Bertrand Lacarelle, éditeur le jour chez Gallimard, et à qui l’on doit notamment la correspondance hors-la-loi de Morand et Chardonne, est aussi un somnambule qui s’est mis en tête de refaire l’histoire de la poésie parallèle du XXème siècle, celle que l’on devrait enseigner dans les écoles, si les écoles avaient jamais servi à autre chose qu’à fabriquer des prisonniers rêvant d’évasion. Que l’on ne s’y trompe pas, Lacarelle n’est pas du genre débraillé : auteur coucou suisse, il donne précisément tous les cinq ans un nouveau livre, une précision enviable lorsque l’on sait que ses sujets, Jacques Vaché, le proto-surréaliste suicidé, Arthur Cravan, poète boxeur et « déserteur de dix-sept nations » cher à Debord et maintenant Stanislas Rodanski, l’aliéné d’asile, en sus de ne plus dire rien à quiconque de nos contemporains, sont tissus de la matière de ces fantômes que l’on ne convoque pas mais qui plutôt vous assignent quand ça leur chante. S’il n’est pas un mariole, Lacarelle n’est pas non plus, Dieu merci, un universitaire. C’est un vrai poète, à son tour, qui au lieu de s’évertuer à la note de bas de page inutile sur un Rodanski dont l’on ne sait au vrai pas plus que l’on n’en sait de Villon alors qu’il est notre quasi-contemporain, poursuit l’histoire comme si elle n’avait jamais cessé dans cette merveilleuse Taverne des ratés de l’aventure. George Lucas et son ennuyeuse guerre des étoiles qui se passe dans une galaxie très lointaine dont on n’a que faire un jour que l’on ne connaît pas, n’ont qu’à bien se tenir. Chez Lacarelle, on pousse la porte d’une brasserie de la rue Gît-le-Cœur, en plein Paris de la Beat Generation, une brasserie que personne n’a jamais aperçue auparavant et qui est pourtant bien là, coincée entre une librairie angoissante et une salle d’arme désuète, et l’on embarque pour la vraie vie. Celle qui se joue en mode mineur, comme Verlaine ou Nerval, celle des grands blessés qui n’en font pas tout un fromage et ne réclament pas de dommages de guerre alors qu’ils pourraient. Rodanski donc, Kerouac et Burroughs, Baudelaire, Lamarche-Vadel ou encore Dominique de Roux et le cher FJ Ossang, bien d’autres encore qu’il est fatigant de citer, ils sont tous là, entre le vin et la cigarette, ombres qui ont perdu leur Peter Pan et qui cherchent la sortie. Mais quelle sortie ? Il y a bien un côté mélancolie médiévale chez Lacarelle où le monde est aussi clos qu’une dame courtoise, que l’on doit admirer de loin et haïr de trop aimer. Il y a aussi les ferments d’une révolte, notamment dans ces fragments de l’Eloge du Terreaurisme (sic) d’un certain Lucien Rivière qu’il cite : « Le terreauriste est une forme d’anarque, il crée sa propre autorité, à côté de celle de la société, dont il s’accommode certes, mais en la contestant par l’exemple, un autre exemple ». Sorte de Thibon nouveau, avec ou sans Dieu, qui le sait ? Lacarelle conteste sans autre bruit que sa petite musique qu’il impose, fidèle à son rythme, avec lenteur mais qui mène loin, dans la chair même de la littérature, loin des criailleries de ce qui se vend en Une de l’Express ou du Fig Mag, il conteste ce monde mécanisé, engraissé et courbe d’être trop lisse. Et l’on aurait tort de croire qu’il soit seul dans ce mouvement de sape. On croise dans sa Taverne certains de ses comparses qui ratent peut-être l’aventure mais pas l’écriture de sa légende, ces fondateurs du Cercle Cosaque que sont Romaric Sangars, auteur du formidable Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger la gueule de la littérature française ? (chez le même éditeur) et le truculent Olivier Maulin, romancier de la joie et chroniqueur du ridicule contemporain. L’on ne saurait donc trop conseiller au lecteur, s’il veut rater l’aventure pour de vrai, de se rendre un jour prochain, le 5 novembre par exemple, dans ce Cercle cosaque de la rue de Sambre-et-Meuse, là où tout se joue, où ont défilé depuis cinq ans les derniers noms de la littérature française, de Richard Millet à Maurice Dantec. Il y rencontrera des fantômes, et de chair et d’os leurs enfants pas si tristes.

Bertrand Lacarelle, La Taverne des ratés de l’aventure, PGDR, 2015, 240 pages, 22, 90 e.

Paru dans La Nef, novembre 2015