnelles. Un christianisme très orthodoxisant ou orientalisant, que j'ai côtoyé cinq ans en Grèce dans ma petite enfance et deux ans en famille en Palestine. (Je comprends d'ailleurs la connivence des "païens" et des (néo) orthodoxes tant le christianisme oriental est resté le plus sacral, le plus cosmique, le plus bigarré et "bordélique", le plus païen en quelque sorte.) Un christianisme inclusif, culturaliste voire relativiste, tant j'ai toujours déploré la disparition de la bigarrure culturelle/religieuse du monde, côtoyée notamment quelques années éparses entre l'Asie centrale, l'Inde, l'Himalaya, la Chine, les régions tibétaines et tibéto-birmanes, le Cambodge, et aujourd'hui la Polynésie (qui confirme mon anticolonialisme et anti-"évangélisme" instinctifs). J'apprécie notamment le bouddhisme (mais guère l'islam fréquenté de près et même quasi pratiqué pendant quelques mois en observation participante lors d'une enquête de terrain d'anthropologie religieuse en immersion totale dans des fêtes et pèlerinages du Sud-Maroc) et surtout le bouddhisme tibétain, j'ai aussi assisté à une grande cérémonie bönpo, etc. Je suis donc très critique à l'égard de l'Eglise catholique, même s'il s'agit jusqu'ici d'une critique interne.

Depuis peu, mon évolution s'est accélérée, même si ce n'est pas officialisé : je suis devenu agnostique si ce n'est athée (voir plus bas ma "déclaration d'athéisme"). Mais je ne suis pas allergique au christianisme comme Onfray ou de Benoist. Je trouverais cela contradictoire avec une position "antimoderne" (même si la modernité est quasi tout entière sortie de la chrétienté, au double sens de sortir : être issu de et quitter), "traditionaliste" ou "traditioniste", "identitaire", "romaine" (au sens de Rémi Brague dans La voie romaine, de la romanité comme piété, transmission d'un héritage autre), etc. : l'identité européenne est fondamentalement chrétienne au moins autant que païenne (et notamment romaine), et la dépaganisation finale de l'Europe a accompagné sa déchristianisation et sa modernisation (disparition du "christianisme cosmique" paysan d'Eliade avec la disparition de la paysannerie). De plus, je me méfie de tout essentialisme exagéré concernant les religions et leur influence : les chrétientés médiévales ("chrétienté sacrale" selon Maritain) étaient des sociétés pagano-chrétiennes ou christiano-païennes et toute leur vitalité et leur génie tenait notamment dans cette tension.(Voir plus bas "Mauvais sang" du si bien nommé Arthur Rimbaud) Quand je retrouve des récits sur mes supposés ancêtres flamands, croisés, etc., la lignée des Rasse de Gavre, etc., je me sens pleinement héritier de ce génie européen médiéval pagano-chrétien, de cette vitalité !

La ligne de fond de tout ça ? J'ai toujours été écologiste (plus tard j'ajouterai radical/intégral) depuis l'âge de raison. C'est d'ailleurs une des raisons de mon scepticisme à l'égard des interprétations natalistes et familialistes majoritaires des christianismes institutionnels, alors qu'il me semble justement que Jésus est en rupture radicale avec ça.

Quoi qu'il en soit, le christianisme (catholique notamment en France) est aussi notre héritage, notre culture, notre code génétique, et la Bible fait partie intégrante de nos mythologies fondatrices. J'ai toujours été passionné par les contes et légendes, les mythologies, etc., et je ne vois pas pourquoi j'écarterai la mythologie biblique de nos mythologies fondatrices - ce qui me paraîtrait en contradiction fondamentale avec tout réalisme identitaire. La Bible est notre grand code culturel, il faut le connaître, l'étudier, je l'ai lue et annotée entièrement en Palestine, c'est une lecture et étude fondamentale. Et la Bible est beaucoup plus païenne qu'on ne le dit.

Peut-être proposerai-je un jour un texte à ce sujet, du christianisme comme (ultime) paganisme... (En tout cas, pour nous autres Européens, qui ne deviendront pas hindous ni papous...)

Quoi qu'il en soit, le christianisme est aussi (co)fondateur de certaines valeurs fondamentales que je fais miennes - notamment un certain personnalisme, un certain individualisme même (au sens d'Ellul et Charbonneau), un certain égalitarisme, un certain communisme, etc.

Sinon, je suis aussi de plus en plus communiste tendance communarde, conseilliste, autonomiste, marxiste-hétérodoxe, j'assume sans complexe ni contradictions un héritage de plus en plus large. Ce qui est certain, c'est que je ne me sens pas du tout d'"extrême-droite", et que je me sens totalement libre vis-à-vis de tout et de tous.

Ecologie et autonomie, voilà les maîtres mots qui portent tout le reste : liberté, égalité, solidarité, identité, communes, régions, peuples, cultures, religions, etc.

Le monde idéal ? Une humanité très variée, libre et point trop nombreuse, vivant de manière autonome dans des paysages paysans inscrits dans une vaste nature sauvage...

Nous en sommes très, très loin.

J'arrête là cette apologia pro vita sua, craignant de fatiguer avec ce déballage narcissique."

Anarchisme chrétien : l'entretien intégral

Falk Van Gaver : « L’anarchisme chrétien, c’est l’esprit de l’Évangile qui bouscule les sociétés »

Ci-dessous, version intégrale de l'entretien paru sur Philitt ce lundi 14 septembre 2015 :

1. Falk van Gaver, entre essais de théologie politiques, récits de voyage, contribution à des recueils, réalisation de longs métrages, vous avez été directeur de publication de la revue littéraire Immédiatement. Pouvez-vous nous parler de votre aventure au sein de cette revue ?

Avec plusieurs militants très jeunes en rupture de ban avec diverses branches du royalisme, ayant en commun un héritage marqué par les royalistes de gauche, les résistants, les dissidents, les non-conformistes, le Cercle Proudhon, le Lys Rouge, la NAF/NAR, etc., nous avons fondé la revue Immédiatement en 1996. J'avais dix-sept ans, j'étais le plus jeune de la bande. C'était une revue antitotalitaire, nos maîtres étaient les deux Georges, Bernanos et Orwell. Mais aussi Guy Debord, Simone Weil, etc. Très vite, de souverainiste et antimoderne, notre position, et notamment celle des plus jeunes de l'équipe, a évolué vers l'anticapitalisme radical, la critique sociale, l'anti-industrialisme, le luddisme, le populisme (au sens du XIXème siècle, de Lasch et de Michéa), l'écologisme intégral et une forme d'anarcho-autonomisme qui nous a fait participer entre autres aux actions violentes des Black Blocs. La même année, 2001, scission entre la branche aînée de l'équipe emmenée par Sébastien Lapaque, de tendance souverainiste, nationale-républicaine, chevènementiste, gaulliste de gauche, et la branche jeune, celle des "radicaux" de tendance anarcho-révolutionnaire, soudée autour de Luc Richard, directeur de la revue depuis le début. L'an suivant, Luc part vivre en Chine et le soviet rédactionnel m'élit directeur de publication, à l'unanimité et en mon absence, car j'accompagnais quelques mois un ami étudiant en anthropologie sur un terrain au Sud-Maroc… Radicalisation et expansion de nos positions orwello-bernanosiennes dans le sens d'un populisme radical et redécouverte aussi du christianisme comme continent immergé et force révolutionnaire - Ellul, Illich, etc. Fin définitive de la revue, après 24 numéros, en 2005 avec un livre collectif de coming out : Vivre et penser comme des chrétiens.

2. Vous avez co-écrit, avec Jacques de Guillebon, une histoire de l'anarchisme chrétien : Anarchrist (2015). Comment concilier la formule de Blanqui « Ni Dieu ni maître » avec la tradition chrétienne qui, au mieux, invite à ne servir qu'un seul maître, Dieu (Matthieu, 6,24) ?

Il suffit de mettre la formule de Blanqui au pluriel : "Ni dieux, ni maîtres." Ou encore de la formuler comme suit : "Un seul Dieu, (donc) pas de maîtres." C'est saint Pierre encore qui y répond le mieux avec sa réplique au Sanhédrin dans les Actes des Apôtres : "Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes." Il y a encore la belle réplique de saint Justin de Naplouse, premier philosophe chrétien, et martyr, répondant à l'accusation d'athéisme et d'impiété : "Nous sommes les athées de tous les faux dieux." L'idée d'un Dieu unique et bienveillant envers toutes les créatures (qu'il existe ou non) et d'un Homme-Dieu, fils de Dieu et frère de tous les hommes également fils de Dieu, est une subversion de toutes les castes et hiérarchies, une véritable révolution égalitaire : "Désormais, il n'y a plus ni juif ni grec, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre, car tous vous ne faites qu'un dans le Christ." Chacun est divinisé dans le Christ, c'est l'affirmation radicale de l'égale dignité de tous qui doit se traduire dans une digne égalité. C'est à partir de là que la révolution est en marche dans l'histoire.

3. Dans votre ouvrage, vous dressez le portrait de personnages dont le point commun est d'être des « non-conformistes » (Proudhon, Kropotkine, Péguy, Bernanos, Thoreau, Debord, etc.). A l'issue de ce travail d'érudition, pourriez-vous nous donner une définition doctrinale de l'anarchisme chrétien ?

Il n’y a pas de définition doctrinale de l’anarchisme chrétien, si ce n’est celle des évangiles : « Le vent souffle et tu entends sa voix et tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de l’homme qu’anime l’esprit. » L’anarchisme chrétien, c’est l’esprit de l’Evangile qui bouscule les sociétés, c’est, génération après génération, et toujours à recommencer, la remise en cause évangélique, radicale, de toutes les inégalités, de toutes les injustices, de toutes les oppressions, de toutes les tiédeurs, de tous les conforts, de toutes les bourgeoisies de tous les temps, au nom de la liberté, de l’égalité et de la dignité non négociables de chaque être humain – et de chaque être vivant. L’anarchisme – a fortiori chrétien – est nécessairement un personnalisme, c’est pour cela que notre livre ne peut pas être une somme idéologique, une synthèse doctrinale, mais un parcours, une promenade, une cavalcade en compagnie de personnes, de personnalités très incarnées, celles que vous citez entre autres. L’anarchie n’est pas un système, c’est l’antisystème.

4. Si l'on considère le lien indissoluble qui existe entre le christianisme et l’Église, ne doit-on pas en déduire qu'il y a une incompatibilité entre anarchisme et christianisme en ce sens que l’Église est une institution avec sa hiérarchie, ses commandements, son système juridique ?

Pour le monarchiste Charles Maurras, l’Eglise catholique, Rome, a su étouffer le « venin juif » des Evangiles : subversif, égalitaire, révolutionnaire… Quand il dit : « Il y a dans l’Evangile de quoi former un almanach du bon démagogue anarchiste », c’est presque une définition de l’anarchisme chrétien, de notre « anarchrisme » qu’il donne ! Dans La subversion du christianisme, l’anarchiste et écologiste protestant Jacques Ellul partage presque la même analyse que l’agnostique romain Maurras : pour lui, Rome a étouffé le christianisme originel. Sauf qu’à « l’Église de l’ordre » de Maurras, il préfère l’Evangile de la liberté !

Ecclesia semper reformanda – l’Eglise doit sans cesse se laisser révolutionner par l’Esprit (et la lettre !) de l’Evangile pour ne pas tomber dans la mondanité. Tout son aspect institutionnel, hiérarchique, commanditaire, juridique, etc., humain, trop humain, est sans doute inévitable, mais ne doit jamais prendre le pas sur sa seule raison d’être : être le corps du Christ. À cette ecclésiologie de communion – et il n’en est pas d’autre – correspond une théologie de communion, une sociologie de communion, une économie de communion, une écologie de communion – le christianisme est communioniste – en un certain sens, communiste (cf. le communisme chrétien primitif dans les Actes des Apôtres). L’Evangile, c’est la libération, là où est l’Evangile, là est l’Esprit, là est l’Eglise, là est la liberté. Comme dit saint Augustin des frontières réelles de l’Eglise, beaucoup paraissent en être qui n’en sont pas, tandis que d’autres ne paraissent pas en être qui en sont. Il est souvent arrivé que l’Eglise-institution (la part humaine, « pécheresse », faillible de l’institution ecclésiale) ait persécuté (au sens faible ou fort) le Christ lui-même, à travers des mouvements authentiquement évangéliques comme les principaux courants de la théologie de la libération.

« L’anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir », disait Proudhon – quelle meilleure définition idéale de l’Eglise ? L’Evangile, c’est l’ordre sans le pouvoir, sans la domination : l’amour, la charité.

5. Pouvez-nous parler du courant « personnaliste », fondé par Emmanuel Mounier, et au sein du quel on retrouvera une figure aussi majeure que celle de Jacques Ellul ? Quels liens peut-on établir entre personnalisme et anarchisme ?

De grands personnalistes, souvent oubliés comme tels, qui ont notamment participé aux premières années d’Esprit, sont Jacques Ellul et son ami Bernard Charbonneau – que l’on peut également qualifier d’écologistes et d’anarchistes chrétiens. Le premier Mounier a écrit de très belles pages sur les liens entre anarchisme, communisme et personnalisme. On pourrait qualifier l’anarchisme de communisme personnaliste ou individualiste – Charbonneau se revendiquait non seulement personnaliste mais individualiste, évidemment en un sens non-libéral et même antilibéral – l’individu est le noyau insécable, l’indivis, l’indivisé, celui qu’on ne peut diviser – entre public et privé par exemple, action et conviction, etc. Ce qui est diabolique, au contraire, diabolos, c’est tout ce qui divise l’individu – entre corps et esprit par exemple, menant à la technicisation et la marchandisation des corps, notamment dans la reproduction humaine. Parce qu’il met la personne et non la société en premier, au centre et au sommet, un personnalisme authentique a forcément des tendances et des accointances anarchistes.

6. Vous avez contribué au Dossier H sur Ernst Jünger (1999). Pouvez-vous nous parler de ce « révolutionnaire conservateur » et plus particulièrement de la figure de l'Anarque dont Jünger disait : « L'anarque est à l'anarchiste ce que le monarque est au monarchiste » ?

L'anarchiste, c'est celui qui tend à la liberté, l'anarque, celui qui l'a réalisée. Mais pour devenir anarque, il faut être anarchiste. De même que pour devenir ou rester monarque, il faut être de fait monarchiste… L'anarque, c'est le monarque de lui-même. L'anarchisme, c'est une forme de monarchisme pour tous : chacun est roi, chacun est appelé à devenir roi. C'est ce qu'affirme le baptême de chaque chrétien, qui est également prêtre, prophète et roi. Mais la grande figure jüngerienne est pour moi celle du rebelle, du waldgänger dans l'original, le coureur des bois, celui qui va dans les bois, celui qui a recours aux forêts - c'est lui, et non l'anarque d'Eumeswill qui ne conserve sous la tyrannie "que" sa liberté intérieure, qui fait trembler les potentats : parce que sa liberté intérieure se traduit en action, ne serait-ce que celle de la désertion, de l'écart, de la fuite dans les bois, de la rébellion… Nous devons devenir comme ces « Indiens blancs » du Canada français qui fuyaient la civilisation moderne, déjà moderne…




7. Pouvez-nous nous expliquer ce mot de Maurras : « La monarchie, c'est l'anarchie plus un » ?

Je n'en connais pas la source, je crois que c'est un apocryphe, un hadith non vérifié en quelque sorte, mais il résume pour moi ce qu'a été notre royalisme adolescent, avant Immédiatement. C'est exactement en ce sens que j'ai été royaliste de quatorze à seize ans - nous étions, avec quelques amis, régionalistes, autonomistes, fédéralistes (pour une monarchie fédérative des républiques françaises, des démocraties locales), provençalistes, nous nous disions "anarchistes blancs" (pour le drapeau), "royalistes révolutionnaires" pour "l'anarchie couronnée" (j'écrivais tout ça dans un éditorial de notre fanzine La Lanterne à quinze ans), anarcho-royalistes et royalistes démocrates - nous étions d'ailleurs très proudhoniens - bref nous nous inscrivions dans la lignée d'un certain royalisme à la fois minoritaire mais populaire de gauche voire d'extrême-gauche, de la chouannerie, du légitimisme populaire et démocratique de la Montagne blanche, de l'anarcho-royalisme syndicaliste révolutionnaire du Cercle Proudhon, du socialisme monarchique du Lys Rouge, du royalisme de gauche de la NAF devenue NAR, et bien sûr des "non-conformistes des années trente" (personnalistes, fédéralistes, etc.). Pour ceux d'entre nous qui venaient de milieux familiaux de droite ou d'extrême-droite, ce royalisme a été également un sas de sortie - nous lisions et citions déjà Debord, etc. dès nos premières armes royalistes, et faisions de l'agit-prop souvent ludique dans la plus pure tradition situ et gauchiste.

Maurras résume son idée dans la brochure Dictateur et roi par la formule : "l'autorité en haut, les libertés en bas" - le roi en haut, les républiques en bas - c'est-à-dire l'auto-organisation autonome de la société, à commencer au niveau local, sous le pouvoir régalien et légitime du roi : sa monarchie fédérative est un État minimal, une anarchie couronnée, une anarchie plus le roi. Nous en avons retenu l'aspect anarchiste, autonomiste et autogestionnaire, et la nécessité de limiter au maximum l’État faute de pouvoir l'abolir. Maurras aura été nolens volens notre initiateur au proudhonisme. En ce sens, notre royalisme juvénile a été une étape vers notre anarchisme.




8. Une scène du film Cosmopolis de David Cronenberg, adapté d'un roman de Don DeLillo, évoque le lien entre anarchisme et capitalisme. Si le premier est un antidote au second, et même au libéralisme, comment expliquer que certains économistes, tels Murray Rothbard ou David Friedman, aient théorisé l'anarcho-capitalisme ?

Un mien ami, « philosophe juif de nom arabe et de confession catholique » bien connu, me disait il y a quelques années, à l’occasion de la parution de la première version de L’Anarchisme chrétien, avec son habituel sourire en coin, que, finalement, le véritable anarchiste, ce serait en réalité l’ultralibéral, le capitaliste immoral, sans foi ni loi. Bref, le véritable anarchiste serait le « libéral-libertaire ». Ce qui peut être vrai dans le monde des pirouettes conceptuelles et des paradoxes faciles dont sont familiers les intellectuels à la mode, mais qui ne l’est pas et ne l’a pas été dans la réalité historique – les capitalistes ayant été et étant au moins aussi farouchement anti-anarchistes que les anarchistes ont été et sont anticapitalistes – malgré les sophismes contemporains des libertariens et des anarcho-capitalistes, croqués dès 1922 sous les traits du Banquier anarchiste de Fernando Pessoa.

Cela dit, cette amusette revêt quelque vérité généalogique : l’anarchisme est issu, avec le communisme, des Lumières radicales, qui sont à la fois une remise en cause de l’Ancien Régime et des Lumières bourgeoises, libérales, modérées. Il hérite, en France, des sans-culottes, des Enragés, de Babeuf… En quelque sorte, l’anarchisme est un libéralisme radical, un libéralisme ultra (qui n’a cependant rien à voir avec ce qu’on appelle l’ultralibéralisme) : un libéralisme politique radical, mais populaire, égalitaire, donc antiparlementaire, antiétatique ; un libéralisme économique, mais populaire, égalitaire, donc anticapitaliste… Un libéralisme non seulement populaire, mais un libéralisme égalitaire, ce que veut signifier le néologisme « libertaire », forgé, comme synonyme positif et constructif du négatif et destructif « anarchiste », sur une sorte de contraction de « libéral égalitaire » - sa terminaison visant bien à signifier la dimension égalitaire intrinsèque à l’anarchisme – sa défense de l’égalité non moins que de la liberté. C’est en ce sens que Joseph Déjacques créa le terme en 1857 dans une lettre ouverte à Pierre-Joseph Proudhon – qu’il accuse d’être « anarchiste juste-milieu, libéral et non libertaire » - mot qu’il reprend dès 1858 comme titre de son journal Le Libertaire. D’autres synonymes de l’anarchisme, chacun avec ses nuances, sont d’ailleurs le « socialisme libertaire » (Michel Bakounine) et le « communisme libertaire » (Pierre Kropotkine). Bref, intrinsèquement anti-autoritaire, l’anarchisme est une doctrine sociale radicalement égalitaire – et antilibérale. Voilà qui empêche toute annexion libérale, libertarienne ou capitaliste de la tradition anarchiste – même si ses théoriciens, comme Pierre-Joseph Proudhon, ont été d’attentifs lecteurs des grands auteurs de l’économie politique dite depuis « classique » : Adam Smith, Frédéric Bastiat - de même que l’ont été les théoriciens du communisme, comme Karl Marx et Friedrich Engels…




9. Le sociologue Jean-Claude Michéa, qui opère une critique radicale de la gauche libérale-libertaire, a popularisé le concept d'« anarchiste tory » en s'appuyant sur la figure de George Orwell. Pouvez-nous nous en dire un mot ?

George Orwell était un socialiste révolutionnaire et libertaire radicalement opposé au socialisme (ou au communisme) autoritaire et totalitaire, dans sa vie comme dans son œuvre. Pourtant, pour lui, la révolution socialiste anglaise à venir pourrait se payer en quelque sorte le luxe de garder des institutions traditionnelles comme les cabines téléphoniques rouges et les impériales, les pubs, les perruques des juges et même la royauté. Comme d’autres socialistes libertaires et révolutionnaires qui ont inspiré notre livre – Charles Péguy, Simone Weil, ou encore Albert Camus, sans même parler des quarante-huitards et des communards – il ne voyait pas d’opposition nécessaire entre révolution socialiste égalitaire et conservation de l’identité, de la culture, enracinement, patriotisme… On oublie que les grands anarchistes comme Kropotkine et Bakounine étaient patriotes et « nationalistes-libertaires » : les mouvements de libération nationale, les révoltes des nationalités opprimées faisaient partie intégrante de la pratique anarchiste. Tout anarchiste est en un sens révolutionnaire et en un autre sens conservateur, « tory » - notamment face à la révolution capitaliste permanente de tous les modes de vie. Comme le philosophe écologiste Günther Anders le déclarait il y a bientôt quarante ans : « Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait. »1 Nous sommes les révolutionnaires conservateurs de la dignité de la vie humaine et non humaine face aux conservateurs du capitalisme révolutionnaire destructeur de la dignité de la vie et de la vie tout court.




10. Vous avez consacré un chapitre à la question de l'écologie intégrale. L'encyclique du pape François Laudato si' est un plaidoyer en faveur d'une écologie intégrale. En dehors de l'anarcho-primitivisme, y a-t-il selon vous une dimension anarcho-chrétienne dans la question écologique ?

Je suis très heureux que le terme et concept d’ « écologie intégrale », que j’ai introduit dans les milieux chrétiens il y a une dizaine d’années, ait été progressivement repris par les écologistes chrétiens et même par le pape, puisque c’est même le titre de l’un des chapitres de son encyclique, où il la définit en des termes quasi similaires aux miens. Je ne dis pas qu’il y a eu influence directe, même si peut-être imprégnation indirecte par tâche d’huile, mais que c’est dans l’air du temps, et qu’il fallait un terme plus fédérateur et plus « intégral » que la seule écologie humaine pour parler d’une écologie plénière qui s’adresse à tous les hommes.

Ecologisme, anarchisme et personnalisme sont forcément convergents : tout trois prônent l’autonomie locale maximale : économique, énergétique, écologique, sociale et politique – toutes ces dimensions sont intrinsèquement liées. Tous trois sont anti-industriels, antitotalitaires, anticapitalistes, ati-mondialistes, anti-libéraux, anti-autoritaires, anti-impérialistes, anti-bureaucratiques, anti-étatistes, anti-parlementaires… Tous trois sont localistes, autonomistes, autogestionnaires, socialistes, libertaires, à la fois individualistes et communautaires, régionalistes, démocrates directs et radicaux, etc. Leur idéal est le même : celui de sociétés autonomes et soutenables, libres, justes, décentes et égalitaires. Et cet idéal est remarquablement convergent avec les idées sociales évangéliques et même la doctrine sociale de l’Eglise catholique dans ses dimensions les plus évangéliques – celles que mettent en avant par exemple la théologie de la libération et le pape François.




11. Comment expliquez-vous que communément, pour parler d'écologie, l'on fasse davantage référence aux spiritualités orientales qu'à l’Évangile, voire à un certain paganisme (Alain de Benoist) ?

Je ne sais pas si on parle plus de spiritualité orientale ou de paganisme en matière d’écologie, mais il me semble que ces deux références restent très marginales – alors que l’héritage civilisationnel chrétien, y compris ce qu’il a intégré d’héritage païen, reste pour nous le sol fertile sur lequel faire pousser une authentique écologie, radicale et intégrale – que l’on soit croyant ou non, peu importe, il s’agit de culture plus que de religion. Il y a deux raisons à l’absence visible des chrétiens en tant que chrétiens sur la question de l’écologie : d’une part, la déchristianisation de nos sociétés ; d’autre part, le double héritage libéral-conservateur capitaliste des cathos de droite, et progressiste développementaliste des chrétiens de gauche – tous modernistes et modernisateurs en matière économique, technologique, industrielle – ainsi la calamiteuse révolution verte concoctée par les cadres issus de la JAC… Deux énormes freins institutionnels, culturels, mentaux, dont le premier est loin d’avoir disparu, même si la sortie de la revue d’écologie intégrale Limite permet quelques espérances… Pour l’écologiste radical devenu chrétien que je suis, voir des chrétiens devenir écologistes est une grande joie !

Chaque aire civilisationnelle et tradition culturelle doit puiser en elle les ressources pour sa conversion écologique – il peut y avoir des écologies chrétiennes, païennes, bouddhiques, hindoues, confucéennes, taoïstes, athées, etc.

12. Toujours avec Jacques de Guillebon, vous avez co-écrit en 2008 un ouvrage abordant les fondements de l'amour : Le nouvel ordre amoureux. Comment expliquer que l’Église catholique ait toujours été un peu mal à l'aise avec la question de la sexualité ? Que pensez-vous de la loi dite du « mariage pour tous » ?

Pour les quarante ans de Mai 68, nous avions décidé de prendre le taureau par les cornes et de parler de sexe, ouvertement, crûment – ce livre a été peu reçu, même chez les catholiques, sans doute trop cru, justement… Le malaise de l’Eglise avec le sexe est issu d’un héritage janséniste, bourgeois, etc., même s’il y a du changement avec la théologie du corps, etc. Pour moi, l’Eglise devrait se contenter de donner des orientations générales positives sur la sexualité, en rappeler l’humanité, le respect, la responsabilité, la beauté, mais ne pas trop se mêler de ce qui se passe dans les détails des alcôves et les chambres à coucher – et rompre avec un lourd passif de culpabilité. Pour moi, l’avortement massif est entre autres un effet pervers de cette culpabilisation chrétienne sécularisée : dans certaines conditions, d’ailleurs encore plus nombreuses que jadis, tomber enceinte est un échec et une honte, le fruit du péché, un péché social, voire économique, en quelque sorte – qu’on puisse considérer un enfant comme le fruit du péché ou l’enfant de la honte est un mystère et un scandale pour moi. L’Eglise devrait faire son mea culpa plutôt que d’accuser seulement la mentalité moderne. Par ailleurs, j’ai un peu de mal à croire qu’un prêtre, célibataire consacré, puisse vraiment être un conseiller et confident judicieux, il fait face à d’autres problèmes que ceux qui ont une vie sexuelle active (celui de la continence justement) : à ce titre, comme à de nombreux autres, je préfère l’Orient chrétien où les hommes mariés peuvent être ordonnées prêtres et où ces derniers s’occupent davantage de liturgie et de prière que de morale…

Je suis opposé au « mariage pour tous » pour des raisons avant tout écologiques : par logique, d’abord, le mariage est l’union entre personnes de sexes opposés. Je ne suis pas opposé à ce que les couples de même sexe disposent d’une union civile ad hoc, mais qui ne construise pas la fiction d’une filiation aberrante et contre-nature : un enfant peut être élevé par un couple homosexuel, j’en ai connus de ma génération, mais de là à dire qu’il a deux papas ou deux mamans, on tombe dans les slogans de la novlangue : « L’esclavage, c’est la liberté », etc. Je suis comme écologiste opposé au « mariage pour tous » également à cause de ses conséquences forcées liées à la filiation fictionnée : FIV, PMA, GPA, clonage, utérus artificiel – artificialisation, technicisation, marchandisation et industrialisation de la reproduction humaine. Assimiler la stérilité choisie des couples homosexuels à une stérilité subie est un pur scandale ! Si les homos veulent des enfants, ils n’ont qu’à prendre la peine d’en faire, comme tout le monde ! J’aimais beaucoup le slogan trouvé par Frigide pour la Manif pour tous : « On veut du sexe, pas du genre. » Ouais, on veut du sexe, nature, bio ! Il y a un gros tabou sur le sexe dans notre société, dans une dictature de la moraline tolérante sur fond de pornographisation (cf. Byung-Chul Han) qui est une négation du sexe réel, sa déréalisation, sa spectacularisation (cf. Debord, La société du spectacle, thèse 1 : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »)

Mais j’étais plutôt sur une position du « mariage pour personne » : plutôt que le « mariage pour tous » avec ses parodies de filiations médicalement assistées, il valait mieux laisser le mariage aux religions, abolir le mariage civil, le remplacer par une union civile ouverte à tous, et n’admettre que les filiations naturelles et en aucun cas les homoparentalités fictionnelles : que, de fait, des couples homosexuels élèvent des enfants n’a rien à faire avec la fiction contre-nature de « deux papas » ou « deux mamans » - d’autant plus que l’autre parent biologique, géniteur ou génitrice nécessaire est complètement gommé dans l‘histoire – c’est du négationnisme anti-écologique qui va aboutir à la fabrication en série des enfants !




13. Quel regard portez-vous sur la présence de l'islam en France et de la relation tendue qu'entretient cette religion avec la laïcité républicaine ?

Je suis devenu un chrétien agnostique (si ce n’est athée) de tendance anticléricale tout autant qu’antijacobine, alors j’ai une vision critique à la fois de l’islam notamment dans ses évolutions récentes – ce néo-islam moderne mondialisé en baskets blanches de tendance islamiste, sunnite, fondamentaliste, salafiste, wahhabite et jihadiste – tout comme du laïcisme incohérent, à la fois faible et intolérant, qui anime nos gouvernants. Il faut avoir le courage de notre propre identité, de notre propre héritage, gréco-romain, judéo-chrétien, humaniste, moderne, etc., et encore il vaudrait mieux mettre tout cela au pluriel : avoir le courage de nos propres identités, de nos propres héritages, gréco-romains, judéo-chrétiens, humanistes, modernes, et aussi bien nationaux, régionaux, locaux, etc., et le courage d’admettre l’altérité, les altérités. Pour moi, l’universalisme républicain, le capitalisme mondialisé et l’islamisme mondial ont de profondes connivences dans la destruction de toutes les identités, traditions, cultures, etc. Leur choc apparent est celui des incultures, des déculturations. Ce sont toutes ces dernières, identités, traditions, cultures, etc., qu’il faut soutenir et protéger, la diversité culturelle tout autant que la biodiversité, partout où elles sont menacées – que ce soit par le jacobinisme destructeur de nos langues et indépendances régionales, par la coca-colonisation du monde ou par le jihadisme décivilisateur – cf. Bamyan ou Palmyre. Et il faut soutenir la diversité dans l’islam, soutenir toutes les minorités culturelles, ethniques et religieuses, qu’elles soient musulmanes ou non, dans le monde musulman menacé par l’homogénéisation néo-sunnite alimentée par les pétro-dollars de la péninsule arabique : chrétiens, juifs, chi’ites, alaouites, soufis, yézidis, druzes, sunnites non salafistes/wahhabites, etc., sans oublier les anarchistes kurdes du Rojava !

Il faut lutter contre l’homogénéisation du monde, qu’elle soit nationale, religieuse, culturelle, économique, idéologique, politique, linguistique… Nous voulons un monde bariolé, hétérogène, multipolaire, multiculturel… Les identités massives, monolithiques, notamment nationales construites depuis le 19e siècle ont énormément fragilisé la capacité d’accueil des sociétés : l’islam en France nous met face à la fragilité de la construction identitaire national(ist)e républicaine idéologiquement abstraite et concrètement étatique qui s’est construite sur la destruction de toutes les identités locales – même si les Corses, les Basques et les Bretons ont davantage résisté. Le monolinguisme est également une catastrophe uniformisante – ah, si la France était devenue un pays fédéral, fédéré, avec des provinces autonomes, une langue commune, le français, et toutes les langues régionales vivantes, laissant leur souveraineté populaire aux provinces, aux communautés régionales, aux sociétés hôtes la libre décision par exemple de leur capacité d’accueil des étrangers, des immigrés… Mais non, dans notre délire national-colonial universaliste – colonialisme intérieur aussi bien qu’extérieur – même l’Algérie était un département français ! Et la municipalité du moindre village vit sous un régime républicain représentatif quasi présidentiel ! Et tout le monde s’est mis à y parler la même et unique langue, jusqu’à l’Eglise…

Je suis démocrate radical, direct, localiste, conseilliste, régionaliste, multiculturaliste…



14. Le christianisme c'est Dieu fait homme, le transhumanisme c'est l'homme rêvant de devenir Dieu. Être chrétien, est-ce le meilleur moyen d'échapper au « fantasme de l'homme auto-construit » (Olivier Rey) et au vertige biotechnologique ?

Les chrétiens cohérents sont peut-être mieux armés que d’autres pour intégrer le sens de l’univers comme don et comme cosmos, avec son ordre, sa beauté et ses limites à respecter. Justement, avec Le Règne de l’homme (2015), le philosophe catholique Rémi Brague a récemment clos une trilogie commencée avec La Sagesse du monde (1999) puis continuée avec La Loi de Dieu (2005), qui correspond à trois âges qui se sont succédés dans l’histoire de l’humanité : l’âge de la cosmologie, du cosmocentrisme, qui correspond au paganisme et à l’antiquité ; l’âge de la théologie et du théocentrisme, qui correspond au christianisme (et aux monothéismes juif et musulman) et au Moyen-Âge ; l’âge de l’anthropologie et de l’anthropocentrisme, qui correspond à l’humanisme et à la modernité. Peut-être cette tripartition pourrait-elle être continuée par l’âge de la technologie et du technocentrisme qui correspondrait au transhumanisme et à la postmodernité ? C’est sur cette aporie de l’inhumanité que semble échouer selon Rémi Brague le projet moderne, dont il analyse la genèse et l’échec – échec inscrit dans sa genèse, cela va sans dire, dans sa matrice d’abstraction abyssale. On pourrait appliquer à l’ensemble de la modernité le constat que fit en 1967 le juriste allemand Ernst Wolgang Böckenförde : « L'Etat libéral, sécularisé, vit de présupposés qu'il est incapable de garantir lui-même. » Quelle pourrait être alors l’alternative pour l’avenir ? Un retour massif de nos sociétés au cosmocentrisme païen ou au théocentrisme chrétien semble difficile, quoique leurs survivances composent quelques contrepoids à l’anthropocentrisme moderne et au transhumanisme postmoderne. Peut-être la cinquième et nouvelle période, dépassement et alternative de la présente, qui germe et difficilement éclot sous nos yeux est-elle celle de l’écologisme et de l’écocentrisme, l’âge de l’écologie, une époque nouvelle qui pourrait être appelée celle de la vulnérabilité ? Il en va en tout cas de notre salut, au sens le plus concret qui soit.

1 Günther Anders, Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), Allia, 2001

Propos recueillis par Thomas Julien

Point de vue méditatif sur mon œuvre

Est-ce que je me contredis ?

Très bien donc, je me contredis.

Je suis vaste, je contiens des multitudes.

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Tu ne comprendras ni ces feuilles ni moi,

Au moment même où tu croiras m’avoir saisi, je t’échapperai

Attention : Tu vois, je t’ai déjà échappé.

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Commençons par une banalité : mes livres m’ont fait autant que je les ai faits. Mais quel est ce moi qu’ils ont fait ? Un moi public dans lequel je ne me reconnais pas – comme si, Petit Poucet fugueur, je les semais derrière moi tout en rêvant de les semer – à la recherche des bottes de sept lieues offrant le dégagement rêvé. Leurres jetés par-dessus l’épaule comme pour toujours avoir une longueur d’avance sur mes poursuivants – dévorez, déchirez, déchiquetez, je n’y suis déjà plus.

Il y a bien des textes dans lesquels je me reconnais – tout ce qui est, maladroitement, poétique, mystique, vital, sincère – ces rares moments où le cœur fuse et infuse dans les mots. Et d’autres qui me sont comme étrangers – tout ce qui est polémique, politique, public, théorique, théologique – jeux de mots et de mains, combats partiaux et vains. Là n’est pas la vérité incarnée de la vie – mais la projection d’une volonté d’agir, de saisir, l’écriture compensatoire, vengeance de l’impuissance, de la médiocrité de l’existence. Exigences frustrées. Rage, exagération, coups de marteau, d’épée dans l’eau.

Je est un autre : combien cela m’apparaît, au regard de ce moi public que je voudrais bien pouvoir effacer, auquel je voudrais échapper – et que j’ai façonné de mes mains comme un golem, un Doppelgänger, un double maléfique qui me hante tout en me cachant – pseudonyme homonyme, écran interposé, ridicule homuncule, simulacre d’encre et de papier.

Depuis l’enfance, j’ai toujours rêvé de disparaître – changer de nom, de pays, d’identité, de vie. Arrachement, déconditionnement. Transfuge.

Un temps, j’ai plongé dans la théologie, je l’ai bue à pleine goulée, c’était un fleuve souterrain, immense et plein de méandres, qui échappait aux canalisations, ou le semblait – mais tout cours d’eau a sa direction, ses rives, ses écluses, ce n’était pas encore le plein océan. L’apophatisme m’en a fait sortir comme il m’y avait fait rentrer.

« Voici ce que tu feras : aime la terre, le soleil et les animaux, méprise les richesses, fais l’aumône à qui la demande, consacre ton argent et ton travail aux autres, hais les tyrans, ne discute pas de Dieu, aie patience et indulgence pour les autres ..., réexamine tout ce que tu as appris à l’école ou à l’église ou dans les livres et rejette tout ce qui insulte ton âme. Alors ta chair deviendra un grand poème et aura la plus belle éloquence, pas seulement dans ses mots, mais dans les plis de tes lèvres et de ton visage et jusque dans les mouvements de ton corps. »

(Walt Whitman, Préface aux Feuilles d'herbe, 1855)

FG

Contre les tribunes publiques

De toute évidence, les tribunes publiques sont destinées à tenir les masses à l’écart des terrains de jeux, à leur en interdire l’accès. Lorsque les masses comprendront que le sport est une activité publique à laquelle il faut participer et non assister, elles envahiront les terrains et les stades pour les libérer et y pratiquer les sports. S’il ne restait, comme spectateurs, qu’une minorité indolente, cela vaudrait beaucoup mieux. Les tribunes disparaîtront lorsqu’il n’y aura plus personnes pour les occuper. Ceux qui sont incapables de faire preuve d’héroïsme dans la vie, qui ignorent les évènements de l’histoire, qui n’arrivent pas à imaginer l’avenir, constituent ce public de marginaux qui remplissent les tribunes pour apprendre et y voir le spectacle de la vie, comme des écoliers qui remplissent les classes parce qu’ils sont non seulement incultes mais même illettrés au départ.

Mouammar Kadhafi.

Ces royalistes qui veulent établir l'égalité sous le drapeau blanc

« Le Morbihan, que Georges tient dans ses mains, se prononce plus que jamais contre la noblesse et contre les émigrés : ils font une guerre populaire, disent-ils, et non pas une guerre de restauration. Dans ce corps d'armée, les gentilshommes sont sans crédit, parce que Georges a su concentrer tous les pouvoirs et capter toutes les confiances. Il faut s'attendre à le voir nous échapper d'un jour à l'autre ; non pas pour aller à la République, il en sera toujours le plus implacable ennemi, mais pour combattre à sa manière la Révolution qu'il déteste. L'opposition à nos projets viendra toujours de ces royalistes qui veulent établir l'égalité sous le drapeau blanc. Le crédit de la noblesse a beaucoup perdu : dans le Morbihan on aime un gentilhomme qui se bat en volontaire ; mais on ne veut pas que le premier débarqué vienne faire la loi. Ce qui se passe ostensiblement dans cette contrée se fait pressentir secrètement dans toutes les autres de la Bretagne. »

Lettre de Puisaye au conseil des Princes à Londres 5 novembre 1795.

Ce que la Bretagne m'apprend

"Le retour au pays, aux racines et aux traditions, réserve parfois de nombreuses surprises. C'est un peu comme un long voyage en terre étrangère : quand on revient chez soi, on se met à voir ce que l'on ne voyait plus, ce que l'habitude avait fini par nous cacher. On mesure les écarts, les reniements, les trahisons. Ainsi, la Bretagne me fait voir la région parisienne en retour comme un pays écologiquement dévasté et culturellement dénaturé, les Parisiens comme des gens vaniteux, agressifs, ambitieux, obsédés par leur image, hypnotisés par ce qui brille, par le pouvoir et tout ce qui renforce l'ego. Je vois cette superficialité érigée en système, cet orgueil, cet individualisme et cette vulgarité. Je ne juge pas, je me contente de voir. De même, la Bretagne me fait apercevoir une société où jeunes et vieux seraient réunis, où la solidarité ne serait pas un vain mot, où l'amitié serait reine, où l’homme vivrait en lien étroit avec la nature. Elle me fait aussi repenser ma manière de considérer le politique et la culture. La culture française est aujourd’hui globalement importée d’outre atlantique, musique, cinéma, littérature (il n’est pas rare désormais de voir les gens lire leur polars américains directement en anglais), modes de consommations, etc. La culture est une chose essentielle dans la mesure où elle s'enracine dans l'âme d'un peuple, dans sa nature profonde. Elle lui donne alors une force et une beauté extraordinaire. L’Inde, la Grèce, certains peuples « premiers », tous menacés aujourd’hui, nous en donnent encore quelques exemples. Penser la Bretagne (la Corse, la Provence, l'Alsace, etc.), c'est aussi penser la seule démocratie possible, c'est-à-dire circonscrite dans l'espace et enracinée dans une terre (ce qui ne veut pas dire annexée à un « sang » ou à une « race »). La démocratie sera locale ou ne sera pas. Pour moi, assumer une identité est la seule manière de pouvoir aller vers les autres, car des hommes unidimensionnels n’ont rien à partager. Je ne suis pas pour l'isolement, mais pour l’association, pour le fédéralisme, l'unité dans la diversité. Le projet européen initial allait dans ce sens, mais nous avons aujourd'hui avec l’Union européenne les prémices d'un super-Etat, d'un nouvel empire, d'une dictature de technocrates à la solde de puissances encore plus grandes...bref, la Bretagne me dit que tout n’est pas perdu, à condition de garder l’équilibre entre tradition et modernité, identité et altérité. La force des Bretons : vivre sans artifice. Kenavo !"

AD

La piété

La piété, ce n'est pas se montrer à tout instant couvert d'un voile et tourné vers une pierre, et s'approcher de tous les autels ; ce n'est pas se pencher jusqu'à terre en se prosternant , et tenir la paume de ses mains ouvertes en face des sanctuaires divins ; ce n'est pas inonder les autels du sang des animaux, ou lier sans cesse des vœux à d'autres vœux ; mais c'est plutôt pouvoir tout regarder d'un esprit que rien ne trouble.

Lucrèce, De la nature des choses

Présenter l'addition négative

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous :à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ « individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum!

(…) Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?

Nietzsche. .Aurores (1881), Livre III, § 173 et § 206, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970.

Les trois métamorphoses

LES TROIS MÉTAMORPHOSES

Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.

Qu’y a-t-il de pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste ; et il s'agenouille comme le chameau et veut un bon chargement.

Qu’y a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste, dites-le, ô héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse.

N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ?

Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?

Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ?

Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des sourds qui n’entendent jamais ce que tu veux ?

Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité et ne point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ?

Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut nous effrayer ?

L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.

Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert.

Il cherche ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.

Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je veux. »

« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ! »

Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « Tout ce qui est valeur — brille sur moi. »

Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.

Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?

Créer des valeurs nouvelles — le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle — c’est ce que peut la puissance du lion.

Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche où il est besoin du lion.

Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles — c’est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité, c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête de proie.

Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.

Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.

Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde.

Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. —

Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne. Traduction par Henri Albert. Société du Mercure de France, 1903 sixième édition (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, pp. 33-36).

Pique-nique aux arènes de Lutèce

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Le dimanche 5 juillet 2015 à partir de midi.

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