Comment mieux présenter Nietzsche, sa vie, son style et sa pensée que par sa parabole autobiographique des trois métamorphoses ? D’abord chameau portant le lourd fardeau du devoir, l’esprit devient lion qui dit non, avant de se transformer en pure innocence de l’enfant qui n’est que oui. C’est dans la tension entre ces trois moments, ces trois pôles, que se situent toute l’existence et l’exigence de Nietzsche.

Friedrich-Wilhelm Nietzsche naît le 15 octobre au presbytère du petit village de Röcken, en Prusse. En 1849 son père Karl-Ludwig, pasteur et pianiste amateur issu d’une famille de pasteurs, meurt d’une affection cérébrale. Nietzsche grandit dans une ambiance familiale féminine, marquée par une religiosité piétiste et la pratique de la musique. Il est lui-même destiné au pastorat, et on le surnomme alors, selon sa sœur, « le petit pasteur » : « À douze ans, j’ai vu Dieu sans sa gloire », écrira-t-il en 1878, et plus tard encore, en 1885 : « Je considère que c’est pour moi un honneur que de provenir d’une famille qui a pris en tous les sens du terme son christianisme au sérieux. » À la veille de son quatorzième anniversaire, il écrit, dans une langue pleine de réminiscences psalmiques : « Dieu m’a toujours conduit d’une main sûre, comme un père son enfant… Il m’a chargé de douleurs… J’ai décidé fermement de me consacrer pour toujours à Son service… J’accepte avec joie tout ce qu’il me donne… »

La même année, il rejoint l’internat de la prestigieuse académie royale de Pforta. Il lit les romantiques, Schiller, Novalis, Byron, Hölderlin, qui le convainquent du nécessaire recours aux « vérités amères » des Anciens pour renouveler la culture allemande. Sa foi entre en crise ? En 1862, il découvre les Essais d’Emerson qui ont une immense et durable influence sur lui : « J’ai volontairement vécu la contradiction totale d’une nature religieuse », écrira-t-il vingt ans plus tard. Cette « nature religieuse » hantera jusqu’à l’athéisme de Nietzsche, que l’on a pu qualifier de « piétisme athée » ou d’ « athéisme religieux ». Malgré la perte de sa foi d’enfance, Nietzsche le « chameau » part à vingt ans étudier la théologie à l’université de Bonn, qu’il quitte dès l’année suivante, en 1865 : « Je n’ai retenu de la théologie que ce qui m’intéressait : l’aspect philologique de la critique des Évangiles et l’étude des sources du Nouveau Testament. » Il abandonne la théologie pour la philologie, suivant à l’université de Leipzig son professeur Friedrich W. Ritschl, dont l’influence sera décisive sur le philologue futur philosophe. La même année, il découvre Le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer, qui le bouleverse : c’est un choc, une révélation, une révolution philosophique.

En 1869, à 24 ans, le brillant étudiant est nommé, alors qu’il n’est même pas encore docteur, professeur de philologie à l’université de Bâle, en Suisse, où il va enseigner pendant dix ans, marquant des générations d’élèves par sa rigueur philologique et son ampleur philosophique. Il y rencontre Jacob Burckhardt, qui influence profondément sa vision de l’Antiquité et de la Renaissance. Il fréquente assidûment Wagner, rencontré l’année précédente, dans lequel il voit le génie capable de régénérer la culture allemande. Infirmier volontaire en 1870 pendant la guerre contre la France, rapatrié au bout d’une semaine pour dysenterie, il voit dans la victoire du militarisme prussien un signe de décadence de la culture allemande.

En 1872, il publie son premier livre, La Naissance de la tragédie, essai hybride, entre philologie et philosophie, source d’une violente polémique universitaire. Pour lui, la décadence commence avec Socrate et Euripide, qui ont séparé les forces dionysiaques et apolliniennes unies dans la tragédie grecque. L’art total wagnérien, prolongeant la métaphysique schopenhauerienne, doit réunir ce qui a été brisé. Wagner, qui considère ce texte comme un manifeste wagnérien, prend publiquement sa défense. En 1873, son ancien professeur, Ritschl, exprime dans une lettre à un collègue le jugement de la profession à l’égard du philologue rebelle : « Mais notre Nietzsche! – C'est vraiment un chapitre affligeant, comme vous l'exprimez vous-même dans votre lettre – en dépit de toute votre bienveillance pour l'homme remarquable qu'il est. Il est étonnant de constater comment dans cet être deux âmes cohabitent. D'une part, la méthode la plus rigoureuse dans la recherche scientifique et académique ... d'autre part, cet engouement wagnéro-schopenhauerien pour les mystères de la religion esthétique, cette exaltation délirante, ces excès d'un génie transcendant jusqu'à l'incompréhensible ! »

La même année, Nietzsche réplique et aggrave son cas avec la première des Considérations actuelles sur David Strauss dans laquelle il attaque « les philistins de la culture ». Pour lui, le philosophe inactuel, intempestif, « doit être la mauvaise conscience de son temps – c’est pourquoi il lui faut connaître son temps. » « Il est nécessaire de choquer, ajoute-t-il. J’ai déjà désappris toute précaution quand il y va de l’essentiel. » Dans les trois suivantes, publiés entre 1874 et 1876, il dénonce le culte de l’histoire qui détourne de la vie, fait l’éloge de Schopenhauer éducateur opposé aux « ruminants universitaires » et de l’art total de Wagner – dont il commence pourtant à s’éloigner. En 1878, Humain trop humain, qui se veut une « école du soupçon », officialise le rejet de Schopenhauer et la rupture avec Wagner et les wagnériens – dont il ne supporte pas le nationalisme et l’antisémitisme. Nietzsche devient « lion », s’émancipe de ses maîtres et rejette toute métaphysique, oppose les « esprits libres » aux « idées modernes » : égalité, progrès, science...

Malade depuis plusieurs années, Nietzsche obtient en 1879 un congé définitif avec une pension de l’université de Bâle, et commence une vie d’écrivain errant qu’il mènera dix ans durant, avec un attrait permanent pour l’Italie et la Côte d’Azur. La même année, Nietzsche publie Opinions et sentences mêlées et Le Voyageur et son ombre qui complètent Humain trop humain. Il séjourne à Venise, Gênes, Sils-Maria… En 1881, il publie Aurore, où il s’attaque pour la première fois ouvertement au christianisme, offensive qui ira croissante dans ce qu’il voit comme un « platonisme pour le peuple », un dualisme à usage des masses ayant séparé l’esprit de la vie, la source de l’idéalisme retournant l’idéal contre le réel et débouchant sur le nihilisme – la haine de la vie. L’année suivante, Le Gai Savoir veut en finir avec la métaphysique et la science, ces « ombres de Dieu ». De 1883 à 1885, c’est l’écriture et la publication progressive d’Ainsi parlait Zarathoustra, long poème philosophique de style prophétique qu’il voit comme la nouvelle Bible de l’humanité à venir, où il tresse ses motifs du « surhomme » et de l’ « Éternel Retour » : « Il est possible que pour la première fois une pensée me soit venue, qui coupe en deux l’histoire de l’humanité. »

Puis, suivent Par-delà bien et mal (1886) qui remplace la question de la connaissance et de la vérité par celle de l’évaluation, de la valeur des valeur, La Généalogie de la morale (1887) qui s’en prend à « l’idéal ascétique » dans la religion et la métaphysique.

1888 est le feu d’artifice final de celui qui déclare : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. » Il réside à Turin et publie Le Cas Wagner, rédige Le Crépuscule des idoles (1889), Nietzsche contre Wagner (1889), L’Antéchrist (1894, Ecce Homo (1908)… La charge contre le christianisme s’intensifie, Nietzsche promeut « Dionysos contre le Crucifié ». Le jour de l’an 1889 un petit tremblement de terre est ressenti à Turin. Dans les jours qui suivent, Nietzsche écrit ce qui sera appelé les « billets de la folie », lettres signées « Dionysos » ou « Le Crucifié ». Dans l‘une d’elle il écrit : « J’ai aussi été pendu à la croix. » Hurlant, dansant, chantant dans la pension où il loge, Nietzsche est diagnostiqué dément. Le 8 janvier, son ami Franz Overbeck, venu précipitamment, le ramène à Bâle où il est interné. À partir de 1890, Nietzsche est pris en charge par sa mère puis sa sœur, et tombe dans un mutisme croissant. Sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935), veuve d’un wagnérien antisémite parti un temps fonder une communauté aryenne, Germania, au Paraguay, elle-même admiratrice d’Hitler et de Mussolini, créera le Nietzsche-Archiv et publiera à partir de fragments inédits une version contestée d’un projet de livre avorté de Nietzsche, La Volonté de puissance (1901)

L’innocence finale dans laquelle Nietzsche « l’enfant », retombé en enfance au sens strict – l’infans étant celui qui ne parle pas – sombrera, par-delà bien et mal, sera celle de la folie et de la paralysie progressive, jusqu’à sa mort le 25 août 1900. Nietzsche a vécu. Le nietzschéisme est né. Sa pensée ne cessera plus d’être publiée, traduite, diffusée, reprise, pillée, détournée. Parfois pour le meilleur – et souvent pour le pire.

Falk van Gaver

Source : La Nef N. 276 Décembre 2015