Est-ce que je me contredis ?

Très bien donc, je me contredis.

Je suis vaste, je contiens des multitudes.

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Tu ne comprendras ni ces feuilles ni moi,

Au moment même où tu croiras m’avoir saisi, je t’échapperai

Attention : Tu vois, je t’ai déjà échappé.

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Commençons par une banalité : mes livres m’ont fait autant que je les ai faits. Mais quel est ce moi qu’ils ont fait ? Un moi public dans lequel je ne me reconnais pas – comme si, Petit Poucet fugueur, je les semais derrière moi tout en rêvant de les semer – à la recherche des bottes de sept lieues offrant le dégagement rêvé. Leurres jetés par-dessus l’épaule comme pour toujours avoir une longueur d’avance sur mes poursuivants – dévorez, déchirez, déchiquetez, je n’y suis déjà plus.

Il y a bien des textes dans lesquels je me reconnais – tout ce qui est, maladroitement, poétique, mystique, vital, sincère – ces rares moments où le cœur fuse et infuse dans les mots. Et d’autres qui me sont comme étrangers – tout ce qui est polémique, politique, public, théorique, théologique – jeux de mots et de mains, combats partiaux et vains. Là n’est pas la vérité incarnée de la vie – mais la projection d’une volonté d’agir, de saisir, l’écriture compensatoire, vengeance de l’impuissance, de la médiocrité de l’existence. Exigences frustrées. Rage, exagération, coups de marteau, d’épée dans l’eau.

Je est un autre : combien cela m’apparaît, au regard de ce moi public que je voudrais bien pouvoir effacer, auquel je voudrais échapper – et que j’ai façonné de mes mains comme un golem, un Doppelgänger, un double maléfique qui me hante tout en me cachant – pseudonyme homonyme, écran interposé, ridicule homuncule, simulacre d’encre et de papier.

Depuis l’enfance, j’ai toujours rêvé de disparaître – changer de nom, de pays, d’identité, de vie. Arrachement, déconditionnement. Transfuge.

Un temps, j’ai plongé dans la théologie, je l’ai bue à pleine goulée, c’était un fleuve souterrain, immense et plein de méandres, qui échappait aux canalisations, ou le semblait – mais tout cours d’eau a sa direction, ses rives, ses écluses, ce n’était pas encore le plein océan. L’apophatisme m’en a fait sortir comme il m’y avait fait rentrer.

« Voici ce que tu feras : aime la terre, le soleil et les animaux, méprise les richesses, fais l’aumône à qui la demande, consacre ton argent et ton travail aux autres, hais les tyrans, ne discute pas de Dieu, aie patience et indulgence pour les autres ..., réexamine tout ce que tu as appris à l’école ou à l’église ou dans les livres et rejette tout ce qui insulte ton âme. Alors ta chair deviendra un grand poème et aura la plus belle éloquence, pas seulement dans ses mots, mais dans les plis de tes lèvres et de ton visage et jusque dans les mouvements de ton corps. »

(Walt Whitman, Préface aux Feuilles d'herbe, 1855)

FG