Ce n’est pas original de le dire, certainement, mais cela demeure vrai : il y a un mystère Nietzsche. Mystère des interprétations de sa pensée, qui se conjoignent rarement, mais plutôt s’emboutissent, se contredisent, ou se légitiment aussi aisément les unes que les autres même lorsque leurs visées semblent parfaitement opposées. Mystère corrélé aussi de la fascination qu’il continue d’exercer sur notre temps, et pas seulement chez des adolescents en quête de délivrance, de puissance ou de contradiction pure. Il y a bien entendu comme raison à cette fascination la forme que le philosophe a adoptée à partir d’Humain, trop humain, celle de l’aphorisme cinglant qui réjouit le sens esthétique autant qu’il plonge l’âme dans un abîme de perplexité. Et encore pour un lecteur français, l’art qu’il eût de se débarrasser de certaine lourdeur allemande, si typique chez Hegel, à qui on l’oppose fréquemment – et pas seulement sur ce plan-ci. S’y ajoute le fait que sa pensée semble parfois se dérouler avec rigueur vers un but encore invisible, ou si haut que le lecteur ne peut espérer l’atteindre, moins encore le comprendre, suggérant des profondeurs mystiques ; et que parfois, elle fait des retours sur elle-même, paraît contradictoire, absurde même, selon qu’elle provienne des œuvres qu’il a publiées de son vivant ou de ces milliers de pages de cahiers posthumes dont l’on dispose maintenant entièrement. Enfin, le « romantisme » de son existence le conduisant à la folie après l’obscurité sociale. Mais en quoi il rejoint notre époque, ou peut-être en quoi le rejoint-elle sans en avoir pleinement conscience, c’est certainement d’abord dans la formulation de cette Wille zur Macht, qui exprime le désir interne à l’être de « devenir plus ». Cette « Volonté de puissance » qui est à la fois une essence et un devenir, ce que Nietzsche appelle un « pathos », est séduisante pour un XXè et un XXIè siècle qui ont fait fonds sur la destruction de toute loi naturelle et de toute description de l’homme qui ne le réduise pas à lui-même. Elle signe aussi, après Kant et d’une tout autre manière, la disparition de la métaphysique, qu’elle soit platonicienne ou chrétienne, qui selon nos modernes encombre indûment la pensée et la vie. Ce grand nettoyage que Nietzsche accomplit dans les anciennes catégories de la pensée, comme dans cette phrase-ci : « Je ne pose donc pas « l'apparence » en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité » laisse augurer d’un nouveau monde enfin libre des dieux et des chaînes qu’on le soupçonne de nouer aux pieds de l’homme. Un homme qu’il commence par réduire au plus simple appareil, ce que l’on a appelé son « naturalisme » : « ce que l’on comprend aujourd’hui de l’homme n’excède pas ce que l’on peut comprendre de lui en tant que machine ». Il est ainsi parfaitement de son siècle, tant est manifeste la place des sciences naturelles dans son jugement : « Replonger l’homme dans la nature » est l’un de ses buts primordiaux. Mais il ne se réduit pas un banal matérialisme. Ainsi, avec sa « généalogie » qui remplace toute transcendance, compagnonnant avec Freud, il reconstitue un nouvel homme, débarrassé des catégories spirituelles précédentes, qui n’est pas un simple matériau, mais un équilibre instable de pulsions, d’affects et d’instincts. Il croit ainsi le libérer, comme l’époque le veut. Il croit surtout l’élever, en réévaluant ses valeurs. Nietzsche plaît étrangement au premier abord aux hommes « de gauche », quand l’on pourrait interpréter son entreprise comme une destruction de tous leurs présupposés postchrétiens : il méprise le socialisme autant que le christianisme, ces morales de faibles, qui engendrent le ressentiment, ne leur opposant le Surhomme, ou le « surhéros ». Mais dans le fond, il représente cette contradiction jouissive, cette fascination en fait, dont la pensée de gauche a besoin pour elle-même se sentir vivante. Il lui présente un homme plus exaltant que le gentil moralisateur qui n’ayant plus de Dieu d’amour a pourtant gardé la politesse et l’altruisme de sa jeunesse.

Par ailleurs, son « « Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire », résonne étrangement avec le mot d’ordre des soixante-huitards déclarant le grammaire fasciste. Il n’est pas étrange qu’en ce sens, il ait séduit des « déconstructeurs » comme Deleuze qui le lit d’ailleurs fort mal, selon son habitude. Mais il donne à ces années 60 et 70 françaises d’autres armes que celles du marxisme et de l’existentialisme. Quand il affirme que « l'Homme est une chose qui doit être dépassée. C'est-à-dire que l'Homme est un pont et non un terme », on voit combien, sans doute malgré lui, il peut devenir le jouet des décontructo-reconstructeur qui commencent de penser un humain augmenté, soit moralement, soit même physiologiquement. A l’opposé, Nietzsche fascinera aussi es chrétien, dont Thibon demeure l’exemple le plus connu, avec son Nietzsche ou le déclin de l’esprit, de 1948. Thibon qui affirmait dans un entretien avec Philippe Barthelet, en 1988 : « Nietzsche est à mes yeux un mystique authentique. (…) Il l’est du moins par une sorte d’appel, d’angoisse, d’espérance… « Les flèches du désir vers l’autre rive », le cri vers le dieu inconnu, et surtout l’appel à une pitié supérieure, lui, l’ennemi de la pitié ».Tout en ajoutant qu’il le considérait comme « trop pur pour la terre et trop orgueilleux pour le ciel ». Sans suivre Nietzsche en tout, Thibon reconnaît la valeur de sa dénonciation du « Dernier Homme », cet humain froid et dévirilisé de l’ère démocratique : « La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose (…) Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable. On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne devienne jamais fatigante Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles. »

Thibon reconnaît à l’auteur du Zarathoustra un « flair prodigieux pour déceler et pour mettre à nu toutes les formes frelatées de la religion » tout en lui reprochant sa « tragique cécité en face du fait religieux authentique ». Il voit chez lui un excès de moralisme qui aurait engendré sa haine finale de la morale : « Il se sert d’abord de l’idéal le plus pur pour juger des falsifications concrètes de cet idéal ; ensuite, il prétexte de ces mêmes falsifications pour éliminer l’idéal qui vient de lui servir d’étalon : après avoir condamné l’homme au nom de la morale, il condamne la morale au nom de l’homme. »

On voit ainsi que Nietzsche joue pour le contemporain le rôle du philosophe-héros, remplaçant les grands hommes qui ne sont plus, guerriers ou saints. Thibon n’hésite pas à le comparer à saint Jean de la Croix : « Ils eurent l’un et l’autre, des âmes de grands adorateurs ; une sève essentiellement religieuse nourrit les frondaisons de leur pensée ; ils eurent soif jusqu’à la mort d’une plénitude surhumaine (…) Tous deux suivirent l’attraction de leur déclin. Mais l’un s’abîma dans la lumière transcendante, l’autre voulut tomber en lui-même. »

Nietzsche est aussi le symbole de nos contradictions et son essai de dépassement du nihilisme demeure exemplaire pour l’époque, malgré son échec : « Après avoir tué Dieu dans l’homme, Nietzsche épuisa toutes les forces de sa pensée et de son amour à tirer un Dieu de l’homme », écrit encore Thibon.

Mais c’est sans doute Simone Weil, avec sa subtile violence, qui le condamna pourtant le plus fortement, elle l’amoureuse de la Grèce : « Je ne puis accepter aucune interprétation catastrophique de la Grèce et de son histoire, ni qu’on dise qu’ils s’attachaient « désespérément » à la proportion… » Et encore : « Il s’est complètement trompé sur Dionysos – sans parler de l’opposition avec Apollon, qui est de la pure fantaisie ». La philosophe disait voir « chez tant de modernes (Nietzsche notamment, je crois) une tristesse liée à la privation du sens du bonheur ; ils ont besoin de s’anéantir ». Et fustigeant « son orgueil sans mesure », elle livre par là sans doute la clef de Nietzsche, antéchrist redoutable dont nous peinons à nous débarrasser parce qu’il est ce médecin qui diagnostique perpétuellement nos maladies sans jamais les soigner.

Jacques de Guillebon, paru dans La Nef, décembre 2015