Le désastre israélo-palestinien s'ajoute une fois de plus au désastre kurde et au désastre arménien, ou encore ukrainien, et à tant d'autres d'ailleurs, pas si anciens, comme celui de l'écroulement de la Yougoslavie dans le années 1990. L'absurde logique wilsonienne mise en oeuvre après la première guerre mondiale, quand et comme cela arrangeait les vainqueurs, n'en finit pas de détruire l'Europe et le pourtour méditerranéen. Croire qu'à un Etat doit correspondre une nation, c'est-à-dire un ensemble culturel, linguistique, religieux homogène, et en faire un principe d'organisation politique, est tout simplement grotesque et criminel, surtout dans des contextes post-coloniaux où le chaos a été scrupuleusement semé dans les communautés historiques des pays dominés. Le principe des nationalités, de correspondance entre une nation et un Etat, est absurde d'abord parce qu'une telle situation n'existe « naturellement » nulle part, ensuite parce que si elle peut sembler se mettre en place, c'est superficiellement et presque systématiquement au prix de génocides, de guerres, de déplacements de populations, de processus d'acculturation et d'écrasement des particularités sanglants, et appauvrissants pour l'humanité. Tout cela a toujours des cycles de conséquences néfastes à plus long terme. Si bien que, au final, l'application de ce principe consiste – pour reprendre la si pertinente formule d'Alfred Korzybski – à confondre la carte et le territoire, voire à imposer la carte pour effacer le territoire – et surtout les peuples qui y vivent. Le conflit israélo-palestinien en est un exemple, presque un modèle - hélas. Né dans un contexte d'impérialisme colonial où la Grande-Bretagne joua pendant plus de vingt ans un jeu consistant à rompre, parfois par la force, les fragiles équilibres locaux et à promettre à tout le monde des gains contraires aux intérêts des autres, mais conformes aux siens, ce conflit – une sanglante guerre civile doublée de menaces des nouveaux pays voisins qui se sentaient floués, eu égard au principe des nationalités lui-même – fut « réglé » par la décision de créer un Etat, Israël, un Etat « juif », laïc mais religieux (le judaïsme est une religion), à vocation ethnique (la judaïté diversifiée étant présentés comme venant d'une « ethnie » commune), mais formé d'immigrants venus en fait de cultures multiples (si bien qu'il fallut re-créer une langue pour tous) et n'ayant souvent en commun qu'une abominable histoire de pogroms et de discriminations violentes jusqu'à l'apothéose d'horreur que fut le génocide nazi, avec d'importantes minorités, des zones hybrides, une ville sous contrôle international, des déplacés et des réfugiés, cela dans une poudrière religieuse : la zone de naissance des trois principales religions contemporaines (ce n'est pas un hasard si les premiers musulmans priaient en direction de Jérusalem). Le vote à l'ONU qui se fit dans des conditions contestables, en fait et en principe, notamment sans consultation réelle et effective des populations concernées (hormis quelques notables), et dans l'oubli complet de la réalité de terrain, du territoire, lequel pour tout regard rationnel et raisonnable, rendait le projet impossible à réaliser, ainsi que les experts de Truman le lui avaient signalé, hélas en vain. Ce qui devait arriver arriva : une guerre civile quasi- continue, des guerres avec les Etats arabes alentours auxquels se mêlèrent les enjeux post- coloniaux des Etats européens puis des Etats-Unis, une surenchère continue de terrorisme et de répressions, la décisions d'un gouvernement travailliste (à rappeler à la gauche française qui semble l'oublier) de créer des colonies dans les territoires conquis par Israël victorieux, des politiques d'occupation militaire, d'apartheid, de spoliation territoriale, la déstabilisation d'un pays voisin (le Liban) par l'afflux de réfugiés palestiniens, un terreau de désespoir fécond pour les islamistes (et les pays qui les financent), l'utilisation cynique de la détresse palestinienne par les Etats alentours, des accords de paix aveuglément basés, encore et encore, sur le principe de nationalité, et qui bien sûr échouèrent, puis, aujourd'hui, un nouveau cycle d'horreur et d'absurdité. Après un siècle d'erreurs, n'est-il pas temps de changer de logique ? N'est-il pas temps de passer des fantasmes ou des intérêts meurtriers des politiciens professionnels, des fanatiques et des mafieux qui, de part et d'autre, tiennent le pouvoir en le justifiant d'un état d'exception permanent à une solution réelle, concrète, durable, de compromis assurant vraiment la sécurité et la dignité de tous, des gens ? Le réalisme, n'est-ce pas faire ce qui est souhaitable plutôt que de répéter ce qui a échoué ? Cette solution existe ; elle avait même été proposée à la fin des années trente, et l'a été maintes fois depuis dans l'indifférence générale : le fédéralisme, à l'instar de celui de la Suisse, de l'Allemagne, des Etats-Unis, de la Belgique ou, parmi bien d'autres, de l'Inde – le fédéralisme soviétique ou yougoslave n'ayant été qu'un leurre. Car la logique du fédéralisme, c'est de faire des différences ce qui fonde l'unité d'un Etat, la vie d'une population, de permettre des compromis et de limiter les conflits ou les processus de domination d'une communauté sur une autre en faisant participer toutes les communautés aux décisions de l'ensemble. Dans un Etat fédéral, la Constitution garantit aux entités fédérées (Cantons en Suisses, Etats aux Etats-Unis, Landers en Allemagne, Communautés et Régions en Belgique, etc.), leurs domaines de compétences propres et souveraines, et souvent les compétences résiduelles (celles qui ne sont explicitement pas attribuées à l'Etat fédéral, central) : on applique le principe de subsidiarité selon lequel tout ce qui peut être fait à l'échelon local, à l'échelon le plus proche de la population concernée doit l'être. Chacune de ces entités a son gouvernement et ses mécanisme de contrôle politique, et chacune participe, souvent au travers d'une chambre de représentants (par exemple, le Sénat aux Etats-Unis) et/ou en fonction de règles de vote protégeant les minorités (par exemples, des majorités qualifiées linguistiquement en Belgique) aux décisions du pouvoir central. Autrement dit, ce même pouvoir central/fédéral n'a rien à dire dans les domaines réservés aux entités fédérées alors que celles-ci contrôlent les décisions du pouvoir fédéral, lequel ne peut unilatéralement modifier les compétences d'aucune d'entre elles - contrairement aux organisations décentralisées (que l'on trouve en Grande Bretagne, en France ou en Espagne) qui sont sous tutelle, dépendantes du pouvoir central pour leur existence et leurs compétences. Le fédéralisme belge a bien des défauts (notamment son financement et son absence de démocratie directe), mais il permet par exemple que ce soit la même institution spécifique qui gère les écoles dans chacune des langues nationales, quel que soit l'endroit où se trouvent ces écoles, ce qui permet de défendre chacune des langues et chaque groupe de locuteurs, où qu'il se trouve, même dans des territoires enclavés. Ainsi peut-on avec un peu d'imagination et de pragmatisme imaginer des solutions viables dans des situations où des peuples, des minorités se trouvent isolés par une absence de continuité territoriale. Un exemple : la Turquie (ou l'Iran) pourrait se fédéraliser pour laisser a place à la culture et aux intérêts Kurdes : elle y gagnerait la paix civile, et fort probablement une meilleure unité face aux pays géopolitiquement opposés à elle ; les Kurdes, eux, y trouveraient le respect de leur langue, de leur culture et une meilleure assurance du développement économique, une réelle autonomie. Et que dire d'Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza ? Bien sûr, les temps ne s'y prêtent pas et la logique sordide dans laquelle se sont enfermés les protagonistes de cette seconde guerre de 100 ans rend tout processus politique rationnel, équitable et pragmatique extrêmement difficile ; Israël devrait abandonner sa dangereuse obsession ethnico-religieuse et bon nombre de ses colonies, les Palestiniens leurs fantasmes nationalisto- revanchards et renoncer au retour d'une bonne part des réfugiés : comme dans tout compromis, personne ne serait vraiment satisfait mais tout le monde y gagnerait la paix et même l'essentiel de ce qui la garantit : la dignité de tous et la justice pour tous.
F. Dufoing