Nietzsche a suscité une production livresque foisonnante – à l’image de son œuvre. Signalons ici la réédition en Champs du volume des Cahiers de L’Herne consacré au philosophe, et qui insiste, avec raison, sur la possibilité et la radicalité de vivre une philosophie, d’une philosophie vécue – ce que devrait être toute authentique philosophie : « L’unique critique possible d’une philosophie, et la seule aussi qui prouve quelque chose, c’est-à-dire celle qui consiste à essayer si l’on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités : on n’y a toujours enseigné que la critique des mots par les mots. »

Cette question de l’éducation aura hanté toute sa vie Nietzsche, qui voulait la séparation de l’école et de l’État, car « tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs. » Or, une éducation étatique ne peut qu’être une éducation à la soumission : « Ce que l’Allemagne nécessite maintenant de toute urgence, ce sont des structures d’éducation indépendantes qui s’opposent concrètement à la torsion esclavagiste de l’État. »

Comme le souligne Julie Dumonteil1, l’éducation, à l’image de la paideia grecque, ne peut être que celle d’un caractère complet, d’une personnalité authentique – et non une simple instruction publique ni une savante érudition. Une éducation vivante, vitale, vivifiante, à la vie. « L’homme moderne souffre d’un affaiblissement de la personnalité » : pour parer cela, il prône le recours aux antiques, mais un recours vivant, non académique, quoique philologique – fondé avant tout sur la lecture dans le texte des grands auteurs grecs et latins – et, éminemment, philosophique : il s’agit dans le même mouvement d’apprentissage rigoureux du grec et du latin de « contaminer ses élèves avec la philosophie ». L’Antiquité représente « un moyen de nous comprendre, de diriger et ainsi surmonter notre temps. »

Comme le montre Christophe Bouriau2, dans ce qu’elle eut de meilleur, la Renaissance fut cette tentative de reprise – selon Nietzsche malheureusement détournée par l’humanisme moderne et sabordée par la Réforme – de l’idéal anthropologique antique : l’éducation doit produire un type d’homme, celui qu’il appellera le « surhomme », et qui ressemblerait bien plus pour qui sait bien lire à un grand « Renaissant » qu’à un avatar du nazisme ou du transhumanisme. Le but de l’éducation est de former de véritables individus – au sens fort, antique : « Les Grecs sont intéressants, follement importants, parce qu’ils ont cette foule de grands individus. Comment était-ce possible ? C’est ce que l’on doit étudier. » Dans le marasme de l’éducation publique et privée, les exigences éducatives nietzschéennes, loin de tous bons sentiments, peuvent inspirer la création d’institutions éducatives réellement libres.

Nietzsche ne verra jamais naître la « nouvelle académie grecque » qu’il rêvait voir fondée avec quelques amis. Mais il aura de très nombreux disciples, libres personnalités comme lui incapables de s’agréger avec quelque groupe que ce soit : si les nietzschéens ont été et sont légions, c’est en ordre dispersé. Il n’y a pas d’école nietzschéenne ou de courant nietzschéen en philosophie – mais il y a de nombreux lecteurs de Nietzsche. Parmi les plus récents, on citera Rémi Soulié, converti à la « sagesse dionysiaque » d’un Nietzsche païen3, ou encore la fine lecture, davantage postmoderne, deleuzienne, foucaldienne, derridéenne, d’un Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche (et de Wagner) qui offre une compréhension interne et une interprétation contemporaine à la fois rigoureuse et originale, personnelle, du corpus Nietzschi4.

Nietzsche l’inactuel, l’intempestif, dans son recours à l’antique, aura incarné ce paradoxe d’être, non pas un «vivant classique » qui n’est souvent qu’un momifié vivant, mais le plus contemporain des antiques – bien plus étrange que familier pour nous autres chrétiens, nous autres modernes.




Falk van Gaver

1 Nietzsche et l’éducation, L’Harmattan, 2015

2 Nietzsche et la Renaissance, Puf, 2015

3 Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, Points Sagesses, 2015

4 Nietzsche. La détresse du présent, Folio, 2015

Source : La Nef N. 276 Décembre 2015