ANARCHRISME !

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Recherche

Votre recherche de Pagnol a donné 38 résultats.

Falk van Gaver : "L’Evangile n’est pas nataliste"

La décroissance est-elle compatible avec différents modèles politiques ?

La question n’est pas tant celle du modèle politique que celle de la vision du monde – écologie, autonomie. Le modèle politique le plus compatible avec la décroissance sera celui qui favorisera au mieux l’écologie et l’autonomie. Je penche pour ma part pour une anarchie bien comprise – et bien tempérée. Mais au fond, peu importe les noms et modèles que l’on peut donner, tant qu’ils convergent vers l’écologie et l’économie. Je pourrais donner ici une liste en -isme : anarchisme, autonomisme, fédéralisme ou confédéralisme intégral, souverainisme, indépendantisme, populisme, régionalisme, ruralisme, paganisme (pagus, pays, paganus, paysan), localisme, communalisme, municipalisme libertaire, (micro)nationalisme, indigénisme, associationnisme, mutualisme… Liste non-exhaustive, bien sûr, l’essentiel étant d’en comprendre le dynamisme convergent. Je pourrais aussi faire une liste en auto- : autonomie, autarcie, autogestion, autodéfense, auto-organisation, autoémancipation, autodétermination, autochtonie, auto(démo)cratie, c’est-à-dire autogouvernement (on pourrait parler étymologiquement d’autocratie qui devrait signifier le gouvernement de soi, pour soi et par soi, self-government, sens que l’on retrouve dans l’autarcie/autarchie ,mais le terme a pris une signification contraire à ce qu’il devrait signifier : la démocratie directe et réelle à base avant tout locale, puis (con)fédérale – l’autodémocratie, si on veut), etc. Et, bien sûr, en négatif, une liste en anti- : antimondialisme, anti-impérialisme, anti-étatisme, anticapitalisme, antilibéralisme, anticentralisme, antijacobinisme, antimodernisme, antitotalitarisme, antiprogressisme, anti-industrialisme, etc.

Qui furent les théoriciens et penseurs de la décroissance ?

Entre les précurseurs, les penseurs, les théoriciens, les anciens, les contemporains, la liste est longue et je ne vais pas faire ici un cours d’histoire de la décroissance. Je vous invite à vous former sur la question comme je l’ai fait, en lisant les livres d’éditeurs comme « Ecosociété », « Le Passager Clandestin », « Le Pas de Côté », « L’Echappée », ou des publications comme « L’Ecologiste », « La Décroissance », « La Revue du MAUSS », « Pièces et Main-d’œuvre », « Notes et morceaux choisis », « Les Amis de Ludd », etc. L’essentiel, c’est de commencer tout de suite cette nécessaire « décolonisation de l’imaginaire » (de l’emprise mentale économique et étatique) prônée par Serge Latouche – et cela peut passer par bien des chemins de traverse et des auteurs que l’on ne classerait pas forcément dans la décroissance – et pourtant ! J’invite par exemple les catholiques à relire Bloy, Péguy, Weil, Claudel, Bernanos, et à plonger dans toute la tradition chrétienne cosmique et écologique mise en avant par mon ami le péguyste Jean Bastaire récemment disparu.

Jack London et son « Iron Heel » sont-ils considérés comme des précurseurs de la décroissance ?

Témoin et visionnaire en tout cas d’une résistance ouvrière à l’industrialisation du monde – et d’un certain socialisme antiautoritaire et antiétatique, d’un véritable socialisme de la société, le premier socialisme de la première moitié du 19e siècle, le socialisme de Proudhon et Leroux, de Bakounine et Kropotkine, des populistes russes, d’ailleurs encore majoritaire dans la 1ère Internationale et dans le premier syndicalisme, qui se perpétuera dans le syndicalisme révolutionnaire de la première CGT, chez les conseillistes et spartakistes allemands, chez la CNT et la FAI espagnoles, et courra comme une tradition insurgeante minoritaire malgré le monopole croissant de la social-démocratie marxiste et du marxisme-léninisme sur le socialisme – avant la dissolution dans le socialisme libéral d’Etat. Je pense à Orwell et au POUM, à Simone Weil, à l’insurrection de Budapest en 1956… Mais aussi, avant, à la pleine figure de Péguy, qui fut tout d’un bloc et jusqu’au bout socialiste, anarchiste, révolutionnaire, patriote, républicain, antimoderne et chrétien – une belle synthèse disparue de l’homme complet et que nous devrions tenter de faire renaître dans chacune de nos existences.

D’un autre côté, qu’espèrent les défenseurs de la croissance perpétuelle ? Les dernières crises économiques sont-elles liées à la théorie de la croissance ? Et que dire de la déferlante migratoire ?

Le problème de la croissance, c’est justement celui de la sécularisation de l’espérance. La croissance est elle-même la crise. Espérer croître infiniment dans un monde fini, voilà la crise. Pour moi, il faut abandonner toute espérance et suivre l’injonction de Nietzsche : « Frères, soyez fidèles à la Terre ! » Quant aux crises migratoires, elles ne sont qu’une des dimensions de l’idéologie de la croissance humaine sous toutes ses formes – dont la croissance démographique. Une réponse locale ou nationale croissantiste ou nataliste n’est qu’une participation à cette crise qui a pris les dimensions du monde – et en menace la viabilité humaine. Pour ma part, je préfère faire partie avec Nietzsche des Fils de la Terre contre les Amis des Idées – ou des chiffres ! Frères, soyez fidèle à la terre, soyez fidèles à la Terre !

D’un point de vue catholique et nationaliste, le devoir des familles est de se multiplier d’une part, devoir également au niveau de la nation où, pour conserver son poids démographique, le peuple hôte doit augmenter son taux de fécondité. La décroissance semble pourtant commander le contraire. Que diriez-vous sur ce dilemme moral ?

Ce n’est absolument pas un dilemme moral pour moi, car je ne pars pas d’un point de vue catholique ni nationaliste. Comme toute religion et toute doctrine, le catholicisme et le nationalisme ne m’intéressent qu’en tant qu’ils favorisent l’écologie et l’autonomie. En 1793, je suis pour le catholicisme vendéen contre le nationalisme jacobin, de même que je suis pour les nationalismes corses, basques, bretons, occitans, contre le nationalisme français… Ou pour le nationalisme québécois contre le nationalisme canadien. Je suis plutôt opposé aux macro-nationalismes négateurs des identités nationales, régionales, locales, je suis plutôt pour les petites nations et les micro-nationalismes, pour autant que leur comportement ne soit pas celui, à une plus petite échelle, des macro-nationalismes uniformisateurs, épurateurs, négateurs et destructeurs des identités régionales, locales et autres. Si c’est pour reproduire le jacobinisme français – « Interdit de cracher par terre et de parler breton » dans les cours de récréation de l’école publique, laïque et obligatoire – non merci ! Je suis multinationaliste et multi-identitaire, contre tout mononationalisme !

Je suis patriote comme l’écrivain américain Edward Abbey (et je suis également anarchiste, écologiste radical et néo-luddite de la même manière que lui), le fameux auteur du Gang de la clef à molette dans lequel il décrit ainsi un des personnages : « Véritable patriote autochtone, Smith ne faisait serment d'allégeance qu'à la terre qu'il connaissait, pas à cette enflure farcie de propriétés privées et d'industries, terre d'exil d'Européens déplacés et d'Africains inopportunément transplantés, connue collectivement comme les Etats-Unis. »

Je ne suis pas nataliste par principe – et l’interprétation nataliste et familialiste du christianisme majoritaire contredit frontalement les Evangiles, c’est-à-dire les gestes et parole du Christ Jésus . L’Evangile n’est pas nataliste, il est plutôt anataliste si ce n’est antinataliste – je vous invite à le relire attentivement . Dans le contexte actuel de surpopulation, je suis même antinataliste – je préfère une France de vingt millions d’habitants plutôt que de soixante ou quatre-vingt. Je suis pour une limitation volontaire des naissances, une autolimitation – mot d’ordre de Soljenitsyne – que je pourrais ajouter à ma liste en auto- plus haut. Je suis marié et père de trois très jeunes enfants, mais entendre parler de « devoir des familles de se multiplier », de « conserver son poids démographique » et d’ « augmenter son taux de fécondité » me hérisse et me dégoûte complètement : ce genre de discours économiciste et quantitativiste, où le fait de fonder une famille devient un impératif numérique national, signale clairement des adversaires ou des ennemis pour moi – ceux qui ont une vision moderne, administrative, étatique, économique, bureaucratique, comptable du monde, de l’existence, de la naissance, de la vie, les sectateurs du règne de la quantité (Guénon), du totem du rat (André Suarès)… Pour des raisons similaires qui me font aujourd’hui antinataliste (opposant au natalisme, pas à la natalité en soi, bien entendu – mais la natalité est avant tout une condition, un événement et un avènement – cf. Hannah Arendt – pas une statistique – pouah !), je suis anti-immigrationniste : opposant à l’immigrationnisme, pas à toute migration en soi, bien sûr – mon rêve d’enfance étant d’ailleurs de fuir la France surpeuplée – humains, trop d’humains – pour venir vivre au Québec aux grands espaces dépeuplés – m’y inviterez-vous ?…

Le « devoir d’enfant », c’est comme le « droit à l’enfant », ça réduit chaque enfant à un objet, un moyen, un instrument, ou un simple chiffre, un pourcentage, un taux, une statistique…

Peut-on, et si oui ,comment, désintoxiquer une société accroc à la surconsommation et ce, dès le plus jeune âge ?

Il convient avant tout de se désintoxiquer d’une telle société.

Comment ? Si je crois en la convergence des radicalités, malheureusement trop souvent caricaturée en (con)fusion des extrêmes (rouges-bruns, nationalistes-révolutionnaires, nationaux-bolchéviks, nationaux-républicains, nationaux-laïques, néo-jacobins, etc., mais on pourrait parler aussi des islamo-communistes, islamo-nationalistes, islamo-révolutionnaires, tous mêlés dans les méandres conspirationnistes, complotistes). Au-delà de ces amalgames superficiels, il convient donc de se former et de s’ouvrir à d’authentiques radicalités (radix, racine) et de s’en enrichir et de les enrichir les unes par les autres : l’écologie radicale et profonde, les traditions anarchistes et socialistes antiautoritaires, les courants indigénistes et identitaires, la décroissance, le survivalisme, etc.

L’écologie n’est-elle pas devenue un simple outil de marketing ?

Le green washing de l’économie verte, de la croissance verte, du capitalisme vert, du développement durable, ne feront qu’accroître la nécessité et la légitimité de l’écologie radicale, de l’écologie profonde, ou, selon mes propres termes, de l’écologie intégrale. Le capitalisme recycle tout à son propre usage – que ce soit l’écologie, la religion ou la nation entre autres – en le vidant de toute substance et consistance propre. C’est pour cela que je m’inquiète quand j’entends parler de natalité et de nation, c’est-à-dire, étymologiquement, de naissance, en termes statistiques, i.e. économiques.

Dans la vie de tous les jours, comment peut-on agir localement dans une optique guidée par ces principes ?

Vous avez au Québec une tradition et une édition vivantes de la simplicité volontaire (Ecosociété ; beaucoup de choses intéressantes chez Lux également) : même si a priori, contrairement à moi, vous n’êtes pas du même bord que ces gens-là, même s’ils peuvent vous rejeter parce que vous sentez le souffre, je vous invite à vous ouvrir et vous former par vous-mêmes à cette tradition écologique et décroissante : pratiquez, dès maintenant, par l’écologie et l’autonomie, la convergence des radicalités – et soyez fidèle à votre terre !

Limite écologique, entretien avec Falk Van Gaver

1. Cf. « Hors de la famille point de salut ? » : http://osp.frejustoulon.fr/hors-de-la-famille-point-de-salut/

2. Cf. « Croissez et multipliez ? » : http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?post/2016/03/17/Croissez-et-multipliez

3. Cf. « Retour sur l’écologie intégrale » : http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?post/2016/03/17/Retour-sur-l-%C3%A9cologie-int%C3%A9grale

Cf. « L’envol du faucon » : http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?post/2016/03/17/L-envol-du-faucon

4. http://revuelimite.fr/

Catholiques identitaires ?

F : J'ai personnellement connu Julien Langella, incriminé par Le Morhedec dans son livre et Plunkett à la radio, lorsque je travaillais pour l'Observatoire sociopolitique du diocèse de Fréjus-Toulon en 2012-2014, il a pris contact avec moi et nous avons eu des échanges de visu et électroniques, il était en pleine conversion et se cherchait comme la plupart des convertis, une conversion pas forcément évidente (comme pour tout le monde) car elle remettait en question certaines de ses convictions et opinions, mais une démarche sincère autant que j'ai pu en juger à l'époque (et je ne me suis même pas posé la question, n'ayant eu aucune impression négative de ce côté-là). Il était notamment intéressé par les questions écologiques, d'écologie chrétienne, etc., et je l'ai mis en contact avec les Chrétiens indignés qui ont immédiatement refusé tout contact avec lui à cause de son parcours politique.



Prendre position publiquement contre certaines positions publiques et notamment politiques de personnalités catholiques plus ou moins publiques est une chose - mais remettre en question leur foi ou leur appartenance à l'Eglise catholique en est une autre, en les mettant dans le grand sac fourre-tout des "catholiques identitaires" qui seraient infiltrés dans l'Eglise pour faire dévier la foi vers leur idéologie - Stanislas de Larminat a fait naguère exactement la même chose avec les "écologistes chrétiens" infiltrés dans l'Eglise pour faire dévier la foi vers leur idéologie...

Hier les "écologistes chrétiens" (Larminat), aujourd'hui les "catholiques identitaires" (Plunkett) : on est toujours l'infiltré d'un autre...

S : Au-delà du cas personnel de Julien Langella, je pense que tu ne prends pas vraiment la mesure de la pathologie identitaire, de l'impasse complète dans laquelle elle mène, avant tout du point de vue chrétien.

On est vraiment dans les ténèbres : le Christ ne demande à être reconnu de nous ni sous la forme d’un brillant traité de droit canonique ni sous celle d’une grosse boîte de Playmobil revisitant le temps des croisades, des grandes saintes du Moyen-Age ou des premiers monastères cisterciens.

Que ça plaise ou non à nos bonnes mœurs de catholiques bien intégrés socialement, propres sur nous et forts de notre sens aigu de la propriété privée, le Christ vient aujourd’hui à nous, dans le sens le plus eschatologique, nous demandant à boire et à manger, à travers la figure infréquentable du migrant, emmitouflé dans sa vieille couverture trouée, jonché sur le sol de nos jolis et coquets centres-villes.

Quoi, ça le Christ ?! Invendable pour un scénar à Hollywwood ! Rien de moins glamour que le christianisme, en effet.

D’où, face à l’appel pressant, la réponse outrée, scandalisée et pourtant bien ficelée du « catholique identitaire », accroché à sa crèche en plastique : « Angélisme et bons sentiments ; civilisation, identité et racines chrétiennes », vous dis-je.

Et en plus, par ces formules magiques que lui ont enseigné Finkielkraut sur BFM TV ou Zemmour sur RTL, il en est plus convaincu que jamais : contre la bien-pensance il est, lui, fier rebelle, politiquement incorrect !

C’est terrifiant.

F : Moi je trouve le christianisme très hollywoodien et très vendeur ! Même version misérabiliste…

Je ne sais pas du tout où en est Langella. J'ai juste donné un témoignage de mes échanges avec lui en 2012-2014 et du refus de contact avec lui de la part des CI. Moi je suis pour une Eglise du plus large accueil - des communistes aux fascistes en passant par les libéraux en tant qu'individus - ce qui ne veut pas dire absence de condamnation des aspects inacceptables du fascisme, du communisme, du libéralisme, etc. J'ai aussi partagé une impression sur l'exagération des "cathos identitaires" similaire à celle de Larminat vs les "écologistes chrétiens". C'est tout, ce n'est pas bien méchant, ça ne va pas plus loin, et c'était juste un commentaire de blogue, c'est tout.

Je ne viens pas des milieux identitaires, je ne les ai jamais fréquentés. Issu d'une famille plutôt d'extrême-droite (quoique irréductible à cette étiquette), j'ai été "facho" solitaire à douze-treize ans au collège, puis royaliste avec quelques copains à quatorze-seize ans au lycée, puis ensuite Immédiatement à partir de dix-sept ans, revue orwello-bernanosienne antitotalitaire et en rien "facho" ni d'extrême-droite, virant vite à l'anarchisme, au luddisme, à l'écologisme radical, etc., avant la conversion au christianisme et une douzaine d'années d'engagement écologiste et anarchiste chrétien sincère - et aussi humanitaire (Inde, Chine, Cambodge, Palestine...).

Il n'y a pas de (re)conversion au paganisme de ma part - à moins de considérer que mon christianisme cosmique était une forme de paganisme. J'ai n'ai plus la foi, c'est tout : je ne suis pas païen, je suis agnostique athée, je m'en suis expliqué, et je n'y peux rien. Et je suis toujours écologiste radical - je l'étais avant ma conversion - et anarchiste tendance populiste et nihiliste (au sens russe) - je l'étais également avant ma conversion. Je redeviens pleinement ce que j'étais avant ma conversion, maturité en plus. "Deviens ce que tu es."

Pour ma part, je trouve que François fait son boulot de pape, de vicaire du Christ et de chrétien et qu'on ne peut pas demander à l'Eglise de faire autre chose.

Voilà. Je ne suis pas sur la ligne Dandrieu, si ça peut te rassurer. De toute manière, je ne suis ni catholique ni identitaire – j’aurais du mal à être « catholique identitaire »…

Après, pour les questions migratoires, comme pour toutes les questions politiques, je suis démocrate direct radical - les peuples, les populations d'accueil doivent décider librement, démocratiquement et souverainement de qui, combien, comment etc. elles veulent accueillir - ce qui pourrait être demandé par référendums aux populations européennes, mais encore plus intelligemment localement - dans les régions, les départements, mes cantons, les communes - référendum local généralisé - combien de personnes chaque commune (chaque arrondissement et chaque quartier) est prête à accueillir et comment etc. très concrètement. On dépasserait les généralisations abusives des belles âmes sur l'accueil général inconditionnel comme de la xénophobie et du racisme et on entrerait dans le concret et l'engagement personnel - dans le réel.

Mais si l'immigration est subie, on n'évitera pas la montée du "populisme", de la xénophobie, du racisme, ou tout simplement du ras-le-bol.

Dans les conditions (structurelles et conjoncturelles) actuelles, l'avenir est aux "fascismes" - en tout cas, aux nationaux-populismes, aux Le Pen, aux Trump, aux Orban, aux Poutine et à tout ce qui s'en approche. Lentement mais sûrement.

Et tout ce qui se fait contre eux, tous ceux qui sont contre eux ne font que les faire monter. Les dernières élections américaines devraient servir de leçon.



S : Comme tu le dis, l'heure est partout au national-populisme, Trump, Le Pen, Ménard, et tous ceux qui courent après eux... c'est à dire une ultime bouée de sauvetage du capitalisme, un gigantesque trompe l'oeil historique comme il sait les inventer quand il est au bord du gouffre, une diversion savamment orchestrée et organisée, afin d'éluder, une fois encore, les vrais questions, décisives, inéluctables (sans doute d'abord celle du partage); détourner la colère des peuples contre l'oligarchie financière, industrielle, politique et médiatique, en la réorientant vers la figure bien commode du migrant, « l’envahisseur ». Et on retrouve l'implacable logique du bouc-émissaire de René Girard.

Empêcher l'union internationale et la fraternisation des peuples contre cette oligarchie satanique en inventant le "choc des civilisations"; Diviser pour mieux régner, vieux comme le monde.

Nourrir notre bonne conscience occidentale, et empêcher la grande prise de conscience du mal, absolu, métaphysique, que l'occident a commis. Avec, cerise sur le gâteau, cet argument de plomb des dits nationaux-populistes lorsque l'on nomme ce mal : l'on nourrit alors la "haine de soi", l'insupportable "esprit de repentance". Alors, pour rassurer tout le monde, il fallait vite inventer un Pascal Bruckner et son "Sanglot de l'homme blanc". Et le bon tour est joué...

Je suis toujours sidéré par la folle inconséquence de tous les "identitaires", cathos ou non, français ou non : ils déplorent des conséquences en s'aveuglant radicalement sur leurs causes. Ils ne supportent pas de voir notre/nos pays submergés par de nouveaux visages, de nouvelles langues, de nouvelles odeurs, de nouvelles habitudes, de nouvelles religions, ils pleurent le bon temps du clocher et de l'harmonie villageoise, le souvenir de l'entre-soi douillet, l'éclatement de notre identité, les processus de déracinement à l'oeuvre, et ils osent même se sentir "colonisés".

Envisagent-ils une seule seconde ce que nous vivons, comme l'effet d'un violent retour de bâton, tout simplement un implacable rappel du réel? Un grand signe eschatologique?

Ou est, ou fut, la colonisation, la submersion? Ont-ils un minimum de conscience historique de ce que nous nous sommes permis vis a vis de ces peuples lointains depuis des siècles? Quand ouvriront-ils les yeux sur notre morgue, notre superbe, notre orgueil à leur égard, notre prétention délirante à leur apporter, leur imposer ce que nos mensonges appellent "la civilisation"? Qui sommes nous (nous français, occidentaux ...) pour dire à ces peuples ce que sont leurs vrais besoins, pour leur donner des leçons de "développement", de "progrès" et de "démocratie"? Notre identité menacée? Et la leur? Humiliée, pillée, pulvérisée, laminée depuis des siècles sur l'autel de notre "prospérité". Aujourd'hui ils crient famine et justice à nos portes. Et ces belles familles versaillaises qui hurlent à la défense de notre identité et prirent une part active depuis des siècles à l'humiliation de nos esclaves!!!

La belle affaire que les "référendums d'initiative populaire" sur l'immigration, dans cette perspective. Ce qui se joue est d'une portée tellement autre je crois. Aujourd'hui, devant Dieu, la seule grandeur de la France ne tient plus qu'en un mot : Repentance ! Je suis d'accord, personne ne sera élu sur cette vérité. C'est pour ça qu'il faut arrêter de voter.



F : Oui, ce que tu dis est juste, mais je ne crois pas à la repentance car je ne crois pas à la personnalité de la France ni d'aucun pays. Je ne suis pour rien dans tout le passé de mon pays, de mon continent, de ma civilisation, je n'ai pas choisi de naître dedans et je ne m'en sens ni responsable ni coupable, d'autant plus que je vomis depuis l'enfance (depuis que je suis arrivé à sept ans en France) toute la modernité urbaine et industrielle. J'en profite, me dira-t-on? J'en souffre tout autant, et j'ai passé quelques années (cinq) d'engagement humanitaire (engagement humanitaire sans aucune culpabilité ni désir de réparation d'ailleurs, sans aucune illusion d'ailleurs sur la prétendue aide apportée, davantage porté par une curiosité, un goût de la liberté et de la générosité, je veux dire de la vie généreuse et aventureuse - je veux dire une envie de partager leur vie - que par la "charité", la "commisération", la "pitié", etc. - désir d'aventure et d'immersion dans la vie vraie - j'y suis allé pour moi, par pour eux, mais pour être avec eux, oui, et je m'y suis surtout fait des amis - Inde, Chine, Cambodge, Palestine...) dans des pays du "Sud", dans des pays souffrants - avec pour projet à l'origine d'y passer toute ma vie - mais ça n'a pas marché.

D'expérience, je ne supporte pas les discours infériorisants des organisations internationales et ONG humanitaires etc. sur les pays et populations du "Sud", même quand et surtout quand c'est pour les aider - c'est comme les discours des adultes et autres éducateurs sur les enfants et les jeunes, "c'est pour leur bien", etc. Je suis anarchiste, populiste, démocrate. Je ne crois pas en l'émancipation par le haut ni par l'extérieur. Les peuples, les populations, les femmes, les enfants doivent s'émanciper eux-mêmes. Je suis très dubitatif sur l'action des ONG internationales - y ayant participé - et même de celles modestes et de terrain comme Enfants du Mékong - scolariser des enfants, très bien, mais pour les envoyer dans des écoles de commerce, d'ingénieur, de communication, d'informatique, ou d'hôtellerie et de tourisme... Car c'est majoritairement de ça qu'il s'agit - en tout cas c'est le modèle choisi ! Je préfère les projets locaux comme Krousar Thmey au Cambodge ou Ashalayam en Inde. Je suis absolument favorable aux projets locaux et aux inititaives locales. Les personnes et les peuples doivent s'émanciper eux-mêmes. Le problème est que quand on veut les y aider de l'extérieur et par le haut, on pervertit la dynamique - on dit aide et non assistanat mais quelque part on est illico dans l'assistanat - et un néo-colonialisme humanitaire, car ce sont les Blancs, les Européens qui drivent encore, en se payant la bonne conscience en plus d'aider les autres - l'expérience humanitaire devenant un passage obligé ou recommandé et valorisé de la jeunesse bourgeoise catho qui peuple massivement de nombreuses ONG françaises (à elles seules, la DCC, la Fidesco et les MEP envoient la quasi totalité des Volontaires de Solidarité Internationale de la France...) - expérience qui se fait d'ailleurs de plus en plus à domicile ou presque : au sein des populations immigrées des banlieues françaises. C'est très bien tout ça, et en même temps il y a là derrière un arrière-goût qui me dérange. Comme une satisfaction de soi, enfin un truc, quoi. Dieu me garde d'être jamais satisfait de moi. Dieu me garde de ne jamais prétendre aider ou accueillir les autres. J'ai baroudé dans des tas de pays, et j'y suis allé pour barouder, pour voir des hommes et des femmes, des vrais, vivre, rire, marcher, travailler, boire et manger avec eux, faire la fête, faillir mourir de coma éthylique même (avec es Tibétains catholiques), avoir des amis, s'ennuyer aussi parfois ou franchement s'emmerder par moments, bref, la vie, quoi.

Après, ce sont des humains comme toi et moi, comme mes élèves tahitiens de l'an dernier ou mes élèves de cette année en Guyane - Français, Guyanais, Créoles, Brésiliens, Bushinengés, Amérindiens, Latinos, Chinois, Hmong, de toutes les couleurs et tout mélangés - je ne le vois même pas, il faut que je prenne du recul pour me dire de temps en temps : "mais tiens, en fait, il y en a de toutes les couleurs..." Je ne sais pas comment dire, j'ai eu et ai des amis arabes, musulmans, etc., (juifs aussi, et homos, etc.), je ne vois pas la différence en fait.

Un humain est un humain, point barre, et je me réjouis qu'il y en ait tant de différents, culturellement et physiquement, "racialement", je trouve ça génial toute cette magnifique diversité non pas seulement culturelle mais aussi physique, "raciale" - une telle diversité de types physiques, et autant d'incroyables mélanges, c'est génial, c'est fascinant, c'est extrêmement esthétique - au sens fort.

Je ne suis pas pour autant favorable à une immigration massive, qui est une catastrophe générale - des dizaines de millions de migrants qui vont s'entasser depuis des décennies dans d'immondes cités ou à la va vite dans des bidonvilles, je ne trouve là rien d'idéal ni pour eux ni pour nous.

C'est une conséquence inéluctable du système économique mondial, mais je ne me réjouis pas d'une joie mauvaise de ces tragédies de masse (même s'il m'est souvent arrivé de le faire dans un apocalyptisme que je retrouve dans ton message et dans lequel je me reconnais aussi).

Je ne suis pas pour de médiocres référendums d'initiative populaire, vagues emplâtres et amuse-gueules, mais pour une démocratie référendaire intégrale à base locale tout ce qu'il y a de plus concrète : par exemple, concernant les immigrés et réfugiés, que chaque commune, arrondissement, quartier, décide concrètement combien de personnes ils sont prêts à accueillir, comment, où, etc., avec un travail préparatoire, et non pas des personnes anonymes mais des personnes avec une histoire, un parcours, un visage. Je suis sûr que si on sort des généralités et qu'on entre dans le concret, dans la responsabilité individuelle et collective locale, c'est la générosité qui répondra - une générosité réaliste, raisonnable, concrète, mesurée - mais réelle.

Voilà.

Quant aux évêques et autres prélats avec leurs villas et gentilhommières, leurs chauffeurs, cuisinières et secrétaires etc. (je témoigne d'expérience), qu'ils commencent par prêcher d'exemple - et s'ils veulent garder leurs confortables évêchés pour eux, ces princes et rentiers de l'Eglise, ils peuvent très bien peupler de réfugiés les très nombreux presbytères, ermitages, et autres biens immobiliers vides dont leurs diocèses sont remplis (et là encore je témoigne d'expérience) - mais non, ces monseigneurs (quelle appellation quand on y pense) préfèrent prêcher l'accueil à leurs ouailles tout en gardant la main sur les biens de l'Eglise qui sont certes avant tout les biens des pauvres, mais bon, pas trop directement quand même - en caressant l'espoir qu'une communauté nouvelle ou brésilienne ou même au pire un curé africain viennent en remplir quelques-uns, ça vaudra toujours mieux que des familles entières - et un peu trop souvent musulmanes qui plus est. Mais bon, on pourrait déjà remplir les presbytères etc. vides de France et d'Europe de réfugiés chrétiens - pour commencer.

A : Juste avant de partir au lycée, ce mot pour vous dire que je vous lis avec émerveillement, même si la douleur domine vos témoignages. Je parle de cet émerveillement à la contemplation d'immensités sauvages et tourmentées, paysages éternels tels qu'on croyait ne plus en voir en notre époque où la surface du globe est couverte, encroûtée jusqu'au ciel asphyxié de vérole techno-capitaliste, je veux parler de vos âmes rebelles.

S : Au plaisir de te lire dans cette discussion !

Merci F. pour ce long témoignage autour de ton parcours, dont j'admire franchement la richesse des expériences qui le jalonnent. Tant bien que mal, j'aimerais prolonger la discussion en différenciant bien deux choses, les personnes et les idées, la complexité des parcours de chacun de nous à prendre en compte et la clarification intellectuelle intransigeante à mener.

Une dimension de ce que tu écris me touche vraiment, même si je ne prétends pas en être capable, et que tu as bien raison de nous rappeler : pouvoir parler à tout être ! Refuser de réduire une personne à ses adhésions idéologiques! Voir au-delà du discours idéologiquement bien huilé de chacun...

Oui, nous avons tous un cheminement existentiel et intellectuel tortueux. Oui, d'où que nous venions intellectuellement et politiquement, nous avons tous des oeillères; oui le chemin est long et laborieux pour s'en affranchir.

De mon côté, je pourrais parler longuement de la gauche bien-pensante, lectrice du Monde, de Libé et du Nouvel Obs, à laquelle par habitus familial j'ai connement adhéré, avant (à la suite de ma conversion) de la rejeter viscéralement pour son hypocrisie, sa superbe pseudo-humaniste et sa lâcheté fondamentale : Tous ces éditorialistes "pro-migrants" qui n'ont jamais parlé à un migrant de leur vie. Tous ces "sociaux-démocrates humanistes" et grands apôtres de toutes les "solidarités", et promoteurs dans le même temps d'une économie "moderne et réaliste" (traduction du dico-novlangue : inhumaine, destructrice de toute vie, semant partout le poison de la division, de la compétition et de l'égoïsme).

Je le confesse, j'ai baigné là-dedans. Tu ne peux imaginer à quel point j'étais politiquement un vieillard quand j'avais 20 ans. Je m'en cacherais de honte.

Il en va donc ainsi pour nous tous, pour toi, pour A, pour moi...et bien sûr aussi pour Julien Langella. Je ne le connais pas, mais je respecte cette complexité de son histoire tout en haïssant les idées qu'il profère sur tweeter.

Aurait-il évolué différemment s'il avait rencontré les chrétiens indignés il y a quelques années? Je n'en sais rien. Je me rappelle assez vaguement de cet épisode, de ses tenants et aboutissants, et je peux admettre ta critique quant à notre "fermeture" d'alors. Mais...

Drôle et déroutante époque en effet que la nôtre où les lignes intellectuelles bougent dans tous les sens, ouvrant aux rencontres les plus riches, improbables et impensables il y a seulement quelques années, et qui en même temps appellent à beaucoup de discernement et de vigilance. Je ressens profondément cet état d'équilibrisme précaire et incertain dans lequel nous sommes désormais : l'envie d'être surpris, de rencontrer des gens dont les parcours sont diamétralement différents des nôtres et auxquels je me serais fermé il y a quelques années du fait de mes a priori intellectuels (dont je ne suis certes pas complètement débarrassé, loin s'en faut); et en même temps une méfiance instinctive devant toutes les confusions ou ambiguïtés politiques qu'elles peuvent entraîner si on n'y prend garde. Car quand les brèches s'ouvrent grand, au milieu des trésors d'humanité qui s'engouffrent, les rusés suivent au galop.

Je me méfie comme de la peste aujourd'hui d'une certaine écolo-décroissance plus ou moins reformatée dans le paradigme ethno-différentialiste. Ces néo-villages néo-gaulois et survivalistes, où l'on cultive le potager bio et festoie autour du feu entre white only, avec les armes de guerre bien rangées dans le placard en cas d' "invasion barbare" : très très peu pour moi!

L'ethno-différentialisme est la grande peste intellectuelle de notre temps. Et il faut la voir résolument comme l'aboutissement, la figure ultime du libéralisme, cette machine à enfermer les individus et les communautés sur-elles-mêmes. La paranoïa est le fruit de l'arbre libéral, la guerre de tous contre tous sa marque de fabrique. Il a bon dos le "réenracinement" auquel certains se prévalent en citant doctement Simone Weil pour ne pas dire "purification ethnique". Evidemment que d'autres se réfèrent à Weil pour de toutes autres raisons!

Lire et relire Illich dans La corruption du meilleur engendre le pire : son interprétation de la parabole du Bon Samaritain, qui, par la révolution du Christ en nos vies, fait complètement voler en éclat l'identification de la charité à la "préférence ethnique"!

Voilà, brièvement, beaucoup trop brièvement sans doute, ces quelques éléments que je voulais apporter en complément à notre discussion.

Amitiés à vous.

A : Paix à vous! Hello! Bonjour! Salam alaykoum!

C'est ainsi que nous nous saluons souvent à notre petit camp d'Afghans, en mettant une main sur le coeur. Pardon de n'avoir pas encore le temps de répondre comme je le désire, à la lecture de vos mails qui me travaillent à l'âme! Lundi mes terminales rencontraient des jeunes migrants mineurs d’ici, en hébergement hivernal avant???, avec leur équipe encadrante, des jeunes d'une générosité qui n'a d'égal que leur niveau de réflexion et de culture sur la question de l'immigration. Des bac+++ qui vivent auprès de ces naufragés du mondia-Méduse. Quand un jeune de 16 ans, un géant au physique de boxeur s'interrompt d'un coup, la voix soudain brisée, en parlant de son papa qu'il a laissé au pays, le silence d'une centaine d'élèves tombe plus lourd que la poix polluée qui colle partout ici.

Tout-à-l'heure, je ferai ma  première immersion sur la Place Perp, la "zone populaire" de Saint-O, avec quelques amis NuitDebout. Sans annonce préalable.

Ce besoin de plonger dans l'inconnu. De rencontrer la souffrance de notre pays, mais aussi d'aller y chercher son âme sous les décombres. J'irai, avec vos témoignages, réflexions, questions à l'intime de mes pensées. Je vous laisse aussi, une amie NuitDebout nous a préparé de la soupe et j'ai promis de passer chez elle. De tout coeur, A

F : Merci pour ces partages !

Je dois dire que moi je prends tout - et les "jungles de Calais", et les camps afghans, et les villages néo-gaulois, et les écolo-décroissants post babas et les survivalistes, et les chrétiens indignés ou (Nuit) debout et les cathos zids et les zids pas cathos et les néo-païens et les rassemblements Rainbow des néo-hippies New Age, et les Black Blocs et les No-Tav et les ZAD et les épiceries générales de Tarnac et d'ailleurs et autres Comités invisibles, etc. Et les indigénistes, autochtonistes, autonomistes, indépendantistes, régionalistes, micro-nationalistes - ethno-différentialistes ou non (les ethno-différentialistes ne représentant pas grand-chose à l'échelle de la France ni du monde). De mon point de vue, immanent, incroyant, matérialiste (et non transcendant, croyant, spiritualiste), tout cela bariole et bigarre, diverge et converge en même temps. L'essentiel pour moi la rupture anticapitaliste et écologiste intégrale/radicale/profonde, anti-industrialiste, anti-productiviste, etc. - bref avec une civilisation qui détruit le monde, la nature et l'humanité - tout le reste est pour moi secondaire (l'humanisme inclus). Je ne suis vraiment pas, vraiment pas sectaire, je suis plutôt relativiste - disons, relativiste relatif ou relativement relativiste - étant écologiste, je devrais dire relationniste.

Pour moi, je l'ai déjà dit et écrit, la vie d'un humain ne "vaut" pas plus que celle d'un loup, et peut être même relativement moins, étant donné le nombre respectif de loups et d'humains sur terre - sans parler des baleines (avec ma femme et mes enfants, j'ai nagé avec des baleines à bosse en Polynésie, au large de la maison - incroyable ! J'ai aussi vu deux fois un loup sauvage en liberté, une fois au Tibet et une fois en France).

Je suis d'un naturel plutôt généreux (il ne s'agit pas d'une qualité ni d'une vertu morale mais d'un caractère curieux et expansif - facilement agressif aussi) et plutôt porté à aider mon prochain, qu'il soit chien ou humain - d'ailleurs nous avons ramené un chaton mourant du Pérou devenue une très jolie jeune chatte tigrée nommé Pucallpa d'après la ville amazonienne où nous l'avons trouvée et qui vient de mettre au monde deux chatons (plus un mort-né) et nous avons récupéré et soigné ces derniers jours deux chiots de la rue éclopés - qui répondent aux noms de Monocle (cru borgne au début, mais soigné d'un ulcère à l'œil) et Raspoutine (nom donné par mon fils aîné de sept ans qui le trouvait lui ressembler). Je suis plutôt opposé théoriquement au trop-plein d'animaux domestiques (comme je suis opposé à la surpopulation humaine) - mais le prochain c'est le prochain, qu'il soit chien, chat ou humain...

J'ai d'ailleurs tendance à considérer (comme Bloy ou Claudel) les animaux davantage comme des victimes que les humains, puisque les animaux sont absolument innocents de la destruction qu'ils subissent de la part des humains - alors que les humains en sont collectivement les seuls responsables et coupables, même s'ils se détruisent eux-mêmes et même s'ils détruisent de nombreux innocents parmi eux - à commencer par les enfants.

Je n'ai jamais été un vieillard - plutôt un éternel adolescent immature - mais l'essentiel c'est de sans cesse rajeunir - renouveler sa jeunesse comme l'aigle !

S : "Il faut très longtemps pour devenir jeune" P.Picasso

Par ailleurs, « tu prends tout ». Et bien moi, non. Que notre grande ouverture d’esprit et notre volonté affichée de nous ouvrir à chaque être, ne soit pas le subtil alibi de nos équivoques et ambiguïtés idéologiques et politiques ! En toute franchise, c’est parfois (je dis bien parfois) ce que je ressens en te lisant. Je ne rejette jamais les personnes en bloc, mais certaines idées, sans l’ombre d’un doute, si ! (y compris une grande part de celles qui furent les miennes il y a 15 ou 20 ans). Je ne suis résolument pas relativiste, qui est une variante parmi d’autres du libéralisme.

F : Bon, je prends tout, mais pas n’importe quoi non plus ! Je prends tout ce qui est bon, tout ce qui intéressant – il y a des éléments intéressants dans la pensée libérale aussi et je suis aussi « libéral » en un certain sens et sur certains aspects… Mais je reste relativement relativiste, ou relativiste relatif, ou relationniste… Et je suis ambigu et contradictoire, ce que j’assume sans aucune difficulté !

« Est-ce que je me contredis ?

Très bien donc, je me contredis.

Je suis vaste, je contiens des multitudes. »

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Il faut lire Le nommé Jeudi de Chesterton, et notamment (tenter de suivre) le nommé Dimanche !

« Tu ne comprendras ni ces feuilles ni moi,

Au moment même où tu croiras m’avoir saisi, je t’échapperai

Attention : Tu vois, je t’ai déjà échappé. »

(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, 1855)

Je ne suis définitivement plus monothéiste ni idéologue d’ailleurs – je suis homme de peu de foi, ou de pas de foi – même si tout est croyance finalement – je reste assez pascalien dans mon scepticisme – « pyrrhonien, géomètre (mais plus) chrétien » - pascalien moins la foi – assez humien peut-être (que je découvre).

« Quand persuadé de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence ? Non. Alors mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. » (David Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748)

Nous venons de voir en classe sur proposition de mes élèves le film La vague (Die Welle) avec mes élèves qui font un exposé dessus - à méditer. J'hésite à leur montrer Fight Club (en-dessous du roman éponyme de Chuck Palahniuk mais intéressant quand même...).

Je ne pensais pas être d'accord un jour avec Dandrieu - en tout cas, avec cet article, pas avec son livre (et ses attaques systématiques et exagérées contre les papes de Pie XII à François) dont Christophe Geffroy fait une très juste critique (ainsi que de celui de Le Morhedec) dans la prochaine Nef : http://fr.aleteia.org/2017/01/25/la-nouvelle-tentation-cathare/

S : Franchement dubitatif F. D'accord avec quoi ???

Acculés, mis en lumière dans leur insondable hypocrisie, les bourgeois-catholiques adoptent toujours alors la stratégie du dos-rond.

Les rusés...

Eux qui sont tellement imbus d'eux-mêmes, de leur si haute civilisation et de leur très bonne morale, qui fait d'eux en chaque instant des inquisiteurs et traqueurs de déviants, les voilà qui soudain nous arracheraient des larmes en adoptant la belle posture des très humbles et des pauvres victimes incomprises, en revendiquant la diversité des "chemins de conversion" et les vertus évangélisatrices du "catholicisme culturel". Tiens donc, on apprend que l'évangélisation leur tient tellement à cœur.

Eux qui haïssent le pape François sur qui ils crachent depuis des années notamment au sujet des questions migratoires, les voilà qui s'empressent de s'y référer, qui plus est pour se faire tout à coup les chantres de la tolérance et de la largesse d'esprit ("Qui suis-je pour juger?" snif snif); les mêmes qui ne tolèrent pourtant rien d'autre que ce qui leur ressemble traits pour traits, eux qui n'ont rien à apprendre de quiconque n'est pas membre du club.

Eux qui ignorent tout du peuple qu'ils méprisent, infiniment trop propres pour s'y mêler un tant soit peu; eux qui ne connaissent que l'odeur des salons, des colloques et des petits fours, les voilà qui fustigent "le mépris du catholicisme populaire". Atroce propension du bourgeois à faire semblant de s'identifier aux aspirations du peuple, quant il s'agit de mieux le manipuler, mieux le pervertir et mieux se le mettre dans la poche.

Ah, le coup des "très purs", on nous l'a tellement fait! Les catho-libéraux, poussés dans leurs derniers retranchements, utilisaient exactement le même argument fallacieux face à l'offensive des chrétiens écolos venant troubler leur bonne conscience de catholiques repus. Ainsi, ces cathos écolos ne pouvaient bien évidemment être que des "très purs" (allons donc, des pharisiens!), des "donneurs de leçons", "culpabilisants", "diviseurs" et "manquant cruellement de charité à l'égard de leur coreligionnaires". C’est plutôt ici pour ma part que j’établirais la comparaison avec Stanislas de Larminat...

A : A mon sens on ne peut à la fois être identitaire et adhérer à la foi chrétienne pour qui « Dieu est plus intime à moi-même que moi-même », être identitaire et accueillir la culture française, où « je est un autre ». Procession divine s’abîmant au cœur de l’homme et exode en soi de l’immanent étranger sont constitutives de l’identité du français chrétien.....

S : Centré sur le mystère trinitaire, le père Garrigou-Lagrange (cité par Maurice Zundel) exprimait la même chose en ces termes : «Le Père donne à son Fils toute sa nature, le Père et le Fils la communiquent à l'Esprit Saint (…) Ces trois Personnes divines essentiellement relatives l'une à l'autre constituent l'exemplaire éminent de la vie de la charité. Chacune peut dire à chacune : «Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi » (Jn 17, 10)»

A : Le christianisme identitaire, pour ce que j'en constate personnellement, voire en subis, n'a pas plus à voir avec la foi populaire des pardons bretons et des pèlerinages traditionnels, patronages,... que le radicalisme islamique aujourd'hui n'a à voir avec l'Islam traditionnel.

Parce que nos sols se sont dérobés, et que nous vivons en a-réalité.

Nos ancêtres vivaient dans un réel concret, dans un quotidien communautaire de voisinage, on se signait devant le calvaire qui fait face à la mer en retirant sa casquette huileuse, avec une pensée pour le cousin, le fils, là-bas sur les flots, les petites filles déposaient des colliers de pâquerettes sur la statue de la Vierge en chantant les cantiques appris sur les genoux de la grand-mère,....C'était une foi qui collait à la terre des sabots des bêtes comme des hommes, qui s'élevait pure comme l'air vif de nos campagnes, où même la puanteur des cadavres était évangélique. Une foi qui transpirait d'une nature dont le silence d'alors était encore louange au Créateur, et l'homme y mettait ses pauvres mots selon son patois. Nous vivons dans un monde complètement artificialisé, virtualisé jusqu'au néant: plus de nature, mais un vacarme assourdissant, jusque dans nos alcôves qui n'ont plus rien d'intime, sons stridents d'un monde en déréalisation, dont on ne sait si c'est acouphènes d'un intérieur exsangue ou échos d'un monde déjà mort, expulsé à des mille d'année-lumière. L'individualisme du consommateur n'a pas seulement tué la communauté, il a dévitalisé de l'intérieur nos contemporains.

Faute de nerfs qui nous enracinent à la vie, nos contemporains cherchent dans les électrochocs de sensations artificielles, des pixels d'écrans, un artefact de vie.

Les crèches et le saucisson de nos identitaires sont devenus des produits de consommation choisis par une campagne marketing, parce que lancés dans une pub au moment du packshot ils programment des réactions stéréotypées genre "acheter français", "casser du musulman", "voter pour x". Plus rien à voir avec la crèche de nos grand-parents que l'on sortait de la boîte à biscuits, plus rien du saucisson que l'on sortait religieusement du torchon et coupait à l'opinel tandis que le train chahutait ses bancs de bois.

Aux petits islamistes la kalach en plastique made in China, aux nôtres les santons de plastic made in China. La vérité, c'est que nous sommes tous à ce point dénaturés, nos corps sous cellophane bourrés aux hormones, nos cerveaux en bouillie de pesticides, nos rêves tournés en studio, que nous sommes tous cathares. En haine du corps parce qu'en destruction de la nature. Dieu s'est incarné pour rejoindre l'homme.

Désincarnons l'homme pour qu'il rate le rendez-vous amoureux. C'est pourquoi je pense que le préalable à la foi pour nos contemporains, c'est la nature. Il nous faut en passer par un panthéisme d'enfance pour que Dieu y vienne couler l'huile de son Esprit transcendant. Il nous faut ressentir la puissance magnétique du menhir pour y graver la croix, à coups de burins où se blessent nos mains tandis que sautent les éclats de granit.

Si je te comprends bien F, tu n'es pas nihiliste, tu es polythéiste? Le nuancier merveilleux de la vie sous toutes ses formes, les cultures que l'homme en tire selon son génie, t'occupe tout entier, au point de ne plus trouver place pour une transcendance, inutile à ta béatitude, menaçante pour tes divinités chéries? Un jour vient où la nature elle-même se fait silence, et dans son silence, comme hier Saint Augustin, tu entendras ce " Ce n'est pas moi" qui est hommage de la créature au Créateur.

Mais un retour à la foi sans retrouvailles avec la nature, une conversion de l'âme sans exultation du corps, c'est foi de cathare.

Il nous faut nous réincarner dans la chair de notre terre, de notre pays réel, pour que revivent nos corps, pour que renaissent nos peuples, pour que Dieu nous y rejoigne. La foi intégrale passe par les pieds. Dans la boue.

Et comme nous sommes en faim de famille, de fraternité, de royaume terrestre, de mère patrie, la modernité a créé ces monstruosités que sont les radicalismes, royaumes virtuels, Califat de jeu vidéo, France de télé réalité, où se perdent les âmes en exils de leurs corps de chair, happées par des avatars de saints, de héros, de martyrs de studios où elle se noient.

Ce matin mes BTS écoutaient un jeune guinéen demandeur d'asile. Pendant une heure il a improvisé sans le réaliser un cours magistral de géopolitique incarnée pour nous raconter sa vie. Sans aucun retour en arrière, sans hésitation aucune, tant toute la maturation de son projet de vie est tension vers cette France pour laquelle il a risqué sa vie et traversé l'enfer. Une mère réfugiée du Sierra Leone, un père guinéen, le Libéria à 3kms de sa ville natale, la bauxite, les fleuves, la décolonisation, les présidents, la corruption, les menaces de mort, et toujours, comme une petite musique, l'attrait pour la France "nous sommes liés par notre histoire, nous sommes liés par la langue", (et pourtant il en parle cinq), la fuite, l'opération Serval, qui a repoussé les islamistes dans le haut du Mali, « là », et son doigt dessine pour nous la carte de son périple: puis l'Algérie, le désert, les touaregs, les amis morts qu'on ne peut pas enterrer parce qu'il faut toujours rouler pour éviter les terroristes, puis le Maroc, le nord, puis le sud, Laayoune, les bateaux de migrants qui partent vers les Canaries, pour cinq qui tentent de les atteindre, quatre qui ratent les îles et s'enfoncent dans cet Océan sans rivage pour leurs cadavres en dérive, non, pas cette mort!, remontée vers le nord, la police marocaine qui vous ramène au désert, les enclaves espagnoles et leurs rangées de murs, les "entainements": ces actions organisées, coordonnées à 800 migrants lancés , mains bandées pour limiter les blessures, crochets fixés aux semelles pour escalader les murs, si tu tombes, c'est la mort, pour 200 au mieux qui passent, des blessés innombrables, et les morts. Le zodiac qu'il faut cacher des heures avant de partir dans une mer qui change et les vagues qui remplissent l'embarcation, le sauvetage in extremis, l'Espagne, on est bien! mais c'est la France mon pays, je ne veux pas m'arrêter, je n'ai pas fait tout ça pour m'arrêter si près de mon but. Paris, Lille, le parc des Olieux, les amis qu'on se fait, et puis le Centre de Répit.

Il nous livre en même temps que ce cours d'histoire contemporaine ses débats intérieurs, et ce faisant témoigne d'un amour pour notre pays qui me fait honte de n'être française que par naissance, quand lui a conquis cette terre qu'il aimait sans la connaître au péril de sa vie, "parce qu'on est lié par l'histoire et par la langue", et "la France c'est la démocratie", lui qui craignait les geôles où l'on jette et oublie des enfants parce qu'il ont osé critiquer le pouvoir.

Sa France conquise de haute lutte me semble plus réelle que celle de nos jeunes identitaires qui fantasment sur une monarchie à la Walt Disney, haïssent un peuple qu'ils fuient dans la vraie vie, dessinent leur France idéale à coup de j'aime sur les réseaux sociaux.

Oui S ces migrants c'est le retour au réel sous forme de boomerang!

Mais ce retour peut aussi nous être cette claque salutaire qui nous sort de notre sommeil paradoxal pour nous ramener à nos corps, et nos corps à notre terre.

S : "Dieu s'est incarné pour rejoindre l'homme.

Désincarnons l'homme pour qu'il rate le rendez-vous amoureux."

C'est exactement ça !

Et c'est un non-chrétien, Günther Anders, qui a le mieux compris la désincarnation à l'oeuvre.

Nos racines et notre identité chrétienne au format Justin Bridou ou Playmobil ... http://unpontlance.wixsite.com/cathos-ecolos/sois-comme-nous

Oui A, irrépressible besoin de renouer avec la nature profonde et la vie incarnée. C'est sans doute ce qui nous relie tous les trois.

Dans ma vie parisienne, ce manque vital est ma souffrance quotidienne. Immense besoin de retrait vers cette nature bienveillante, qui n'emmerde personne, qui ne se fout de la gueule de personne, qui continue de faire discrètement ce qu'elle a à faire malgré tous les coups qu'elle prend dans la tronche.

Les loups F ! Ils sont revenus aux portes de Paris, en Seine et Marne, Essonne, probablement forêt de Rambouillet. Et seulement m'imaginer cette relative proximité me remplit de joie!

Quant au "christianisme culturel" tant mis en avant par Dandrieu...

"l’apport du christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds, c’est-à-dire le service et le don de la vie."

Pape François

Simple et limpide. Nous ne prenons plus l'Evangile au sérieux. Comme un trop vieux vestige du passé...

Voilà pourtant je crois la réponse définitive à la question du "christianisme culturel". Voilà pourquoi le christianisme n'est pas d'abord une culture de la crèche et du clocher à préserver jalousement, mais une incomparable révolution du coeur, une inimaginable mutation humaine, déjà en germe, vouée à un accomplissement intégral : le dernier stade de l'hominisation comme dit Girard. Voilà pourquoi j'aime le christianisme et voilà pourquoi cette parole du pape (sans faire la chochotte), me rappelle que non seulement je ne suis pas un "pur", mais que je suis, ni plus ni moins que Dandrieu, indigne d'être chrétien.

Voilà donc ce qui va, probablement, se produire, au nom de notre "culture chrétienne", de nos "racines chrétiennes", de nos crèches et de nos clochers à défendre : un verrouillage et une artificialisation sécuritaire généralisés, des murs en béton partout, la délation high tech, la chasse aux migrants et aux musulmans avec appli smartphone, bref la purification (tech)ethnique sous la houlette de Trump et autres Le Pen.

Evidemment, ce projet aussi vain qu'ignoble échouera, à l'épreuve du réel. Et au milieu des décombres et des cadavres, couverts de hontes, on finira, peut-être, par prendre l'Evangile au sérieux.

F : Oui, tu as parfaitement raison sur la posture hypocrite, dont je ne suis pas dupe, je suis juste d'accord sur le catholicisme populaire et l'Eglise pour tous - après, tu as raison, dans la bouche d'un FSSPX comme Dandrieu, ça fait doucement rigoler - voilà pourquoi je disais que je ne pensais pas être un jour d'accord sur quelque chose avec Dandrieu.

S : La "nouvelle tentation cathare", parlons-en...

Ce qu'on aurait envie de dire à Dandrieu et consorts, c'est précisément ceci : si on combat vigoureusement le catholicisme libéral et/ou identitaire, ça n'est pas pour lui opposer notre "pureté" à nous, admirables et "vrais chrétiens".

C'est justement et très exactement le contraire; si on combat ces impostures idéologiques, c'est d'abord pour retrouver la liberté de dire "Je crois en Jésus notre seule et unique Sauveur, mais je n'arrive pas à être chrétien, ou si peu ou trop peu".

Combattre ces impostures, c'est dire à voix haute : arrêtons, TOUS, de se vivre en Parfaits et en "bons chrétiens" venant donner des leçons de civilisation, de patriotisme et de morale familiale à la terre entière. Commençons par nous reconnaître malades, impuissants, et, si souvent (par des détours dont Dieu seul connaît le secret), beaucoup moins "bons chrétiens", que tant d'êtres qui revendiquent et affichent pourtant leur athéisme voir leur anti-christianisme.



F : Je n'idéalise guère le catholicisme populaire de nos ancêtres - notamment pour avoir vécu ce qu'est réellement un christianisme populaire et identitaire (et ultra minoritaire en même temps et identitaire peut-être parce que ultra minoritaire justement) deux ans à Taybeh en Palestine (1300 habitants, 3 paroisses latine, melkite et orthodoxe) et également plus d'un an chez les Tibétains catholiques du Yunnan - la réalité est moins lyrique que nos écrits et nos fantasmes.

Un petit malentendu peut-être : je ne parle pas de christianisme identitaire au sens des "identitaires", mais au sens du catholicisme populaire - qui a largement disparu en France avec le catholicisme tout court - et dont le "christianisme identitaire" est peut-être une forme de tentative de résurgence postmoderne ultra minoritaire ? Je ne sais pas, mon dernier séjour en France était en 2012-2014, je ne suis pas sur les réseaux sociaux, et à part les courriels je n'utilise guère internet, je ne lis pas la presse sauf ce que les copains m'envoient, etc. Je ne sais pas ce que sont les identitaires etc. Comme je l'ai dit, j'ai été facho solitaire à douze-treize ans, puis quand j'avais quatorze-seize ans on a été roycos autonomes avec quelques potes (le royalisme plutôt de "gauche" - Proudhon, Lys Rouge, etc., faisant office de sas de sortie de l'extrême-droite) - et à part une partie de l'enfance (à partir de sept ans revenu en France) avec une partie de ma famille catho tradi et Front et donc baigné dans cette ambiance - voilà toute mon expérience réelle de l'extrême-droite. Je ne sais pas ce qu'est le "christianisme identitaire" au sens des "cathos identitaires" dénoncés par Plunkett et Le Morhedec - je ne vois pas de qui et de quoi il s'agit à part Langella et à vrai dire je ne sais pas du tout où en est ce dernier depuis que j'ai été quelques fois en contact avec lui via l'OSP au début de sa conversion - mais je ne crois pas qu'on puisse le confondre avec ce qu'on appelle le "catholicisme populaire" ni même les "chrétiens culturels" ou le "christianisme culturel" qui est le rejaillissement du christianisme dans la culture.

Je ne suis pas polythéiste ni païen, je suis au sens strict agnostique, athée, matérialiste, moniste, immanentiste, naturaliste, écologiste... Et je suis d'accord avec toi sur le retour à la nature - retour prioritaire au primordial. Pas nihiliste, non, plutôt ontiste, matiériste, universiste, cosmiste...

Très beau récit de conquête de la France, A, magnifique contrepoint du Camp des saints de Raspail (lu à douze ans, effectivement) mais sans le contredire au fond - un autre point de vue sur le même phénomène. Ta réaction de "honte d'être Française seulement de naissance" pourrait prendre place dans ce roman - et le témoignage du jeune Guinéen me fait penser aussi au "Français de Pondichéry", un Indien fier d'être Français qui fait partie de la poignée de "résistants" mis en scène par Raspail (si je me souviens bien).

En fait je ne suis même pas patriote. La France je m'en fiche, je peux bien la laisser aux Guinéens ou à qui la prendra. J'ai toujours rêvé et essayé de fuir la France et rêvé de m'installer au Canada notamment - en forêt, au bord d'un lac.

L'enracinement ne m'intéresse que comme réalité expérientielle, comme expérience réelle à vivre, rapport à une terre (et non à une communauté imaginaire et encore moins une nation). Lire Charbonneau, Les Jardins de Babylone - magnifique. Et même l'enracinement paysan fantasmé de l'ancienne France m'angoisse- il suffit de lire des récits et témoignages de paysans mêmes pour arrêter net d'idéaliser la civilisation paysanne et sa mentalité...

On va sans doute rentrer en France s'installer dans une campagne aussi perdue que possible - mais c'est cette possibilité de campagne perdue qui nous fait rentrer en France, car la France elle-même nous fait fuir.

Pour moi, il me semble que le seul christianisme populaire possible dans un contexte de déracinement massif aussi bien des populations "natives" qu'immigrées (lire Debord là-dessus, qui avait bien compris comme Weil que la modernité déracinante et avant tout l'Etat-nation même fait de nous tous des déracinés et des immigrés dans notre propre pays, des éternels migrants même sédentaires) est du côté de la théologie de la libération, de la théologie du peuple, etc. Nous avons beaucoup à apprendre en Europe de l'expérience ecclésiale et populaire multiforme de la théologie de la libération pour un vrai christianisme populaire et une Eglise pour tous, de tous et par tous.

A : Amour de la nature qui rejoint mon expérience personnelle, ayant eu la chance dès l'enfance de trouver dans la nature la bonté enveloppante que je ne trouvais pas à la maison. "Penser comme un rat" de Despret et "Un homme parmi les loups" de Shaun Ellis sont des références que je reprends en cours d'initiation à la philosophie, où je travaille sur l'émerveillement devant le mystère de la vie, à retisser les liens rompus entre tous les vivants.

Je dois ma liberté d'aujourd'hui à des rencontres, mais aussi aux derniers instants d'un chat. J'en parlerai à l'occasion. J'ai reçu aussi je crois de ma grand-mère bretonne, élevée en Provence, un don de communion à la nature. Et pourtant je suis une grande maladroite avec les plantes comme les animaux! Mais je les sens sensibles à ma maladresse, et comme compatissants.

Ce texte que tu connais S.

"Le présent est révélation du passé.



Mamie-arbre de vie.



Cela faisait si longtemps mamie chérie ! Plus d’un an, deux peut-être ?

Enfin te retrouver dans ton chez-vous inchangé, Papy toujours, plus que jamais, à tes côtés. Frêle et un peu dépassé –qui ne le serait ?-gardien du mystère de ta personne.

J’arrive avec une valise de conseils de maman, du linge propre, pour le lit et la toilette.

Tu es là, sur le lit médical derrière la table du repas quotidien.

Assise, dos courbé comme sur un enfant invisible que tu berces doucement, concentrée en toi. Tu m’entends, et voici : tu ouvres les bras, et je m’avance au profond de ton lit, au profond de ton cœur, d’un coup happée par une tendresse infinie, bouleversante : c’est moi que tu berces, oh ma petite mamie ! Et tes bras immenses qui m’enlacent avec une douceur, ta joue d’écorce chaude et douce infiniment, et ton corps nid d’amour qui me prend tout entière, réveillent en moi la sève de mon enfance oubliée. Jamais je n’ai été ainsi enlacée, mais cette chaleur si pure, cet amour donné sans retenue aucune aujourd’hui, je le reconnais, qui m’a sauvé enfant de la non-vie d’une éducation dont la tendresse est bannie. Comme tu sais aimer petite mamie !



« On va faire la toilette, mamie ? »

Tu dodelines de la tête, une jolie moue d’enfant sur ton visage à présent ouvragé comme un vieux chêne, et ce regard intense, brûlant, toi qui ne vois plus aujourd’hui que l’invisible, qui ne peux reconnaître les visages des tiens, mais qui vibres à la musique secrète des coeurs.

« Tu n’aimes pas te laver, hein ? Comme moi enfant. Une toilette de chat, c’est ainsi que tu disais, tu te souviens ? On va faire une toilette de chat ? »

Tu souris et répètes en chantonnant : « une toilette de chat ». Et tu t’abandonnes gentiment, avec ton beau sourire, à ma détermination.

C’est parti : tu tends les bras pour que je te lève, oh mamie arbrisseau léger ! Toi dont le corps déformé par le temps et ses rigueurs, tes dix grossesses, tes maladies et leurs sacs de souffrance, je ne te savais pas si légère. C’est à peine si tes pieds menus touchent le sol : les bras sur les miens, tu esquisses aussitôt des pas de danse qui m’entraînent, oh mamie arbre de mai !, et voici : tes lèvres libèrent joyeux roulements de tambour, venus du fond de ta mémoire, tambourins de ton enfance provençale ? Nous allons en dansant vers le couloir. Le ciel par-dessus les branches de ton corps mouvant tournoie et je ne sais, comme jadis enfant allongé sur la mousse de la forêt vivante, qui du soleil, de la terre, des nuages, du feuillage ou de moi est inerte et qui danse, délicieux vertige.



Te voilà assise devant la bassine, dans cette cuisine plus franciscaine que jamais, où les moucherons aussi sont chez eux, minuscules grains de poussière dansant dans la lumière tamisée. Que de souvenirs ici, de confidences tandis que tu tournais la cuillère en bois dans la bouillie du dimanche soir, un bon morceau de beurre fondu parfumant l’air !

Consciencieusement, tout en te parlant, retrouvant naturellement la tonalité paisible et douce de nos échanges d’alors, je passe le gant d’eau tiède sur ton visage. Frémissement de plaisir de tout ton corps offert. Tu aurais donné des leçons à Saint Pierre, mamie apôtre ! Qui sais si bien te laisser laver tout le corps. Tu gémis de plaisir au contact de l’eau, et ton front renversé, tes yeux fermés, ton nez frémissant sentent, boivent et se dilatent comme la mousse sous la pluie bienfaisante après une chaude journée d’été.

Et c’est ainsi de tout ton corps peu à peu offert à l’eau régénérante. Tu as une peau douce de bébé, mamie, la peau laiteuse et sans pli aucun de ton dos rond comme le bois tendre dessous l’écorce brune, et glisse l’eau tandis que tu chantonnes, les plis et replis du livre intime de ta vie de femme et de maman, narration silencieuse d’un quotidien ignorant de son héroïsme, calligraphiée, histoire sculptée dans la chair de ton corps, vivante matrice maintes fois passée au pressoir de l’imprimeur.

Puis rhabillée de tes vêtement usés, ramenée toujours en dansant et chantant, guillerette, jusqu’à ton fauteuil, tu t’ensommeilles doucement.

« Tu es fatiguée mamie ? »

Tu dodelines de la tête, les yeux mi-clos, ce beau sourire intérieur de qui sait s’abandonner en toute confiance au sommeil.

« On va vous laisser alors. »

Cette fois tu m’enserres tendrement le visage de tes mains, le rapproches du tien, et ton chaud regard d’aveugle voyante plongeant au fond de mon âme, avec une voix d’une bonté qui me bouleverse :

« Qui es-tu ? »

-Mamie, je suis Anne ».



Bienheureuse ignorance de la vraie sagesse, oublieuse de tout savoir enfermant, pour ne garder que liberté d’aimer. Qui ne sait plus à qui tu t’offres pourtant en toute vulnérabilité, en infinie confiance, et ne t’en donnes que davantage, et mieux encore.

Avant que j’aie un nom, tu m’as aimée, tu t’es déjà donnée.

Et je peux advenir à moi-même, en liberté.




Je me souviens de ton mutisme douloureux, recluse en la maison de campagne, quand les hommes au-dehors, aux ordres du pater familias, coupaient les arbres dangereux du bois, après que tu aies plaidé pour celui-ci, et celui-là, touchant le cœur de ton homme, pourtant rude chasseur. Cette communion muette à la souffrance des arbres vacillants puis s’effondrant dans un bruit sourd de cascade affolée jusqu’ au coup sourd final, tronc contre sol, et la maison qui semble s’élever un instant sous le choc puis retombe en un silence de mort. Et moi, avant que les mots ne soient mon mode de relation au monde, par toi j’étais reliée à l’arbre de vie en son mystère sacrificiel, par toi je sais aussi les coups de la hache où résiste le nœud, et la déchirure au secret du tronc, les ultimes fibres de vie distendues à la rupture, le poids infini de la chute que rien n’arrête, pas même les bras tendus des branches qui s’accrochent désespérément aux arbres voisins, et l’écrasement final, front contre sol. J’ai été par toi arbre vibrant jusqu’au dernier souffle.



Je me souviens, image de lumière, du printemps dans ces bois, à tes côtés, à cueillir des brassées de jonquilles au pied des jeunes châtaigniers et des bouleaux légers sous le soleil tout neuf, ta silhouette souple, ta taille fine, et tes jambes de fée sans bruit glissant dans la forêt recueillie en sa croissance. J’ai été, à tes côtés, ce jeune pousse ivre de sève nouvelle, ces tiges à croquer, ces corolles vibrantes s’épanchant au creux de tes mains de guérisseuse, c’était moi, qui buvais l’eau fraîche dans les pots d’étain où plongeaient avec délices mes tiges gorgées de vitalité, ma couronne de pétales dorés se découpant sur les murs de crépi blanc du salon, en soleil de joie.

Je comprends à présent comme tu as pu inspirer, muse des bois, ton artiste d’époux : ses peintures où l’on voit ta silhouette dans des paysages oniriques, c’est ta manière d’habiter le monde, d’y révéler en t’y coulant les harmonies invisibles, le chant muet de la vie qui s’y tisse en joie des créatures.



Aussi cette maladie que notre époque tristement scientiste appelle Alzheimer, tu en fais un dénuement libérateur qui révèle la magnificence bouleversante de ton cœur où je me réfugie avec bonheur, mamie chérie, tu n’es plus qu’essence très pure de vie bienheureuse répandue en baume sur nos cœurs.

La vieillesse, la mort, ne sont pas naufrage de la raison dans une chair en décrépitude, c’est incarnation totale et efficace de l’esprit dans une chair qui embrasse toujours plus vaste le monde créé, s’étend en se répandant, se dispersant, se perdant, oui, pour épouser au plus près chacun des mystères de la vie terrestre, animale, végétale, jusqu’à devenir humus, afin de l’élever tout entière en la liberté divine. La vieillesse et la mort sont glorification de la chair donnée et assomption de l’âme qui s’abaisse."

F : Très beau témoignage sur ce retour à l'animalité, à l'élémentarité de la vie qui sourd et nous unit à tout ce qui vit - même dans notre déchéance et notre mort qui est aussi participation nécessaire à tout ce qui vit !

A : Je vis de manière récurrente, par moment obsessionnelle, ce que je regarde à la fois comme un retour bienfaisant à la source et comme une tentation à la curé d'Ars. Je veux parler de ce désir, que je partage avec vous, de m'enfoncer dans les bois à la suite de Thoreau et d'autres. Quitter les miasmes de notre société moribonde.

Je me regarde comme privilégiée, préparée par avance, par cette diligente prévenance de la Providence, en ce sens que j'ai vécu en condensé cette vie dans les bois alors que j'avais 12-13 ans, vivant au milieu d'une propriété bretonne loin de toute hameau, sans télé, sans chauffage, ...toutes les heures de liberté dehors entre bois et étangs.

C'est ainsi que je passais de longues heures seules à construire sous des rhododendrons géants des chapelles secrètes, comme à jouer, faire des cabanes, camper avec mes soeurs et  des amis d’une propriété voisine. C'est ainsi que je campais seule la dernière semaine de cours de mon année de 5ème, au milieu des bois, sans vue sur le manoir ni aucune habitation. Tombaient de mon cartable des fourmis égarées tandis que j'ouvrais mes livres en classe, ce qui me procurait un sentiment puissant de joie secrète. Hé hé, revanche invisible du sauvage et du rebelle sur la bête discipline du collège...

Une rencontre tout particulièrement m'a marquée alors à jamais: Marie-Thérèse H. Une hippie chrétienne, la seule sans doute à être restée fidèle en ces années 80 à l'utopie beatnik. Après avoir pérégriné en stop au hasard des rencontres et des appels à l'aide, elle avait planté son tipi sur les terres d'amis d'alors. Elle venait aussi chez nous dans sa deux-chevaux rose tatouée de lapins (cadeau spontané d'un inconnu), pour des parties de rodéos dans les pâtures ou d'écossage de haricots, dans le grand salon, au fil de ses histoires passionnantes.

Elle nous invita même un soir dans sa tente. Soirée magique au sens primitif! Les peaux de chèvres moelleuses à nos pieds déchaussés sur le tapis de branchages, la fumée étourdissante du feu où mijotait une soupe sauvage de sa récolte du jour, l'ombre de la toile, membrane vivante par où transpirait la vie secrète de la forêt nocturne, la magie de son verbe porté fort et de ses gestes ritualisés de paysanne. Et nous tous assis en tailleur à manger religieusement, qui avec une cuiller en bois, qui avec une tordue en fer blanc.

Je nourrissais alors le rêve de missions lointaines à la rencontre de peuples anciens, nourries par les lectures de vies missionnaires du Nouveau Monde ou d'Afrique. Plus tard notre projet de mariage se construira aussi autour d'une mission en Russie, terre qui m'attirait tout particulièrement. J'ignorais qu'il en serait tout autrement, et que je me retrouverais chez les Ch'tis.

Il a fallu des années de patience aux gens d'ici pour m'apprivoiser. Il fallait que je sorte de la tour d'ivoire où je m'étais laissée enfermée, que je me laisse toucher par les collégiens de la campagne bernanosienne, par mes collègues, que je tombe enfin, nue et blessée à coeur, de cette tour d'où je m'échappais pour ne pas mourir, pour être recueillie sans jugement par ceux que je regarde aujourd'hui comme ma famille. Il fallait que je connaisse ce coup de foudre, cet emportement de l'amour auquel je ne croyais pas pour me vivre en épouse d'un des leurs.

C'est pourquoi je regarde comme une tentation cet appel de la forêt.

Je ne veux plus me vivre à part. Même si le bruit de fond de la télé, des jeux vidéos, les discussions sur le dernier Iphone, l'eau chaude à volonté de la douche et l'encombrement insidieux d'inutile acheté parce que je résiste une fois, deux fois, trois fois, ...jusqu'à ce que je baisse la garde, même si tout cela m'écoeure toujours d'avantage, et l'absurde à aller travailler en auto pour payer l'auto, même si alors la tentation de fuir dans le silence d'une nature étrangère aux artifices de notre société me prend par les sentiments, je ne veux pas divorcer de ce peuple. C'est au fond lui et lui seul qui me protège de la tentation narcissique de cette pureté cathare qui s'insinue chez tous.

C'est en ce sens que je me vis française, que j'aime mon pays: comme étrangère adoptée par un peuple ignorant de sa grandeur comme de son Dieu, mais à qui l'on peut tout pardonner, parce qu'il montre tellement d'amour!

Je me vis française en rejetée par une partie des miens, pseudo-élite imbue de sa-ma bêtise, mais au fond en même soif que moi d'un enracinement réel. D'un lieu où reposer enfin sa tête en feu et en flammes de conquistador malheureux. Je désire de plus en plus me vivre du peuple à la façon dont les missionnaires épousaient leur terre de mission. Non par identité mais, à l'imitation du Christ: par incarnation. Et donc porter les chaînes de la modernité avec lui, comme Jésus a porté les esclavages de son époque. Pour participer à l'en libérer! Mais sans aller plus vite. Toute la patience que ce peuple d'ici, que mon compagnon bien-aimé, ont eu, qu'ils ont toujours à mon égard, il me faut en user à mon tour. Travailler à me dégager de la violence du colonisateur pour accueillir l'humilité de la servante. Une vie ne suffira pas! Un jour, sur la tente payenne de notre foyer improbable, un prêtre audacieux pourra dessiner la croix. Cette espérance suffit à ma foi d'aujourd'hui.

Addenda

Dites-moi les Amis, vous n'avez pas la même impression que moi que cet échange est un moment de grâce qui échappe complètement aux lois sociologiques, vous savez, un de ces moments de liberté, une de ces brèches dans le temps comme seules les rencontres de voyage en peuvent ouvrir? Moment qui par conséquent nous échappe aussi? Quelle drôle d'aventure!

De la Guyane en passant par Paris jusque dans nos Hauts de France, un instantané géographique du mystère que l'on appelle France, sans savoir bien de quoi il s'agit, mais qui nous traverse et dont nos mots hésitants témoignent à leur insu? J'aurais tant et tant à échanger encore à vous lire et relire!

Me frappe ainsi cette fidélité à nos 12 ans sans cesse revisités.

Oui F tu as mille fois raisons, pardon pour mon lyrisme qui idéalise, pour la beauté facile du tableau, un christianisme populaire qui, oui, chassait les filles-mères et bannissait leurs fils du sacerdoce (jusque dans les années 50 je crois), faisait tutoyer les Soeurs issues du peuple, au service des collégiennes capricieuses de nos bonnes familles, et vouvoyer les Mères à qui seules on devait respect! Ce que je cherche à dire, c'est que la nature étant le cadre alors de la vie de nos ancêtres posait aussi ses limites. Rappelait l'homme à sa finitude, à sa petitesse, nous désolidarisait de nos orgueils civilisationnels. Face à la fureur de la tempête, à une mauvaise récolte, aux émois de l'amour et du printemps nous nous savions égaux en vulnérabilité, joyeuse ou malheureuse. En bannissant la nature de nos vies, nous avons perdu toute mesure. Nous nous sommes crus invincibles.

Le film La Vague: oui oui, excellente base de réflexion pour nous et nos jeunes!

S, comme c'est bon en te lisant de retrouver mon frère d'âme! Tu développes avec tant de clarté et d'autorité intellectuelle une pensée si proche de la mienne, que parfois je ne sais plus qui de toi ou de moi avait dans nos échanges précédents lancé l'argument, partagé la découverte, éveillé l'enthousiasme ou l'indignation (beaucoup plus souvent de toi certainement, lecteur infatigable, dont le travail magnifique de compte rendus passionnants tient de l'alliance du ruminant et du bénédictin!)

Je retourne à mon chez moi intérieur, où je profite du silence du moment.

A

Pâques anarchristes

Blaise Cendrars

Pâques à New York

à Agnès

Fléchis tes branches, arbre géant, relâche un

peu la tension des viscères,

Et que ta rigueur naturelle s’alentisse,

N’écartèle pas si rudement les membres du Roi

supérieur…

Fortunat

(traduction Remy de Gourmont, Le Latin Mystique.)

[Flecte ramos, arbor alta, tensa laxa viscera

Et rigor lentescat ille quem dedit nativitas

Ut superni membra Regis miti tendas stipite …

Fortunat, Pange lingua.]

Seigneur, c’est aujourd’hui le jour de votre Nom,

J’ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles

Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.

Un moine d’un vieux temps me parle de votre mort.

Il traçait votre histoire avec des lettres d’or

Dans un missel, posé sur ses genoux.

Il travaillait pieusement en s’inspirant de Vous.

À l’abri de l’autel, assis dans sa robe blanche,

il travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s’arrêtaient au seuil de son retrait.

Lui, s’oubliait, penché sur votre portrait.

À vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,

Le bon frère ne savait si c’était son amour

Ou si c’était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père

Qui battait à grands coups les portes du monastère.

Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet.

Dans la chambre à côté, un être triste et muet

Attend derrière la porte, attend que je l’appelle!

C’est Vous, c’est Dieu, c’est moi, — c’est l’Éternel.

Je ne Vous ai pas connu alors, — ni maintenant.

Je n’ai jamais prié quand j’étais un petit enfant.

Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi.

Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix;

Mon âme est une veuve en noir, — c’est votre Mère

Sans larme et sans espoir, comme l’a peinte Carrière.

Je connais tous les Christs qui pendent dans les musées;

Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés.

Je descends à grands pas vers le bas de la ville,

Le dos voûté, le coeur ridé, l’esprit fébrile.

Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil

Et vos mains tout autour palpitent d’étincelles.

Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang

Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang,

D’étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées,

Calices renversés ouverts sous vos trois plaies.

Votre sang recueilli, elles ne l’ont jamais bu.

Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul.

Les fleurs de la Passion sont blanches, comme des cierges,

Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge.

C’est à cette heure-ci, c’est vers la neuvième heure,

Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre Coeur.

Je suis assis au bord de l’océan

Et je me remémore un cantique allemand,

Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs,

La beauté de votre Face dans la torture.

Dans une église, à Sienne, dans un caveau,

J’ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.

Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz,

Elle est bossuée d’or dans une châsse.

De troubles cabochons sont à la place des yeux

Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.

Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte

Et c’est pourquoi Sainte Véronique est Votre sainte.

C’est la meilleure relique promenée par les champs,

Elle guérit tous les malades, tous les méchants.

Elle fait encore mille et mille autres miracles,

Mais je n’ai jamais assisté à ce spectacle.

Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté

Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j’ai fait un périlleux voyage

Pour contempler dans un béryl l’intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains

Y laisse tomber le masque d’angoisse qui m’étreint.

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche

N’y lèchent pas l’écume d’un désespoir farouche.

Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,

Peut-être à cause d’un autre. Peut-être à cause de Vous.

Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice

Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.

D’immenses bateaux noirs viennent des horizons

Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,

Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.

On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.

C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance.

Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.

Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs

Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.

Je le sais bien, ils t’ont fait ton Procès;

Mais je t’assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.

Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,

Vendent des vieux habits, des armes et des livres.

Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.

Moi, j’ai, ce soir, marchandé un microscope.

Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques!

Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.

Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha,

Se cachent. Au fond des bouges, sur d’immondes sophas,

Elles sont polluées par la misère des hommes.

Des chiens leur ont rongé les os, et dans le rhum

Elles cachent leur vice endurci qui s’écaille.

Seigneur, quand une de ces femmes me parle, je défaille.

Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées.

Seigneur, ayez pitié des prostituées.

Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,

Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs.

Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,

Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.

Seigneur, l’un voudrait une corde avec un noeud au bout,

Mais ça n’est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.

Je lui ai donné de l’opium pour qu’il aille plus vite en paradis.

Je pense aussi aux musiciens des rues,

Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l’orgue de Barbarie,

À la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier;

Je sais que ce sont eux qui chantent durant l’éternité.

Seigneur, faites-leur l’aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,

Seigneur, faites-leur l’aumône de gros sous ici-bas.

Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,

Ce que l’on vit derrière, personne ne l’a dit.

La rue est dans la nuit comme une déchirure,

Pleine d’or et de sang, de feu et d’épluchures.

Ceux que vous aviez chassés du temple avec votre fouet,

Flagellent les passants d’une poignée de méfaits.

L’Étoile qui disparut alors du tabernacle,

Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.

Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,

Où s’est coagulé le Sang de votre mort.

Les rues se font désertes et deviennent plus noires.

Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.

J’ai peur des grands pans d’ombre que les maisons projettent.

J’ai peur. Quelqu’un me suit. Je n’ose tourner la tête.

Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.

J’ai peur. J’ai le vertige. Et je m’arrête exprès.

Un effroyable drôle m’a jeté un regard

Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard.

Seigneur, rien n’a changé depuis que vous n’êtes plus Roi.

Le Mal s’est fait une béquille de votre Croix.

Je descends les mauvaises marches d’un café

Et me voici, assis, devant un verre de thé.

Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos

Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.

La boutique est petite, badigeonnée de rouge

Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.

Ho-Kousaï a peint les cent aspects d’une montagne.

Que serait votre Face peinte par un Chinois ? ..

Cette dernière idée, Seigneur, m’a d’abord fait sourire.

Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.

Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment

Avec plus de cruauté que nos peintres d’Occident.

Des lames contournées auraient scié vos chairs,

Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs,

On vous aurait passé le col dans un carcan,

On vous aurait arraché les ongles et les dents,

D’immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous,

Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,

On vous aurait arraché la langue et les yeux,

On vous aurait empalé sur un pieu.

Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l’infamie,

Car il n’y a pas de plus cruelle posture.

Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux

Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.

Je suis seul à présent, les autres sont sortis,

Je me suis étendu sur un banc contre le mur.

J’aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église;

Mais il n’y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.

Je pense aux cloches tues: — où sont les cloches anciennes?

Où sont les litanies et les douces antiennes?

Où sont les longs offices et où les beaux cantiques?

Où sont les liturgies et les musiques?

Où sont tes fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains?

Où l’aube blanche, l’amict des Saintes et des Saints?

La joie du Paradis se noie dans la poussière,

Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.

L’aube tarde à venir, et dans le bouge étroit

Des ombres crucifiées agonisent aux parois.

C’est comme un Golgotha de nuit dans un miroir

Que l’on voit trembloter en rouge sur du noir.

La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint

Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.

Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue,

Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.

Des reflets insolites palpitent sur les vitres…

J’ai peur, — et je suis triste, Seigneur, d’être si triste.

« Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »

– La lumière frissonner, humble dans le matin.

« Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »

– Des blancheurs éperdues palpiter comme des mains.

« Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »

– L’augure du printemps tressaillir dans mon sein.

Seigneur, l’aube a glissé froide comme un suaire

Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.

Déjà un bruit immense retentit sur la ville.

Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.

Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.

Les ponts sont secoués par les chemins de fer.

La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,

Des sirènes à vapeur rauques comme des huées.

Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or

Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors.

Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,

Le soleil, c’est votre Face souillée par les crachats.

Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne …

Ma chambre est nue comme un tombeau …

Seigneur, je suis tout seul et j’ai la fièvre …

Mon lit est froid comme un cercueil …

Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents …

Je suis trop seul. J’ai froid. Je vous appelle …

Cent mille toupies tournoient devant mes yeux …

Non, cent mille femmes … Non, cent mille violoncelles …

Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses …

Je pense, Seigneur, à mes heures en allées …

Je ne pense plus à vous. Je ne pense plus à vous.

New York, avril 1912

Ville moderne, prison modèle

La ville moderne n'a pas de forum. Elle n'a point d'arènes pour les spectacles et les joies de ses foules. Elle n'a point de maisons d'enfants. Elle n'a point, parmi tous ses caravansérails, de maisons pour le travail, la méditation, le repos de tous les hommes. En Amérique, ses gratte-ciel, création mécanique du génie financier, renferment à la fois, dans une confusion savamment ordonnée, sous une façade unique complètement anonyme et muette, des habitations, des banques, des cinémas, des hôpitaux, des écoles, des églises. Ses architectes n'ont presque rien ajouté aux legs du passé, si ce n'est pour ses victimes, ce rucher scientifiquement imperfectible de crimes, de vices et d'iniquités.

La prison moderne - les Espagnols disent avec candeur Carcel Modelo, prison modèle - résout victorieusement le problème de l'économie d'espace, de travail et de surveillance. Hâbitée d'une foule, elle réalise l'isolement total de chaque individu dans cette foule. Plus active qu'une ruche, elle sait accomplir en silence, avec méthode, autant de tâches différentes qu'on a jeté d'existences dans ses engrenages. Les chances d'évasion, elle les réduit à des proportions infinitésimales. On s'évadait de la Bastille. On s'évadait de Nouméa, malgré l'océan peuplé de squales. On s'évade de la Guyane, à travers la fôret vierge. On ne s'évade pas de la geôle moderne.

La prison moderne est imperfectible, étant parfaite. On ne peut plus que la détruire.

Victor Serge, Les Hommes dans la prison, 1930.

Pourquoi je suis catholique

Il y a dix milles raisons d’expliquer pourquoi je suis catholique, toutes se résumant en une seule raison : c’est que le catholicisme est vrai ! Je pourrais remplir tout mon espace par des phrases indépendantes les unes des autres, chacune commençant pourtant par les mots " L’Église catholique est la seule chose qui..." Comme par exemple :

- L’Église catholique est la seule chose qui empêche vraiment un péché de demeurer secret.

- L’Église catholique est la seule chose dans laquelle le supérieur ne peut être supérieur aux autres c’est-à-dire de manière hautaine.

- L’Église catholique est la seule chose qui libère l’homme de l’esclavage de son temps.

- L’Église catholique est la seule chose qui parle en vérité, comme s’il elle était un messager authentique refusant d’accommoder un authentique message.

- L’Église catholique est le seul type de christianisme qui regroupe réellement tout type d’hommes, surtout l’homme de respect.

- L’Église catholique est la seule grande tentative de changer le monde de l’intérieur, y travaillant de toutes ses forces et non pas par la force ; etc...

Aussi bien, je pourrais traiter ce sujet personnellement en décrivant ma propre conversion ; mais il se trouve que j’ai le sentiment que cette méthode minimise les choses plus qu’elles ne le sont en réalité. Nombre d’hommes bien meilleurs que moi ont été convertis à de bien pires religions. Je préférerais de beaucoup essayer de dire ici, au sujet de l’Église catholique, des choses qui, précisément, ne peuvent être dites sur ses respectables rivaux. En bref, je dirais principalement de l’Église catholique, qu’elle est catholique... Je préfèrerais essayer de démontrer qu’elle est non seulement plus vaste que moi, mais aussi plus vaste que tout ce qui existe dans le monde ; qu’elle est en effet plus vaste que le monde. Cependant, puisque en ce court espace je ne peux écrire qu’une partie infime de ce qui concerne ce sujet, je la considérerais dans sa capacité d’être la gardienne de la vérité.

L’autre jour, un écrivain bien connu, et plutôt mal informé, déclara que l’Église catholique est toujours l’ennemie des idées nouvelles. Il ne lui est probablement pas venu à l’esprit que sa propre remarque n’était pas exactement dans sa nature une idée nouvelle. Ceci est une des notions que les catholiques doivent continuellement réfuter, parce que c’est une si vieille idée ! En effet, ceux qui se plaignent que le catholicisme ne peut dire quelque chose de neuf pensent rarement qu’il soit nécessaire de dire quelque chose de neuf sur le catholicisme. En fait, une étude sérieuse de l’histoire montrera que - bizarrement- cela est contraire aux faits. Dans la mesure où les idées sont vraiment des idées, et dans la mesure où de telles idées ne peuvent être par définition que nouvelles, les catholiques ont continuellement souffert à les soutenir parce qu’elles étaient réellement nouvelles, parce qu’elles étaient trop nouvelles pour être comprises et trouver d’autre soutien qu’eux même. Le catholicisme n’était pas seulement le premier dans ces domaines, mais il était aussi seul, là où il n’y avait encore personne d’autre pour comprendre ses avancées.

Ainsi, par exemple, presque deux cent ans avant la déclaration d’indépendance et la Révolution française, en un siècle dévolu à la fierté et la louange des princes, le cardinal Bellarmin et l’Espagnol Suarez ont lucidement élaboré l’entière théorie de la démocratie véritable. Cela en un siècle de droit divin. Pour cette raison ils donnèrent l’impression d’être des jésuites sanguinaires et comploteurs, rampant avec des poignards dans le but d’assassiner des rois. Pourtant les casuistiques 1 des écoles catholiques dirent tout ce qui pouvait être réellement dit sur les problèmes nouveaux de notre époque, deux siècles avant qu’ils ne se soient produits. Ils ont dit qu’il y avait réellement des problèmes de conduite morale chez les gouvernants ; mais ils ont eu la malchance de le dire deux siècles trop tôt. À une époque de débats fanatiques et de vitupération libre et gratuite, ils ont simplement réussi à se faire traiter de menteurs car ils ont été psychologues avant que la psychologie ne soit à la mode. Il serait aisé de donner de nombreux autres exemples jusqu’à aujourd’hui de ces faits et de ces cas d’idées qui sont encore trop nouvelles pour être comprises. Il y a des passages de l’encyclique du pape Léon sur le travail Rerum Novarum, sortie en 1891] qui commencent seulement maintenant à être utilisés comme guides pour des mouvements sociaux plus neufs que le socialisme ! Et quand monsieur Belloc écrivit sur l’état servile, il avança une théorie économique si originale que c’est à peine si quelques personnes ont compris ce dont il s’agissait. Dans quelques siècles par conséquent, d’autres personnes répèteront probablement que l’Église catholique est toujours l’ennemie des idées nouvelles, et ils le répéteront erronément. Et alors, si les catholiques font des objections, leur protestation sera facilement expliquée par le fait bien connu que les catholiques ne s’occupent jamais des idées nouvelles !

Néanmoins, l’homme qui a fait cette remarque sur les catholiques voulait dire quelque chose qui mérite considération, et il serait loyal envers lui de le comprendre plus clairement qu’il ne l’exprima. Ce qu’il voulait dire, c’était que, dans le monde moderne, l’Église catholique est souvent l’ennemie de beaucoup de modes influentes ; la plupart d’entre elles se targuent d’être neuves alors que beaucoup d’entre elles commencent en réalité déjà à être éculées. En d’autres termes, dans la mesure où cet homme voulait dire que l’Église attaque souvent ce que le monde encourage à un moment donné de l’histoire comme étant une nouveauté, il avait parfaitement raison. L’Église se porte souvent contre la mode de ce monde qui passe ; et elle a assez d’expérience pour savoir avec quelle rapidité elle passe. Mais pour comprendre exactement de ce dont il s’agit, il est nécessaire de prendre plus de recul et de considérer la nature ultime des idées en question, de considérer, si l’on peut l’extirper, l’idée de l’idée.

Neuf fois sur dix, celles que nous appelons des idées nouvelles sont simplement de vieilles erreurs. L’Église catholique possède comme l’un de ses principaux devoirs, celui de protéger les gens de retomber dans ces vieilles erreurs ; de les refaire encore et encore et toujours, comme les gens font toujours lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes. La vérité sur l’attitude catholique face à l’hérésie, ou comme certains le diraient, face à la liberté, peut probablement être le mieux exprimée par la métaphore d’une carte. L’Église catholique porte en elle une sorte de carte de l’esprit qui ressemble à la carte d’un labyrinthe, et qui, en fait, est un guide pour le labyrinthe. Elle a été formée à partir d’une connaissance qui, même considérée comme connaissance humaine, est sans aucun parallèle humain.

Il n’existe pas d’autre exemple d’institution intelligente continue qui réfléchit sur la nature humaine depuis deux milles ans comme l’est l’Église. Son expérience couvre naturellement presque toutes les expériences possibles et particulièrement presque toutes les erreurs. Le résultat est une carte dans laquelle toutes les voies sans issue et les mauvais chemins sont clairement signalés, toutes les voies ont été marquées comme inutiles par la meilleure de toutes les preuves : la preuve de l’expérience de ceux qui sont allés dans ces voies.

Sur cette carte de l’esprit, les erreurs sont marquées comme au fer rouge des exceptions. La plus grande partie de la carte consiste en des terrains de jeux et de joyeux terrains de chasse où l’esprit peut avoir autant de liberté qu’il veut ; sans mentionner le nombre de champs de batailles intellectuelles dans lesquels la bataille est indéfiniment ouverte et indécise. En revanche, elle prend la responsabilité définitive de marquer certaines routes comme ne menant nulle part, ou menant à la destruction, à un mur ou à un précipice absolu. Par ces moyens, elle préserve les hommes de perdre leur temps ou leurs vies sur des chemins qui ont été trouvés futiles ou désastreux encore et encore, dans le passé, mais qui autrement pourraient capturer des voyageurs encore et encore dans le futur. L’Église prend elle-même la responsabilité d’avertir son peuple contre ces routes sans issues. Et c’est de ces voies que dépend réellement notre propos. Elle défend dogmatiquement l’humanité de ses pires ennemis, ces monstres horribles et voraces des anciennes erreurs. Cependant, toutes ces fausses idées ont une manière de paraître relativement nouvelles, spécialement pour une nouvelle génération. La première proposition paraît toujours innocente et plausible. Je donnerai deux exemples. Il paraît innocent de dire, comme la plupart des gens aujourd’hui l’ont dit : « Les actes sont mauvais uniquement s’ils nuisent à la société ». Suivez cette philosophie, et tôt ou tard, vous vivrez dans l’inhumanité d’une ruche ou d’une ville de la lande établissant l’esclavage comme le moyen le plus efficace et le plus économique de production, ainsi que la torture des esclaves à la recherche de preuves car l’individu n’est rien face à l’État, déclarant qu’un homme innocent doit mourir, tout comme le dirent les meurtriers du Christ. Alors peut-être vous reviendrez aux définitions catholiques et vous découvrirez que l’Église, bien qu’elle dise qu’il est de notre devoir de travailler pour la société, dit aussi d’autres choses qui interdisent l’injustice individuelle. Ou encore, il paraît pieux de dire : « Notre conflit moral devrait finir par une victoire du spirituel sur le matériel » . Suivez cette hérésie et vous finirez peut-être dans la folie des manichéens, disant que le suicide est bon parce qu’il est un sacrifice, que la perversion sexuelle est bonne parce quelle ne produit pas la vie, que le démon fit le soleil et la lune parce qu’ils sont matériels. Alors peut-être commencerez-vous à deviner pourquoi le catholicisme insiste tant sur l’existence de mauvais comme de bons esprits ; et sur le fait que la matière peut elle aussi être sacrée, comme lors de l’Incarnation ou lors de la Messe, dans le sacrement de mariage ou la résurrection des corps.

Maintenant, il n’y a aucune autre association d’esprit au monde comme l’Eglise qui soit si attentive à protéger les esprits de mal tourner. Le policier arrive en retard quand il essaye d’empêcher les hommes de mal tourner. Le docteur arrive trop tard, car il vient pour enfermer un fou, et non plus pour conseiller un homme sain afin d’éviter la folie. Toutes les autres sectes ou écoles de pensée sont inadaptées face à ce but. Ce n’est pas parce que chacune d’elle ne peut pas contenir de vérité, mais plutôt et précisément parce que chacune d’elle ne contient qu’une quantité négligeable de la vérité ; et se contente de contenir cette parcelle de vérité seulement. Aucune de ces sectes ou philosophies n’est dépositaire de l’ensemble de la vérité. Aucune d’elles ne prétend réellement veiller dans toutes les directions à la fois. L’Église n’est pas seulement armée contre les hérésies du passé, ni même du présent, mais également contre celles à venir qui pourront être à l’opposé exacte de celles d’aujourd’hui. Le catholicisme n’est pas ritualisme : il combattra dans le futur toutes sortes d’exagérations idolâtres ou superstitieuses. Le catholicisme n’est pas ascétisme : il a réprimé encore et encore dans le passé les exagérations fanatiques et cruelles de l’ascétisme. Le catholicisme n’est pas simplement une mystique, il défend aujourd’hui la raison humaine contre le pur mysticisme des Pragmatistes. Ainsi, quand le monde devint puritain au dix-septième siècle, l’Église fut accusée - à partir d’arguments fallacieux selon lesquels le péché était facilité par le laxisme du confessionnal - de pousser la charité trop loin. Maintenant que le monde n’est plus puritain, mais païen, c’est l’Église qui partout proteste contre le laxisme païen contre les bonnes mœurs. Elle fait ce que les puritains voulaient faire, mais seulement lorsque cela est devenu réellement nécessaire. Selon toute probabilité, tout ce qu’il y a de meilleur dans le protestantisme survivra uniquement dans le catholicisme ; et en ce sens, tous les catholiques seront encore puritains quand tous les puritains seront païens.

Ainsi par exemple, en un sens mal compris, le catholicisme reste en dehors de toute querelle comme celle du darwinisme à Dayton. Il reste en dehors de la dispute parce qu’il englobe l’ensemble de la question, tout comme une maison entoure deux meubles incongrus. Ce n’est pas une propagande sectaire de dire que l’Église était avant et sera après, au delà de toutes ces thèses, dans tous les domaines. Le catholicisme est impartial dans ce combat entre le fondamentalisme et la théorie des origines des espèces. Que l’on remonte à l’origine précédant cette Origine, parce que cette notion est plus fondamentale que le fondamentalisme. Cette compréhension réside dans le catholicisme qui sait d’où vient la Bible. Il sait aussi où vont la plupart des théories sur l’Évolution. Il sait qu’il y avait beaucoup d’autres faux évangiles que les quatre Évangiles, et que les autres furent éliminés par la seule autorité de l’Église catholique. Il sait qu’il y a beaucoup d’autres théories sur l’Évolution en plus de la théorie de Darwin ; et que la plus récente sera très vraisemblablement éliminée par une science plus récente. L’Église n’accepte pas, selon l’expression conventionnelle, les conclusions de la science, pour la simple et bonne raison que la science n’a pas conclu ! Conclure, c’est fermer ; et l’homme de science n’est pas du tout susceptible de fermer ses recherches ! Il ne croit pas, selon la formule conventionnelle, ce que la Bible dit, pour la simple raison que la Bible ne dit rien dans son sens scientifique. Vous ne pouvez pas mettre la Bible sur le banc des témoins et lui demander ce qu’elle signifie vraiment en rapport avec l’évolution ! La controverse fondamentaliste détruit elle-même le fondamentalisme. La Bible en elle-même ne peut être une base d’accord alors qu’elle est cause de désaccord ; elle ne peut être la base commune des chrétiens quand certains la prennent de manière allégorique et d’autres littéralement. Le catholique s’y réfère comme quelque chose qui peut parler à l’esprit vivant, consistant et permanent dont j’ai parlé ; l’esprit le plus élevé de l’homme conduit par Dieu.

Chaque instant fait croître en nous la nécessité d’une rencontre avec l’Esprit Immortel. Il y a quelque chose qui continue de maintenir les quatre piliers du monde, pendant que nous faisons nos expérimentations sociales ou bâtissons nos Utopies. Par exemple, nous devons avoir un accord définitif, ne serait-ce que sur le truisme 2 de la fraternité humaine, qui seul résistera à la réaction de la brutalité humaine. Rien n’est plus susceptible maintenant d’arriver, que la corruption de nos gouvernements représentatifs qui mènera à la lâche partition de la richesse et au piétinement de toutes les valeurs d’égalité par un orgueil païen. Nous devons avoir des truismes partout reconnus comme véritables. Nous devons prévenir le retour de la morne répétition des erreurs anciennes. Nous devons rendre le monde intellectuel plus sûr pour la démocratie. Cependant dans les conditions de l’anarchie mentale moderne, ni cela, ni aucune idée n’est sûre, exactement comme les protestants en ont appelé à la Bible contre les prêtres, en ne réalisant pas que la Bible aussi pouvait être questionnée, et que de même, les républicains en ont appelé au peuple contre les rois, sans réaliser que le peuple aussi peut-être défié. Il n’y a pas de fin à la dissolution des idées qui étaient acceptées comme vraies, la destruction de tous les tests de vérité est devenue possible depuis que les hommes ont abandonné la volonté de conserver la Vérité centrale et civilisatrice, qui renferme toutes les vérités et ainsi nous rendre capable de démasquer et réfuter toutes les erreurs. Depuis lors, chaque groupe a fabriqué sa vérité et a passé son temps à la transformer en erreur. Nous n’avons plus rien d’autres que des idéologies ; ou en d’autres termes des monomanies. Mais l’Église n’est pas une idéologie, c’est un lieu de rencontre ; le lieu d’étude et de procès des idéologies de ce monde.

Source : G.K. Chesterton. "Why I Am A Catholic." From Twelve Modern Apostles and Their Creeds (1926).

Le Grand Ferré

Cette parole d'Évangile

Qui fait plier les imbéciles

Et qui met dans l'horreur civile

De la noblesse et puis du style

Ferré (1916-1993), Léo et l’anarchie, l’ « Anarchie, avec un grand A comme Amour » (« Amour Anarchie » comme il titrait un disque fameux), c’est avant tout cette chanson unique, magnifique, manifeste : « Les Anarchistes ».

« Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart Espagnols allez savoir pourquoi

Faut croire qu'en Espagne on ne les comprend pas

Les anarchistes… »

Pose d’esthète, sujet de chanson ? Non, Ferré est peut-être notre seul vrai chanteur anarchiste – et écrivain. Ainsi son « Introduction à l’anarchie » :

L'anarchie est la formulation politique du désespoir. Une morale de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que nous créons. C'est en refusant que nous nous mettons dans une situation d'attente, et le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre négativité est la mesure même de l'agressivité inverse : tout est fonction des pôles.

(…)

L'anarchie, cela vient du dedans. Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus. Définir, c'est s'avouer vaincu d'avance.



Politiquement, la solitude est un non-sens. Il n'y a même pas de quoi faire un solitaire dans l'arsenal démocratique. L'isoloir est une place publique. Cette psychologie du vote secret est un rejet de la confession. On se confesse à un bulletin. L'isoloir, vespasienne sèche, ce couvent du socialisme à l'heure apéritive ... J'enrage à la pensée que des hommes acceptent de s'isoler administrativement autrement que pour uriner. La souveraineté nationale à ce point traquée dans un cabinet municipal, cela monte du fond de mon cœur comme une nausée de principe. Les idées qui sentent, je ne sais rien de plus définitif dans notre condition de Peuple-Roi .

Ferré, la « graine d’ananar », l’anar au carré qui déclare : « La gauche est une salle d’attente pour le fascisme. » Et qui chante comme l’Évangile : ni dieux ni maitres !



« J'avais des copains

Qui mangeaient mon pain

Car le pain c'est fait

Pour être' partagé

Dans notre' société

C'est pas moi qui l'dis

Mais c'est Jésus-Christ

Un foutu bavard

A gueule' d'ananar »

Parole d’Évangile, Ferré ? Il est vrai que sa première composition, à quatorze ans a peine, est un Kyrie pour une messe à trois voix. La même année, il découvre l’anarchie :

C'était en 1930, j'avais quatorze ans... J'ai cherché -parce qu'on avait du m'en parlé - le mot anarchie dans le petit Larousse et j'ai lu : « négation de toute autorité, d'où qu'elle vienne. » Cela m'a plu. Quelques années plus tard, je me suis dit que cela devait être le sentiment, même caché, de la plus part des gens. La négation de toute autorité, c'est aussi noble que l'amour... C'est pour cela que je dis « Anarchie avec un grand A comme Amour ».

Puis il découvre Stirner, L’Unique et sa propriété, sans réduire l’anarchie à quelque théorie. Il se met à fréquenter les anarchistes espagnols exilés en France et à partir de l’après-guerre chante régulièrement pour les galas libertaires. Cependant, il écrira toute sa vie des pièces classiques, certaines religieuses comme cet Ave Maria pour orgue et violoncelle à l’occasion du mariage de sa sœur. Il compose un oratorio de La Chanson du Mal-aimé d’Apollinaire et un Opéra du pauvre, et comme Brassens mais de tout autre façon, met en musique les grands poètes : Rutebeuf, Villon, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon…, et célèbre Du Guesclin en poésie. En 1981, malgré la proposition d’un cachet substantiel et la promesse faite par Roger Hanin de mettre un orchestre symphonique a sa disposition, il refuse de soutenir la campagne présidentielle de François Mitterrand ; de même en 1988 où il appelle à l’abstention. Il écrit de nombreux textes, poèmes et essais, et s’inscrit, avec sa singularité et sa personnalité, dans une grande tradition française de révolte et de liberté qui court du Moyen-âge à nos jours. L’allocution prononcée par le père Henri Lambert, un jésuite belge, aumônier des artistes, devant le cercueil de son ami Léo (qu’il connaissait depuis 1969), dans le cimetière de Monaco, le samedi 17 juillet 1993, explique bien des choses :

Je ne partageais pas tout avec Léo, bien sûr, mais j’étais son ami. Et si j’étais son ami, c’est parce que nous avions en commun un amour immense de l’homme. Il s’est battu toute sa vie pour la justice et a donné une grande vision de l’homme, ce dont je le remercie. Il refusait d’avoir un maitre, il a rencontré aujourd’hui un père. J’espère que là-haut il fera un bœuf infernal avec Brel et Brassens, et qu’il fera tomber sur le monde une pluie de justice et d’amour. Enfant de Dieu par le baptême, Léo a toujours défendu la vie et la liberté. Devant cet homme que l’on a parfois pris pour un mécréant, moi, prêtre, je m’incline. Comme je suis son ami et que je suis prêtre, permettez-moi maintenant un geste qui m’appartient : bénir ce corps qui a tant vécu et qui a tant dit.

Ite missa est.

Falk van Gaver

Je suis fatigué…

Je suis fatigué… Pas vous ? Pas seulement la fatigue accumulée d’une année passée bien remplie, pas seulement la fatigue paradoxale des vacances de Noël et de ses « fêtes de fin d’année » vidées de toute substance et vous vidant de toute substance. Non, une fatigue substantielle, existentielle, exponentielle : je suis bel et bien fatigué de traîner mon ombre comme chez Marius de Pagnol. Pas vous ? Et je suis fatigué même de lutter contre la fatigue. Plus je la combats, et plus elle me fatigue… Alors, j’ai décidé de capituler, de me rendre. Oui, je suis fatigué ! Et alors ? Oui, je suis fatigué, radicalement, et cette fatigue est une crise profonde, une critique radicale : krisis, jugement. « La fatigue remet tout en question, elle remet la vie même en question. »1 Elle est là pour ça, même, dirait-on. L’épuisement comme discernement. « L’inspiration de la fatigue dit moins ce qu’il faut faire que ce qu’on peut laisser de côté. »2

L’heure de l’acédie, bien connue des anciens moines. Dégoût de la vie (taedium vitae, horror loci…). Et tout ce qui va avec : oisiveté (otiositas), somnolence (somnolentia), mauvaise humeur (importunitas), inquiétude (inquietudo), vagabondage (pervagatio), instabilité de corps et d’esprit (instabilitas mentis et corporis), bavardage (verbositas) et curiosité (curiositas). Autoportrait. Vous ne vous y reconnaissez pas ? Moi, si.

Alors j’ai décidé de lâcher prise, de déserter, en quelque sorte. De fuir. Sur le conseil des Pères du désert. Fuis. Tais-toi. Reste tranquille. Fuge. Tace. Quiesce. Le premier est à ma portée. Le reste sera donné de surcroît. Fuir, non pas la fatigue, mais la fuite de la fatigue. Fuir dans la fatigue. « Regarder la fatigue dans les yeux », disait Evagre le Pontique, cette « fatigue au regard clair», « une fatigue qui rend accessible, oui, qui est l’accomplissement même du fait d’être touché », « cette fatigue pleine de confiance dans le monde », « elle ouvre, elle fait passer, elle ménage un passage pour l’épopée de tous les êtres »3. Fatigue libératrice, passagère, pascale. Fatigue mystique : « Grâce à ma fatigue, le monde était grand et débarrassé de ses noms. »4 Ressourcement, remembrement dans la fatigue : « La fatigue remembrait – un remembrement qui ne morcelait pas, mais rendait reconnaissable – l’habituel embrouillamini rythmé par elle en bienfait de la forme – forme aussi loin que l’œil portait – grand horizon de la fatigue. » 5

Otium. Loisir. Scholè. Arrêt. Sortir du non-loisir, neg-otium, négoce.6 De cette fuite en avant dans le travail, dans l’activisme. Comme le dit le philosophe coréen Byung-Chul Han : « L’homme dépressif est un animal laborans qui s’exploite lui-même et ce de son plein gré, sans contrainte extérieure. »7 Je ne peux qu’acquiescer à la critique de Nietzsche : « Par intranquillité, notre civilisation aboutit à une nouvelle barbarie. Jamais les individus agissants, c’est-à-dire les intranquilles, n’ont eu autant d’importance. Parmi les corrections nécessaires qu’il convient d’accorder au caractère de l’humanité, il faut donc considérablement renforcer l’élément paisible. » L’élément sabbatique. « Le shabbat, qui à l’origine signifie « s’arrêter », est un jour du « ne pas », un jour libre de « pour » ou, comme le dit Heidegger, libre de tout souci. »8 Le sabbat, qui est fait pour l’homme et l’univers entier. « Bien. C’est en même temps ma dernière image de l’humanité : réconciliée en ses ultimes instants dans une fatigue cosmique. »9

Alors, j’en ai pris mon parti. Le parti du sabbat. Je suis de l’Eglise des épuisés. Celle dont le Seigneur seul est la force. L’Eglise de la fatigue, l’Eglise du sabbat, l’Eglise de la force tranquille : « Les adolescents se fatiguent et s’épuisent, les jeunes ne font que chanceler, mais ceux qui espèrent en Yahvé renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des aigles, ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer… » (Isaïe 40, 30-31)

Festina lente !




[La Nef n.255 de janvier 2014 |http://blog.lanef.net/index.php?post/Je-suis-fatigué…-Par-Falk-van-Gaver] 1 Anselm Grün, Retrouver le goût de la vie, Albin Michel, 2013

2 Peter Handke, Essai sur la fatigue, Folio, 2007

3 Peter Handke, Essai sur la fatigue, op. cit.

4 Peter Handke, Essai sur la fatigue, op. cit.

5 Peter Handke, Essai sur la fatigue, op. cit.

6 Josef Pieper, Le Loisir, fondement de la culture, Ad Solem, 2007

7 Byung-Chul Han, La Société de la fatigue (Müdigkeitsgesellschaft), Berlin, 2010

8 Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, op. cit.

9 Peter Handke, Essai sur la fatigue, op. cit.

Une politique biblique ?

« Ne mettez pas votre confiance dans des princes, ni dans les fils d’hommes, qui ne peuvent sauver. » (Psaume 146, 3)

La Bible, c’est un peu comme l’auberge espagnole. On y trouve ce qu’on y apporte. Bossuet avait commis en son temps une Politique tirée des Ecritures saintes, justification scripturaire et glorification littéraire de la monarchie de droit divin. Plus près de nous, Léon Tolstoï ou Jacques Ellul ont tiré du Livre saint des enseignements plutôt anarchisants. René Girard ou Jacques Cazeaux ont mis à jour l’anthropologie biblique et sa dénonciation du pouvoir et de la violence. Mais à part quelques non-violents à la Lanza del Vasto, depuis longtemps les Ecritures n’inspirent guère de vision politique profane. Du moins en France. Laïcité oblige. C’est un peu un coup de pied dans la fourmilière que prodigue Armand Laferrère avec La Liberté des hommes, sous-titré Lecture politique de la Bible. En amateur éclairé, Laferrère, énarque et normalien, note que la Bible contient une critique sévère du pouvoir politique. Selon lui, « la Bible a légué à l’humanité le principe que tout pouvoir politique doit être limité, parce que la tendance de la nature humaine à faire le mal interdit de trouver une questions satisfaisante à la question politique ». Loin d’être une source d’oppression, la Bible est un rempart contre la tyrannie. Elle est la mère de la conception politique européenne classique, et, pour tout dire, chrétienne, fondée sur la limitation, la séparation et l’équilibre des pouvoirs ; sur la liberté et l’égalité des hommes dans le droit ; sur le souci des pauvres et des faibles.

Membre du comité de rédaction de la revue Commentaire, Laferrère semble tirer la philosophie politique de la Bible du côté du libéralisme classique façon Montesquieu et Tocqueville. Soulignant l’exigence de justice sociale, il n’évoque cependant que brièvement la portée radicale, quasi « révolutionnaire », des textes bibliques. Et s’il insiste sur l’importance du « contre-pouvoir prophétique », manque une lecture approfondie de la critique biblique des pouvoirs économiques, technologiques et médiatiques. Le prophète Amos est certes baptisé « premier père spirituel de la gauche occidentale », mais la condamnation, pourtant récurrente et violente dans les Ecritures, des riches, des richesses, de l’argent, est un peu expédiée. On pourrait reprocher à Laferrère d’avoir des lunettes quelque peu « libérales-conservatrices », mais il prend soin de distinguer la « liberté biblique » du « libéralisme moderne ». Car, comme l’a rappelé Benoît XVI dans son épilogue de L’Enfance de Jésus : « La liberté de Jésus n’est pas la liberté du libéral. »

Qu'est-ce que le national-dadaïsme ?

Le national-dadaïsme dit la vérité intime du pouvoir, sa bouffonnerie constitutive et sa cruauté intrinsèque. Il est un miroir tendu à tous les puissants.

Idi Amin Dada est national-dadaïste pour son nom, son anthropophagie rigolarde et ses fausses décorations, Kadhafi pour ses déguisements et ses discours sur l'origine du pepsi cola, Saddam Hussein pour les différentes poses qu'il prenait sur les affiches de propagande (cavalier romantique, chasseur tyrolien, soldat au front, bédouin, mécanicien, téléphoniste en costume, danseur de Tikrit etc.), Jean-Marie Le Pen pour ses déambulations sur la scène, ses bastons, ses chansons, ses voyages troublés par des contre-manifestants et la gueule de ses adversaires, la junte birmane pour son inquietant anonymat, Hafez Al-Assad pour ses soldates mangeuses de serpent et s'être fait surnommer "le Bismarck du Moyen-Orient", Fidel Castro pour ses interminables discours et avoir donné sa propre recette de la paella à une journaliste espagnole, Pinochet pour la très antipathique photo officielle de sa junte...

Les grandes heures du national-dadaïsme sont sur NAZIONAL DADA!

De l'anarchisme

Depuis une dizaine d'année, souvent dans le sillage de l'écologie politique radicale, des éditeurs et des groupes militants, aux marges des grands courants de la politique officielle, redécouvrent la richesse d'une tradition anarchiste que les orthodoxies intellectuelles ont longtemps disqualifié pour délit d'utopisme et d'insoumission. La revue décroissante Entropia, ou le collectif anti-industriel espagnol Los Amigos de Ludd évoquent ainsi régulièrement les œuvres de Pierre Kropotkine ou d'Elisée Reclus, et soulignent les convergences historiques du mouvement libertaire – notamment en Espagne et en Russie – avec les réactions populaires contre la société industrielle.

Les éditions de La lenteur, l’offensive libertaire et sociale, le groupe Oblomoff ou le collectif grenoblois et anti-scientiste Pièces et mains d’œuvre donnent, eux aussi, de beaux exemples de ces publications et de ces mouvements d'inspiration libertaire qui ne se résignent pas à jouer les supplétifs de la gauche progressiste et se confrontent sérieusement aux misères et aux enjeux de l'époque. En insistant sur la critique de l'idéologie du progrès et du culte de la croissance et en réagissant aux dangers que font peser les nouvelles technologies de surveillance sur les conditions d'une vie libre et décente, cette nébuleuse encore informelle hérite, à sa manière singulière et critique, de l'anarchisme des siècles derniers.

Enfin, les essayistes catholiques Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, ont donné dans un livre récent (1) une relecture très personnelle de l'anarchisme, en montrant que le drapeau noir pouvait cohabiter avec une sensibilité conservatrice voire réactionnaire, et en rappelant les influences de la pensée contre-révolutionnaire sur Pierre-Joseph Proudhon, et celles du patriarche bisontin de l'anarchisme français sur le jeune Maurras. Leur ouvrage est aussi un manifeste anarchiste et chrétien qui illustre avec force les nombreux points de rencontre entre l'esprit évangélique et le radicalisme utopique de nombreux penseurs anarchisants. Il est vrai que la violence des diatribes antibourgeoises d'un Léon Bloy rejoint souvent celles de l'anarchiste individualiste Georges Darien et l'on sait que les situationnistes étaient de fervents lecteurs de Bossuet autant que du mendiant ingrat. A la fin de sa vie, Guy Debord avouait d'ailleurs dans une lettre du 12 avril 1993 a son ami Ricardo Paseyro, une sympathie et un intérêt pour « les catholiques extrémistes ». (2)

Plusieurs rééditions récentes – notamment des mémoires d'un révolutionnaire de Pierre Kropotkine et de l'encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure – sont parmi les derniers signes de ce renouveau d’intérêt pour une pensée libertaire qui a inspiré des philosophes et des écrivains aussi différents que Léo Malet, Louis Guilloux, les personnalistes chrétiens Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, et parmi nos contemporains les plus éminents, Jean Claude Michéa.

Mais, malgré ce regain encore trop timide, la pensée anarchiste reste voilée par les clichés et des slogans: Le ni Dieu ni maître et le drapeau noir ou la sombre légende – propre à épater ou à effrayer le bourgeois – des bandits tragiques et des poseurs de bombes en frac de la Belle Époque, en occultent souvent la force et la complexité. L'anarchisme est aussi parfois confondu avec une révolte infantile et fiévreuse, où le combat pour l'émancipation serait synonyme de toutes les transgressions et d'un libéralisme exacerbé. Aujourd'hui les anarchistes officiels – ceux que l'on croisent en queue de manifestation, encadrés par la police, les syndicats et les partis de gauche – offrent en effet le spectacle affligeant de gauchistes comme les autres, de « mutins de Panurge » qui s'empressent de défendre toutes les bonnes causes de la bien-pensance progressiste. Ces anarchistes spectaculaires et subventionnés s’obstinent, lorsque les élites mondialisées assument fièrement de s'être libérées des derniers vestiges de la morale traditionnelle, à désigner l'ennemi dans le curé en soutane et le père de famille nombreuse ; à dénoncer les figures d'un vieux monde patriarcal que le turbo-capitalisme a déjà liquidées. En d'autres temps, ces anars post-modernes auraient été justement qualifiés d'idiots utiles...

Ces caricatures et ces malentendus empêchent donc encore les meilleurs esprits d'approcher une tradition critique qui pourrait pourtant inspirer des alternatives, tant au libéralisme mondialisé et aux idéologies du déracinement, qu'aux tentations de repli sur un État providence moribond et aux fantasmes de restauration autoritaire. De nombreux anarchistes ont en effet souvent développé des pensées et des pratiques à rebours des dogmes progressistes modernes. Dans sa classique Histoire de l'Anarchie, (3) publiée en 1949, Claude Harmel écrivait même de la révolte anarchiste qu'elle était « une protestation de l'antique civilisation paysanne contre la domination du droit romain et la tyrannie moderne de l'abstraction ». Cette formule aussi lapidaire soit elle, souligne justement cette relation conflictuelle des anarchismes avec les forces, les autorités et les hiérarchies nées de la modernité politique et économique. Face aux développements conjoints de l’État moderne et du capitalisme industriel, contre les nouvelles disciplines du travail salarié et les « levées en masse » jacobines, les anars eurent souvent l'honneur de la lucidité, et des intuitions sur le devenir carcérale des sociétés « civilisées », qui restent valides, à l'heure de la carte d'identité biométrique, du puçage électronique et des normes européennes. Citons à cet égard une célèbre apostrophe de Proudhon sur le sort du gouverné, qui semble décrire aussi bien la mobilisation totale des masses soumises des régimes totalitaires du vingtième siècle qu'annoncer certains aspects de la vie du citoyen de nos démocraties marchandes et télé-surveillées :

« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu. Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. » (4)

Comme l'a rappelé Jean-Claude Michéa à propos des premiers théoriciens du socialisme, c'est une illusion rétrospective de classer Proudhon, Kropotkine ou même Bakounine parmi les grands ancêtres des gauches contemporaines. Ainsi il n'est pas rare de rencontrer dans leurs œuvres de nombreux textes où sont parfois défendus, contre l'atomisation libérale et les républiques «unes et indivisibles», certains aspects sociaux et économiques des communautés traditionnelles. Comme le notait Maurras dans une préface trop méconnue à ses essais historiques « Il n'y a point de futurisme qu'un passéisme ardent n'ait d'abord animé ». Si les premiers anars sont révolutionnaires et futuristes, c'est en manifestant cet esprit archéo-futuriste. Leur sympathie pour un passé souvent idéalisé est l'instrument d'une critique radicale des nouvelles idoles de la modernité. A la centralisation née de la monarchie absolue et accentuée par la révolution bourgeoise de 1789, les libertaires ont souvent opposé les expériences de la commune médiévale, et à la division du travail et au bagne industriel, l'idéal de solidarité des anciennes corporations d'artisans. C'est donc logiquement qu'ils ont longtemps refusé tout compromis avec la bourgeoisie progressiste de leur époque. Une bourgeoisie qui considérait, au nom de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le droit de grève et l'union du prolétariat comme une entrave insupportable à la liberté d'entreprendre.

Quand la passion dominante de l'étatisme républicain et de l'économisme libérale était une recherche de l'unité abstraite - celle du jacobinisme ou du grand marché indifférencié - les anarchistes ont cherché au contraire à penser la conjugaison des différences, à trouver entre l'action libre des communautés et l'unité nécessaire, un équilibre qui ne trouve pas sa solution dans le recours à la force coercitive ou la transformation de la société en caserne, ni dans une utopie libérale qui ne reconnaît que des monades consuméristes, égoïstes et productives. Kropotkine, «prince noir de l'anarchie», reprochait à l’État moderne d'avoir détruit les liens unissant les hommes des sociétés pré-capitalistes. Et de préciser que les jacobins de 1793 avaient brisé ceux mêmes qui avaient résister à l'absolutisme royal «afin que la nation devienne une masse incohérente de sujets que rien n'unit, soumis sous tous les rapports à une autorité centrale». Sur ce dernier point la critique anarchiste a su reconnaître dans la modernité l'age des masses et des foules solitaires. Aussi l'un des intérêt du fédéralisme des libertaires – de Proudhon à Murray Brocklin -, est de ne pas sacrifier à ce fétichisme de l'unité qui a souvent caractérisé de nombreux projets révolutionnaires des siècles derniers. Au contraire il cherche les voies d'une autonomie réelle des communautés humaines. Au tout politique ou à l'attente du grand soir, il travaille, hic et nunc, à construire des alternatives . L'histoire du mouvement anarchiste est ainsi jalonné par de multiples tentatives de rompre concrètement avec l’État et de sortir des grands circuits de l’économie capitaliste. Coopératives agricole de la Catalogne insurgé de 1936, école autogérée, mutuelles ouvrières etc

Il faut noter qu'à cette défense et illustration du fédéralisme, de nombreux anarchistes ont très tôt ajouté la critique de l'idéologie de croissance. On peut déjà en trouver la trace dans certains écrits de Proudhon. Le vieux révolutionnaire regrette ainsi que l' homme moderne « ait foi en ce qu'il appelle fortune » et qu' « il regarde l'accumulation de richesse et la jouissance qu s'ensuit comme une fin en soi », il flétrit un siècle « pénétré de cette croyance plus folle encore que toutes celles quelle à la prétention de remplacer». Une phrase à méditer.

Les anarchistes ont enfin souvent mené une critique radicale des procédures modernes de représentation qui garde aujourd’hui une force et une actualité. A l'heure où la nouvelle classe promeut la gouvernance et que les syndicats et les partis de gauche se sont ralliés « au dialogue social », de nombreux textes anarcho-syndicalistes demeurent des instruments indispensables pour combattre les mystifications politiques de notre temps et éviter les pièges de la politique parlementaire. Attaquant le mythes de la souveraineté populaire, ils rejoignent là le meilleur de la polémique contre-révolutionnaire, mais pour défendre une citoyenneté active contre « le spectacle de la représentation ». Édouard Berth dans son son livre Les Méfaits des intellectuels (1914) résume parfaitement les griefs anarchistes contre la démocratie représentative. Il écrit que cette démocratie ne conçoit « la liberté que comme celle de la monade, ou si l'on préfère la liberté d’Épicure, retirée du monde, dans la paix de son égoïste et solitaire ataraxie. Et voilà comment la démocratie entend le peuple roi : de sa puissance collective, il ne reste plus grâce à elle, qu'une procession d'ombres craintives, qui exercent en tremblant et en se cachant, dans le silence de leur conscience abandonnée à son égoïsme et à sa lâcheté, leur soit-disant souveraineté.» L'urne et l'isoloir sont ici les symboles de l'abdication. Dans un langage plus vert, le pamphlétaire anarchiste Émile Pouget demandait, en 1896, aux lecteurs de son Almanach du père peinard de lui indiquer « une fumisterie plus carabinée, une couleuvre à avaler, plus grosse que le serpent Boa de la souveraineté populaire ». On voit que les anars avaient peu d'illusions sur les chances d'une révolution par les urnes...

Si l'anarchisme a parfois péché par son aventurisme et son refus de prendre en considérations certaines servitudes de l'action politique, il reste une source vive d'inspiration pour ceux qui refusent la fausse alternative entre les révolutions totalitaires et le cauchemar climatisé des démocratie libérales de marchés. Mais sans doute faut il réviser son histoire et relire ses penseurs à la lumière d'une intelligence plus politique. Faire cohabiter dans une nouvelle formule d'action et de critique sociales la colère de Bakounine, les intuitions de Proudhon et la révolte constructive des anarcho-syndicalistes avec la rigueur et la lucidité d'un Machiavel ou d'un Julien Freund.

Olivier François

Paru dans Eléments

Notes : (1) (2) L'anarchisme chrétien, L’œuvre édition, 2012. (3) (4) « Cher Ricardo, J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le livre de votre ami Georges (5) Laffly ,les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques , Léon Bloy notamment. Cest un livre comme on en rencontre très peu : il a un air de parfaite sincérité ». Extrait d'une lettre de Guy Debord à Ricardo Paseyro, 12 avril 1994.

(1) Ce livre est disponible aux éditions Ivrea. (2) (3) Idée générale de la révolution au dix neuvième siècle, 1851.

Engels et l'impérialisme yankee

Et Bakounine reprochera-t-il aux Américains une « guerre de conquête » qui porte, certes, un rude coup à sa théorie fondée sur la « justice et l'humanité » mais qui fut menée purement et simplement dans l'intérêt de la civilisation ? On bien est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu'en faire ? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d'or qu'elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu'ils concentrent en peu d'années sur cette rive éloignée de l'Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu'ils fondent de grandes villes, qu'ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu'ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu'ils ouvrent vraiment pour la première fois l'Océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l'histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction ? L'« indépendance » de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la « justice » et autres principes moraux peuvent être violés ça et là, mais qu'est-ce en regard de faits si importants pour l'histoire du monde ?

Friedrich Engels, Neue Rheinische Zeitung, Janvier-Février 1849.

Le mariage homosexuel est-il soluble dans l’écologie ?

Le grand parti écologiste français – Europe-Écologie-Les-Verts – milite activement pour le droit au mariage des homosexuel(le)s, ceci au nom de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité des droits.

Ce parti pris est-il cohérent avec l’engagement écologiste ?

Le mariage est une institution moribonde qui ne perdure que parce qu'elle maintient un cadre légal qui permet de garantir, tant bien que mal, l'accueil et l'éducation des enfants. Mais en tant qu'engagement d'un couple pour la vie, il n'est presque jamais respecté.

L'homosexualité n'est plus stigmatisée comme un délit ou une tare, et, depuis plus d'une décennie, le couple homosexuel a un statut civil (le PACS), ce qui permet à ceux qui le choisissent de bénéficier de droits fondamentaux conformes à la valeur de leur lien.

Dans ce contexte la revendication du droit de se marier au nom de l'égalité semble un peu à contretemps, alors que ce droit est majoritairement délaissé, dévalué, dans la population. La seule explication est dans l'investissement par les homosexuels de la valeur symbolique du mariage : ils revendiquent le statut de parents d'enfants comme les autres. L'enjeu de cette revendication est la pleine parentalité.

Mais justement, il ne peut pas y avoir pleine parentalité : il y a toujours un tiers décisif. Le tiers, ce sont les parents réels de l'enfant adopté, c'est la mère porteuse, c'est le médecin technobiologiste qui choisit sperme et ovule pour la fécondation in vitro, c'est le donneur de sperme, c'est l'intermédiaire pour l'adoption, et c'est, presque toujours, la grosse somme d'argent qu'il faut débourser.

Il y aura donc des conséquences graves à l'adoption de cette loi : c'est la reconnaissance institutionnelle de la parentalité assistée. Avant cette loi, la parentalité assistée (et non seulement procréation médicalement assistée pour inclure l'adoption) était toujours une rémédiation à un état de choses anormal, et qu'il fallait essayer d'éviter par prévention. Après son vote, elle sera consacrée comme une pratique normale puisque le loi légitime une situation de parentalité en laquelle on ne peut qu'y avoir recours. C'est le renforcement du marché de l'adoption – car il ne faut pas se leurrer, il existe un marché mondial de l'adoption entre pays riches et pays pauvres. C'est l'ouverture d'un marché de la procréation assistée – c'est un euphémisme : il vaudrait mieux dire "procréation technicisée" – qui va engendrer de belles carrières de médecins technobiogénéticiens qui se feront une réputation et demanderont grands émoluments pour les beaux bébés (dépistés sans malformation génétique, pas trop petits, etc.) qu'ils fourniront à une clientèle aisée (et qui bien vite ne sera plus seulement homosexuelle). C'est ainsi la voie ouverte à un eugénisme sournois : "On va choisir une mère biologique, elles sont toutes génétiquement rigoureusement testées ... mais je reviens, ... commencez à regarder les photos dans mon catalogue !" Car, cela est certain, on pourra choisir, on ne pourra manquer de choisir, entre les gènes disponibles à la main du technobiogénéticien. Et bien sûr, derrière les paroles lénifiantes – "l'essentiel, c'est votre désir, laisser parler votre désir, etc...!" l'on aura tendance à choisir selon l'idéal d'individu bien déterminé par les médias omniprésents dans l'environnement contemporain.

Finalement, après la biodiversité des légumes, des fruits, des semences, des animaux, c'est la biodiversité à l'intérieure de l'espèce humaine qui serait remise en cause. Car la biodiversité, c'est la procréation selon les hasards de l'amour qui assure un réassortiment constant des gènes. Est-ce écologiste de contribuer à réduire la diversité des humains ?

Voici ce qu'écrivait Marcel Pagnol :

« Un soir d'hiver, à la campagne, devant de flamboyantes bûches, je pensais tout à coup à Sparte, à ses lois, à ses moeurs, à son idéal... Lorsqu'un enfant naissait, une commission d'experts venait donc l'examiner, dans la chambre même de l'accouchée... Quant aux enfants « réformés » par ce « conseil de révision », les vieux sages les emportaient sous le bras, et allaient les jeter dans un gouffre voisin, qui s'appelait le Barathre. Finalement, cette race si belle, et si soigneusement épurée, que nous a-t-elle laissé ? Des noms de rois, auteurs de lois aussi sévères qu'un règlement pénitentiaire, des noms de généraux, dont les armées ne dépassèrent jamais les effectifs d'un régiment, des noms de batailles, dont la plus célèbre est le glorieux désastre des Thermopyles, et les murs effondrés d'une petite ville. Ces pierres éparses sous des ronces ne cachaient pas une Vénus, un Discobole, une Victoire ailée... Au centre d'un paysage quelconque, ces ruines anonymes ne sont pas dominées par un lumineux Parthénon, haut dans le ciel sur une Acropole, mais accroupies dans l'ombre au bord d'un trou. Ces hommes furent des Grecs de la grande époque, à deux pas d'Athènes, mère de l'intelligence et des arts. Pourquoi leur héritage est-il si misérable ? C'est parce qu'ils ont sacrifié leurs poètes, leurs philosophes, leurs peintres, leurs architectes, leurs sculpteurs ; c'est parce qu'ils ont peut-être précipité sur les rocs aigus, au fond du Barathre, un petit bossu qui était Esope, ou le bébé aveugle qui eût chanté à travers les siècles les Dieux et la gloire de leur patrie... Et parmi les trop pâles petites filles qui tournoyèrent un instant, frêles papillons blancs, à travers la nuit verticale du gouffre, il y avait peut-être les mères ou les aïeules de leur Phidias, de leur Sophocle, de leur Aristote ou de leur Platon ; car toute vie est un mystère, et nul ne sait qui porte le message ; ni les passants, ni le messager. » Marcel Pagnol,L'eau des collines. (voir :http://encyclopedie.homovivens.org/Dossiers/eugenisme)

La mise en place d'une pratique eugénique socialement acceptée est une pièce maîtresse du projet transhumaniste. Est-ce écologiste de contribuer à mettre la société sur la voie du transhumanisme ?

En fait, il y a une grave confusion dans l’argumentation des homosexuels qui militent pour le droit au mariage, confusion qui abuse les écologistes, et qu’il faut mettre sereinement à jour, car elle ne remet pas en cause la sincérité de leur engagement. On peut l’exprimer ainsi : ils confondent le droit à l’égalité avec le droit à l’identité. L’identité c’est de vouloir singer la parentalité naturellement fondée des hétérosexuels ; ce qui amène à occulter le lourd tribut à payer à la techno-mercatocratie pour aboutir à une situation qui, en terme de vécu psychologie de la « famille », risque fort de sonner faux. L’égalité des droits, c’est de reconnaître que les adultes homosexuels, comme tous les adultes, ont tout à fait le droit de prendre à part à cette situation, si importante pour donner sens à une vie, d’une relation de responsabilité d’éducation d’enfant.

Cela les amène à confondre la reconnaissance de la différence du rapport à l'enfant du couple  homosexuel avec une discrimination. C'est une situation très paradoxale : ceux qui ont gagné de haute lutte le droit à une sexualité différente escamoteraient maintenant cette différence en masquant sa conséquence sur le rapport à l'enfant au moyen d'artifices techniques au coût social très lourd !

Mais si l'on part de l'acceptation de cette différence tout change.

Le homosexuels ont le droit à une relation privilégiée à l'enfant de responsabilité éducative comme tout adulte : c'est en effet une relation fondamentale pour donner sens à une vie humaine. Mais cette relation ne peut pas être, rigoureusement parlant, de parentalité. Situons-nous dans une société qui aurait significativement avancé dans le projet écologique : on serait sorti de la compétition marchande et de l'incessante rivalité entre individus et groupes sociaux. Des relations de confiance auraient été retrouvées qui nourriraient la vie sociale. Nul doute que les homosexuels qui voudraient assumer la responsabilité d’éducateurs d’enfants qui ne sont pas les leurs pourraient le faire. Dans toute société on a besoin de tels rôles sociaux ( qui correspond à ceux qu’on appelait les « parrains »/« marraines »), et ils manquent cruellement dans la nôtre : ils permettraient d’éviter des actes de violence de jeunes, aussi terribles qu’apparemment absurdes, mais qui sont toujours liés à une trop grande absence éducative des adultes.



Pierre-Jean Dessertine



Source : L'antisomnanbulique 16/12/2012

Le « chavisme » comme auberge espagnole

10 ans de « chavisme »: entretien avec des anarchistes vénézuéliens

"Il est important de rappeler que le chavisme ne fut jamais un mouvement monolithique, mais un mouvement qui s’est adapté aux circonstances et dont les soutiens ont également changé selon ces circonstances. C’est là aussi sa vitalité. Une chose, c’est le chavisme du premier coup militaire avorté, une autre le chavisme qui gagne les élections, une autre celui qui survit au coup anti-chaviste en 2002. Actuellement nous vivons encore une situation de mutation du régime."

National-dadaïsme

Qu'est-ce que le national-dadaïsme ?

Le national-dadaïsme dit la vérité intime du pouvoir, sa bouffonnerie constitutive et sa cruauté intrinsèque. Il est un miroir tendu à tous les puissants.

Idi Amin Dada est national-dadaïste pour son nom, son anthropophagie rigolarde et ses fausses décorations, Kadhafi pour ses déguisements et ses discours sur l'origine du pepsi cola, Saddam Hussein pour les différentes poses qu'il prenait sur les affiches de propagande (cavalier romantique, chasseur tyrolien, soldat au front, bédouin, mécanicien, téléphoniste en costume, danseur de Tikrit etc.), Jean-Marie Le Pen pour ses déambulations sur la scène, ses bastons, ses chansons, ses voyages troublés par des contre-manifestants et la gueule de ses adversaires, la junte birmane pour son inquietant anonymat, Hafez Al-Assad pour ses soldates mangeuses de serpent et s'être fait surnommer "le Bismarck du Moyen-Orient", Fidel Castro pour ses interminables discours et avoir donné sa propre recette de la paella à une journaliste espagnole, Pinochet pour la très antipathique photo officielle de sa junte...

Franquisme et progressisme

Ramiro de Maetzu, idéologue franquiste (1), dans son œuvre de jeunesse Hacia otra Espagna, parue en 1899, étalait dans une prose pataude : " Gloire à l'or, l'or vil transformera la face aride et jaune de notre sol en un riant visage : l'or vil nous donnera la nouvelle Espagne ! " Il appelait de ses souhaits l'édification de d'un pays impérialiste, où l'ensemble des relations sociales est organisé autour du numéraire et du pouvoir coercitif de l'Etat, où le peuple est ravalé à la condition de populace calculatrice et consommatrice, sans idéaux, sans idées mêmes, et parfaitement obéissante. L'idéologie de Maetzu ne s’arrête pas là. Il écrit : " il nous faut des machines ", il défend l'usage massif des engrais chimiques, les grands barrages, la mécanisation de l’agriculture, et précise qu'il faut contraindre cette dernière à " forcer le pas pour rattraper les avancées du commerce et de l'industrie. " Tout celà culmine dans un plaidoyer hédoniste du plus mauvais goût : " N'ayons pas de scrupules à désirer des biens matériels (...), au contraire, réjouissons nous du sybaritisme qui nous pousse à rechercher les meilleurs vins, la table finement garnie, le foyer douillet. " Bref, on trouve chez Maetzu, dans ses moindres détails, la doctrine et le programme franquiste réellement existant, ainsi que le programme de la quasi-totalité de l'opposition anti-franquiste, en particulier progressiste.

Sous le franquisme l'attention envers la famille tendit à diminuer, et avec l'affection envers les enfants, la notion même d'amitié fut gravement menacé, tandis que les valeurs civiques et les obligations qu'elles supposent pour chaque individu étaient oubliés, le perfectionnement moral complétement mis de coté, l'enrichissement personnel tiré de l'expérience oublié. Le résultat fut un abrutissement et une dégradation effroyable de l'individu moyen.

(1) Sur le rôle décisif de la pensée de Maetzu dans les orientations idéologiques du franquisme, lire Origenes idéologicos del franquismo. Accion Espagnola, R.Morodo, 1985.

D'après L'anti-machinisme rural et la mécanisation de l'agriculture sous le franquisme, Los Amigos de Ludd, bulletin d'information anti-industriel, éditions de la lenteur, 2009.

Dieu seul maître

Quoique nous ne partagions pas le fond des idées de son auteur, encore moins sa vision du style, nous publions ci-après une recension parue dans Unidivers, pour ce qu'elle illustre remarquablement les méprises auxquelles peut donner lieu L'Anarchisme chrétien, quand il est trop vite lu. (NDLR)

En supplément de cette recension du remarquable ouvrage de Gaver et Guillebon consacré à L’anarchisme chrétien, Unidivers a réalisé avec ces derniers un long entretien qui paraîtra en feuilleton tout au long du mois de juin à partir du vendredi 1er. Une cure d’altitude intellectuelle, comme disait Proust…

« Je ne me reconnais, en pensée, aucun maître en dehors de Dieu »

Lucien Jerphagnon (émission Le Grand Entretien, France-Inter, 17 décembre 2010)

Jerphagnon… En voilà bien un qui manque dans sa quête haletante d’une fresque de l’indéfinissable de « l’anarchisme chrétien ». À notre tour, débutons par les manques de ce fort réjouissant ouvrage. C’est avec Gilbert-Keith Jerphagnon, l’une des figures tutélaires mais non-dite de cette histoire, que nous rassurerons les auteurs : « Je ne prétends pas faire la critique d’un livre, j’y puise seulement matière à un article… »

À la lecture des noms qui jalonnent ce livre riche de presque 400 pages, une première interrogation se dessine : quelle est la pertinence de cette recherche effrénée qui consiste à combler l’aporie entre les deux termes qui composent le titre ? En effet, les deux auteurs ne tentent-ils pas, par une sorte de jeu dialectique, de tirer abusivement vers leur objectif des penseurs, écrivains et poètes qui ne s’y reconnaitraient pas ou que partiellement ? Cet écueil, Guillebon et Gaver l’évitent, en partie, par une franche honnêteté et une connaissance assez précise des vies et œuvres qu’ils abordent :

« Nous n’avons reculé devant rien pour bâtir notre propos : nous avons usé de tous les moyens, même légaux, comme l’annexion, la reprise, le mélange, l’inspiration, l’effusion ou le détournement, pour parvenir à nos fins, en essayant, autant que possible, de rendre à chacun son dû. » (p. 10)

« Nous avons donc toujours cherché de justifier notre invasion par des références probantes mettant en lumière le fond intime de la pensée de ces auteurs que nous annexions. » (p.12)

De même, ils ne bottent pas en touche quant à la question de la validité de l’apparente antinomie du christianisme et de l’anarchisme et de la problématique du « pouvoir » pour l’Église (notamment catholique romaine) :

« L’anarchie était, sinon inconcevable, du moins le pire des régimes pour les penseurs antiques puis médiévaux chrétiens (saint Thomas). Pourtant face aux évolutions de la technique et de la surveillance moderne, elle a pu apparaître comme une voie de salut, ou du moins, une utopie salvatrice pour les chrétiens. » (p.15)

On regrettera, néanmoins, une orientation catholique unilatérale (malgré plusieurs pages d’un grand intérêt consacrées à Kropotkine, Tolstoï, Ellul ou Gandhi – nous y reviendrons) qui conduit nos auteurs à ne pas pouvoir remonter au-delà de 1888, date d’une encyclique de Léon XIII qui évoque les fondements d’un esprit « d’anarchisme ».

Et c’est seulement à la fin d’un instructif premier chapitre intitulé A la recherche de l’anarchisme chrétien que surgissent deux références aux Actes des Apôtres, à l’Évangile de saint Luc et aux Épitres de saint Paul. Ces dernières laissent pourtant de fait accroire que des considérations radicales « opposables » aux « socialismes collectivistes ou individualistes » et aux « libéralismes égoïstes» existaient dès les origines du christianisme.

Dans ce cadre, les passages de Paul concernant les « pouvoirs » ne sont pas convoqués et l’extraordinaire corpus des Pères de l’Église est tout bonnement ignoré. Sans remettre en cause la qualité de l’ouvrage, il aurait pu être judicieux, en partant de plus loin, en prenant plus « d’élan », de projeter plus loin les idées ressuscitées dans ces pages avec puissance !

Rappelons aussi le concept dynamique de Fedorov – dont la présence aurait éclairé d’une autre grâce le cas Tolstoï : « les idées sont projectives » ! Fort heureusement, les idées ne manquent pas dans cet ouvrage. Et c’est sont point fort. C’est une vraie jubilation que de trouver au fil des pages tant de figures, tant de pensées, toutes radicales et empressées d’en découdre avec les petites idées bien arrêtées du lecteur. Baudelaire. Rimbaud, Verlaine restitués, resitués, désengoncés. Rendus à leur vraie figure de perpétuels « indésirés parce qu’indésirables » (terme emprunté à un autre grand absent, Armand Robin), dévêtus de cette infernale chape de plomb du « poète maudit » et qu’on vénère désormais « à la petite semaine » grâce à cet habile désamorçage.

Eux dont la chair savait prophétiquement ce que Lanza de Vasto (autre figure notable de ce livre) affirma plus tard : le poète ne doit avoir aucune indulgence littéraire pour ses péchés ! Les quelques pages qu’ils leur sont ici consacrées nous confirment que ce monde les a littératué ! Il leur à fait indulgence afin de s’accaparer leur puissance déflagratrice. Il les a confisqués de leur vérité. Façon gothodinde ânonnant un « noir romantisme » alors qu’elle ne risque plus les foudres d’aucune censure. Comme si l’héautontimorouménos se piquait de comprendre la richesse de Fusées ou de Mon cœur mis à nus ?

Et pourtant quelle prétention générale à la rébellion ! Sans doute, notre époque aura-t-elle perdu de vue, dans son unanimisme humanitarien, que ce que recherchaient ces véritables énervés était davantage la bonté incarnée que l’inaccessible « bien » platonicien (Berdiaev – autre absent de taille ! – disait, en parlant d’ailleurs des anarchistes russes, qu’en tant qu’abstraction il pouvait être le pire des « maux »).

Incarnation, là est sans doute le maître mot de ces parcours si magnifiquement différents – de la plus humble pauvreté volontaire à l’exubérance la plus absolue. Refus de l’uniformisation, de la mise à mort technique de la personne. En ce sens, les quelques pages consacrées au mitan de l’ouvrage à Emmanuel Mounier présentent un excellent résumé de cet essai de comblement de l’aporie et audacieux assemblage « anarchisme & chrétien » :

« …il est vrai qu’une certaine manière de nier Dieu et le monde peut n’être qu’une conscience tragique de leur appel » (p. 322)

L’aporie se résout finalement « d’elle-même » par-delà les mots. Et cette résolution tient dans un mot, kénose :

« L’anarchie, c’est une modification intime de la relation des hommes, une modification interne du pouvoir qui se fait service – et humble service. C’est la kénose, le dépouillement du pouvoir qui se fait, comme l’a vu Pierre Boutang – c’est la politique considérée comme souci et comme charité Pas d’anarchisme sans ascétisme non plus – sans renoncement à la domination, à la compétition, à la prédation – sans reniement de l’égoïsme et de la volonté de puissance. » (p.27)

Au-delà des mots, le monachisme serait finalement la réponse la moins « tortueuse ». Le caractère souvent tragique, déchiré, « humilié et offensé » des principaux poètes et écrivains qui sont présentés au lecteur dans la première partie de l’ouvrage – avec une fougue incandescente qui rend très justement compte de leur foi chaotique et explosive – est tout entier marqué de cette kénose et de cette aporie. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, évidemment, mais surtout les somptueux oubliés, André Dhotel (si humble qu’on ne le cite qu’à travers sa magnifique biographie de saint…) l’énorme Retté, le bouillant Boylesve, l’hypnotique rimbaldien Germain Nouveau, le magnifique fol en Christ breton Helo, etc. La fascination de plusieurs d’entre eux pour le Moyen Âge intégralement baigné de la spiritualité des grands ordres le démontre à l’envi.

Toutefois, une césure se marque entre ces grands fauves christiques rougeoyants de colère et de dédain et leurs successeurs. La fougue poétique en moins, Philippe Murray serait en France, l’un de leurs derniers rejetons. Bernanos est, quant à lui, plus « penseur » et plus « posé », bien que certaines de ses « saintes » colères le rattachent encore à un Léon Bloy. Thibon, poète, est malgré lui happé par une philosophie nécessairement moins enragée. Mounier, Ellul, Charbonneau (pour ne rien dire des figures de Thoreau ou de Hainart), quoique forcément excentrés, se concentrent déjà sur « l’organisation » et le pragmatisme…

Ce qui, toutefois, saisit à travers une lecture attentive (et forcément un peu exaltée, puisque le style et le ton y invitent fort agréablement) c’est que cette débauche de textes, de mots, de livres accouche d’un résultat qui, du seul point de vue de « l’efficience » est d’une accablante inefficacité. De Proudhon à Ellul en passant par Muray.

Peut-être ces derniers ont-ils oublié certaines paroles des Écritures pour orienter l’attention sur une part seulement… Il est bien difficile d’avoir une vision juste de cet ensemble qui paraît si « dérisoire » en terme quantitatif d’oeuvre. Peut-être oublie-t-on d’écouter, au-delà du bruit de nos propres paroles inspirées, cette autre exigence : « que la main droite ignore ce que fait la gauche ». Tracer des plans, organiser des « communautés », fonder, bâtir, est-ce là, finalement ce qui est demandé :

« Permettez-moi de vous dire que vous avez acquis une psychose de la bienfaisance, en enfermant tout le christianisme dans les limites étouffantes des devoirs élémentaires de l’altruisme social. Vous oubliez que le christianisme est Amour et que l’Amour ne connaît pas les limitations qu’invente la tiédeur de la foi pour des raisons faciles à comprendre. L’amour pour autrui, quand il ne procède pas du cœur, est digne de mépris. Quand il vient du cœur, l’âme est en état d’ivresse. L’intérêt du prochain, les bonnes œuvres ne lui suffisent plus. L’amour est double, tendu vers Dieu et vers les hommes. Le monde est trop restreint pour l’âme amoureuse qui veut déverser l’amour sur quelque chose qui soit au-delà de ce monde, sur Dieu. Dans sa recherche de l’Epoux-Christ, elle fuit au désert où Lui-même séjourne. » (Théoclète Dionysiatis, Entre Ciel et terre, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2012, p. 80)

Par « altruisme » Gandhi (oui, le Mahatma, très instruit et inspiré des Évangiles a toute sa place ici), ses disciples, dont Lanza del Vasto (ami de ces esprits poètes brûlés au feu de l’absolu, Daumal, et le si splendide et méconnu Dietrich) ont agi. Ils ont agité la matière humaine et sociale avec une exigence d’amour et de toute-puissante humilité christique mais finalement sans doute guère assez priante. Peut-être pas assez « personnelle » non plus, tant ils étaient agités par leur « siècle » et par des combats qui exigent une purification que connûrent les saints Antoine, Jean Chrysostome et quelques autres mais que, précisément « nos temps » semblent vouloir ignorer, même chez les « meilleurs » d’entre nous.

Alors, quelle est « l’échelle » de l’agir ? Berdiaev (qui aurait mérité de nombreuses pages) le soulignait à propos des anarchistes de son temps : objectiver le prochain ou lui préférer le lointain mène à des conséquences tout aussi « catastrophiques » que les conditions délétères contre lesquelles on entend lutter. (Ce que les deux auteurs mettent en exergue de façon en évoquant avec beaucoup de justesse et de finesse le « cas » Coupat). En outre, le souci de la communauté (plus que de la communion) et le pragmatisme organisationnel de Gandhi ou de Lanza del Vasto auraient certainement fort irrité Léon Bloy, soupiré Rimbaud ou ricané un Barbey ou un Baudelaire…

Toutefois, le cheminement de Mounier est, à ce propos, très révélateur et fort justement analysé, il faudrait en retenir particulièrement ceci :

« Peut-être personne n’a-t-il jamais mieux décelé l’essence du mensonge : il est refus de relations réelles. Dialoguer pour Mounier c’est refuser ce refus même La personne pour lui est tridimensionnelle Et c’est la référence à l’absolu qui permet de ce tourner vers le dehors sans s’y perdre. Le dialogue avec tous lui à fait comprendre que la personne elle-même est dialogue, qu’elle est même une certaine tension entre la liberté et le don. » (Jean Lacroix, cité p. 320)

La personne, ce don unique, cette révélation christique irréversible, est donc la réponse au comblement de la césure aporétique de cet assemblage sémantique « anarchisme chrétien » ! Ce livre entier en est, et c’est son grand mérite, l’illustration frappante. Il n’est pas une simple galerie de portrait, de « têtes coupées » exposées au regard curieux du lecteur. C’est un voyage, un pèlerinage désaxé qui s’égaye dans les multiples demeures des exaltés, des humbles orgueilleux, des pécheurs palpitants et implorants… C’est de cet aspect de l’ouvrage qu’il faut tirer le « meilleur profit ». Ces exemples mirifiques de personnes assumées, abîmées de leur sublime humilité et de leur sauvage précarité, assumant toutes les contradictions, assumant cette position véritable de « derniers des derniers ». Loin de la prétention littéraire de ceux qui se veulent des « autorités », ils surent que cette activité est celle des « raclures », des tous derniers serviteurs : « Ecris pour expier, écris pour espérer. N’aie aucune indulgence littéraire pour tes péchés. Au lieu des péchés, écris !” (Lanza Del Vasto)

« L’anarchisme chrétien » ne semble ni concrètement « réel » ni précisément « souhaitable ». Les auteurs l’affirment : « L’anarchisme, c’est donc la tension vers l’anarchie » (p.397) c’est-à-dire « une société libre, digne, décente, juste, humaine, communautaire, familiale, locale, villageoise, amicale, une vie libre, simple, naturelle, décente et digne d’être vécue. » En effet, qui ne souhaiterait une telle société et une telle vie ? Mais se pose tout de suite la question : quel est besoin du Christ pour les réaliser ? Si tout humain les souhaite, l’humain est en situation de « chute ». C’est pourquoi on peut penser que le Christ venu révéler le divino-humain devrait être bien plutôt le point vers lequel « tendre » ?

À mon sens, il y a, malheureusement, dans le terme d’anarchisme chrétien, le germe de ce que Miguel de Unamuno reprochait aux « conservateurs chrétiens » espagnols qu’il appelait fort justement des « christianistes ». Le nom de chrétien est un nom d’homme, le seul qui rende libre, le seul qui rende « sans étiquette ». Il ne devrait jamais, pour commencer, être accolé à un quelconque adjectif quand bien même celui-ci à de grandes « lettres » de noblesse. Il ne faut ni « appel » ni « manifeste », il y a l’Évangile.

L’indistinction dans laquelle se tenait chez Baudelaire, Verlaine, Bloy, Rimbaud, Bernanos ou chez Péguy (avec l’acrate) l’idée d’une insoumission de la personne est bien plus belle et forte – plus « christique » – dans sa clandestinité que toutes les tentatives théologico-politiques. Tentatives qui courent toujours le risque du sectarisme ou de l’arraisonnement par « ce monde ».

Il n’en demeure pas moins que ce livre est un phénomène ! Non pas un « événement » comme on dit trop facilement, comme pour désamorcer la communication journalistique et éditoriale, mais bien un phénomène, comme on dit avec raison, mais sans comprendre toujours l’acuité réelle du terme, d’un individu un peu « poète » qu’il est un énergumène. Attention, donc, quelles que soient les divergences que l’on puisse émettre à la marge, l’énergie irradiante de l’Esprit circule dans ces pages !

Thierry Jolif

L’Anarchisme chrétien, Jacques de Guillebon, Falk van Gaver, L’Oeuvre éditions, Paris, 2012, 410 pages 29€

SOURCE : UNIDIVERS

Le Milieu libertaire

Dans cet entretien, Jean Van Lierde nous parle de sa rencontre et de ses contacts avec le milieu libertaire, une source précieuse pour sa pensée et son action, faite de force et d’amitié.

Xavier BEKAERT : Tu te définis comme un « militant chrétien aux idées socialistes et libertaires ». Je connais un bon nombre de copains anars qui verraient une contradiction entre « chrétien » et « libertaire ». Tu pourrais nous dire un mot là dessus ?

JVL : Oui, cela me semble très vrai que dans le monde libertaire et anarchiste où j’entrai en 1945 au moment de Pensée et Action, Hem Day et tous ses copains espagnols, italiens, etc Il était évidemment tout à fait incompatible d’être dans le christianisme et dans l’anarchie aux yeux de tous ses copains. Cela paraissait énorme puisqu’ils préféraient flinguer les curés en Espagne et que les papistes étaient des ennemis, sauf pour le grand esprit de tolérance d’Hem Day. Je dois dire que c’est vrai que lui, comme Léo Campion, il bouffait des curés à tous les repas, mais il avait un sentiment de grand respect pour les gens qui, spirituellement ou intellectuellement, pouvaient avoir des idées religieuses. C’est tellement vrai que, même si cela les étonnait au début que je dise que j’étais dans l’église catholique (j’étais d’ailleurs un ancien dirigeant national des Jeunesses Catholiques), le milieu, et Hem Day le premier, m’a dit : « Écoute, puisque tu es là dedans, moi je vais te dire ce que les dominicains et les jésuites ne te racontent peut-être pas (ce qui était vrai), c’est l’histoire de la non-violence dans l’Église primitive et après ». Pour moi, c’est donc ça la dette immense que j’ai vis-à-vis de l’anarchie, c’est que c’est dans le monde anarchiste qu’on me disait quelle est la tradition anti-militariste et pacifiste dans l’église qui était la mienne.Je trouvais déjà cela absolument incroyable. Ils me disaient déjà cela avant que j’entre en prison en 1949 pour la première fois et avant que je me déclare moi-même objecteur. Car j’avais passé toute ma jeunesse dans le monde patriotique et dans le monde classique. Donc pour moi, c’est ça cette première image. Au début, ils voyaient une incompatibilité totale, mais Hem Day lui même leur expliquait « Oui, m’enfin il y a eu tel saint, Saint Maximilien, il y a eu le Curé d’Ars, qui est le patron des déserteurs ». Donc il fallait un anar pour me raconter cette histoire là, que mes amis dominicains et jésuites ne me racontaient jamais. Je voyais finalement grâce à eux et toutes les lectures que j’avais eu, que des catholiques américains étaient aussi catholiques anarchistes, comme Ammon Hennacy.

Notre monde belge était en plus très libre penseur, très libre exaministe, mais au sens classique du terme, c’est à dire : « Les calotins, à l’Huche ». Le climat était assez tendu à l’époque, tandis que chez les anars pour moi, c’était un milieu extraordinaire. J’ai 75 ans aujourd’hui et si je suis resté un homme libre, c’est-à-dire que je peux dire merde à n’importe qui, aux autorités et aux autres, c’est certainement grâce cette formation qui m’a été donnée chez les anars. Restant dans mon église et continuant à croire aux vertus égalitaires des évangiles, je dois cependant à la pensée libertaire de rester un homme libre.

XB :« Avec Dieu, mais sans maître », c’est ça ? Oui, oui. (rires)

Un autre grand penseur anarchiste chrétien, c’est Léon Tolstoï, qui a eu une influence suffisamment grande en Russie pour que Lénine lui-même fasse un décret sur l’objection de conscience après la révolution russe.

J’avais été frappé par cette chose et il a fallu que j’étudie tout ça. Quand Lénine vivait à Paris il avait fait les premiers exposés sur Tolstoï, avant qu’il organise les conférences de Zimmerwald et de Kienthal en Suisse contre la guerre de 14-18. Il avait une admiration fantastique pour Tolstoï qui était pour lui l’expression de l’espérance de la population paysanne, des pauvres et des exploités de la Russie tsariste. Il désapprouvait totalement les idées non violentes et pacifistes de Tolstoï ; Lénine disait : « c’est du charabia de religieux ». C’est l’image qu’il avait de la religion, elle était aussi rétrograde et il fallait en finir avec tout ça. Mais l’idée que les Tolstoïens, les Doukhobors, qui existaient dans la Russie tsariste et pour lesquels Tolstoï avait fait son grand bouquin « Résurrection » dont tous les droits d’auteur ont été donnés pour évacuer les Doukhobors vers le Canada, tout cela avait quand même frappé Lénine. Après avoir fait la révolution de 17, il savait qu’il y avait encore des Doukhobors, des Anabaptistes dans l’univers de la révolution soviétique.

C’est certainement ce souvenir de Tostoï ainsi que l’admiration qu’il avait pour les œuvres de Tolstoï (pas pour les idées pacifistes !), qui a contribué à ce que Lénine signe ce décret grâce à l’intervention de Tcherkov (un copain pacifiste qui vivait à Londres, qui avait beaucoup de relations avec ce dernier et les milieux léninistes), le monde des pacifistes qui étaient à la War Resisters (l’amorce de l’IRG internationale avant qu’elle soit fondée en 1921), et la demande de ceux qui disaient « Tu ne peux quand même pas écraser ces types comme tu le fais avec les grands propriétaires terriens ». C’est absolument sûr, c’est l’admiration de Lénine pour les écrits, la pensée de Tolstoï et tous les bouquins qu’il avait fait, qui l’a contraint finalement à dire : « Oui, je signe ce décret du 4 janvier 1919 pour reconnaître les objecteurs religieux dans la Russie révolutionnaire ».

C’est l’apport incontestable de Tolstoï qui a décidé Lénine à faire ça, ainsi que ses amis Tcherkov et les autres, qui étaient des russes pacifistes et qui étaient parvenus à lui expliquer cela. Je trouve que c’est quand même une chose extraordinaire.

XB. : Tu as été bien content d’ailleurs de pouvoir exhiber ce document plus tard.

JVL : Oui, oui. Évidemment les copains communistes, enfin les staliniens surtout, disaient « Mais non, Lénine ne vas pas perdre son temps avec des conneries pareilles, c’est Van Lierde qui invente cela pour nous emmerder ». J’aimais bien les communistes parce que bon, c’étaient quand mêmes des gars qui y croyaient, ils avaient la foi dans la révolution. Ils ont été couillonnés par la dictature stalinienne, beaucoup ont été trompés, beaucoup de leurs camarades ont été mis au Goulag ou fusillés. Staline en a zigouillé des millions de communistes, qui n’étaient pas des réactionnaires.

Enfin, c’est en 1952 que j’avais eu les premières querelles au congrès de Vienne avec les soviétiques, Sartre était d’ailleurs présent, il fermait sa gueule sur ces affaires là. Après je me suis dit « mais nom de Dieu, il faut quand même qu’on retrouve ça » et j’avais demandé à Jean Goss, un copain catholique français qui était au MIR, « Tiens, tu me dis que tu vas là-bas à Iasnaïa Poliana (donc sur les terres de Tolstoï et là où il y a toutes ses archives. Je crois que c’était Boulgakov qui se trouvait là comme secrétaire de l’IRG, un des derniers survivants qui avait connu Tolstoï). Écoute fieu, c’est pas très non violent , c’est pas très Gandhiste ce que je te demande Jean Goss, mais s’il te plaît tu vas là-bas et tu piques l’original du décret de Lénine dans un de tous ces volumes reliés ». Et c’est ce qu’il a fait, je l’ai toujours d’ailleurs sur un genre de papier bible très léger rose. Il a piqué les deux pages avec le décret du commissariat politique des communistes soviétiques et il m’a ramené ça, que j’ai diffusé. C’était en russe bien entendu. Je l’ai fait traduire en anglais, en allemand, en espagnol, en français. J’ai édité cela à des milliers d’exemplaires.

C’était évidemment un comportement un peu anarchiste devant les lois. Mes copains profs d’unif disaient « On ne peut jamais faire cela, tu comprends, piquer cela dans un bouquin ». Je répondais « M’enfin puisque là ça va être mort culturellement. Moi je veux faire revivre cette culture antimilitariste. J’ai été obligé de commettre un acte qui, je le reconnais, n’était pas très honnête mais enfin je ne le vole pas pour l’étouffer, c’est pour le faire vivre. »

XB. : Pour revenir aux liens entre anarchisme et non violence, bien après Hem Day, je crois savoir que tu as eu des liens et que tu as écrit des articles dans la revue Anarchisme et non-violence dans les années 60-70.

JVL : C’était avec André Bernard, je crois qu’il vivait encore à Bruxelles à cette époque là. Je ne crois pas avoir donné beaucoup d’articles, mais j’étais un diffuseur de cette revue parce que je trouvais cela extraordinaire. Anarchisme et non violence avait une grande importance quand on avait des réunions publiques, ou lorsque je faisais des meeting contradictoires, chaque fois qu’on parlait « pensée libertaire », « anars », … Paf ! on te foutait sur la gueule « Et la bande à Bonnot, et les terroristes,… ». C’était l’image de l’anarchie de la fin du 19ième et du début du 20ième.

Donc c’était tout à fait extraordinaire et magnifique qu’André Bernard et les autres se soient mis à faire cette revue Anarchie et non-violence pour montrer que la pensée anar n’était pas terroriste comme disaient toujours les gens mais qu’elle avait cette grande dimension non violente. Je trouve qu’il avait fait un boulot formidable, qu’il a tenu pendant des années et c’était une revue très bien faite et je suis enchanté que le groupe d’Alternative non-violente de mes copains en France puisse co-éditer ce numéro avec vous.

JVL : Le boulot réalisé par "Anarchisme et non violence" était une œuvre culturellement, politiquement très importante pour montrer qu’il ne fallait pas continuer à identifier les anars à une époque comme la fin du 19ième (qui pouvait peut-être expliquer qu’on puisse flinguer les bourgeois), que tout cela était fini, et que Hem Day s’était mis à étudier Gandhi et tous les non violents, comme par exemple le hollandais Barthélemy De Ligt qui avait été pasteur protestant puis était devenu libertaire, et dont tous les plans de lutte contre la guerre, toutes les analyses et son magnifique livre édité à Paris La paix créatrice, étaient pour moi une œuvre fantastique, avant celle de Jean-Marie Muller aujourd’hui qui est une excellente contribution dans l’actualité sur la non violence. Le début de ce travail fait par Barthélemy De Ligt, Hem Day et les autres, était quand même fantastique.

Hormis la pensée libertaire et non-violente, un autre point commun entre Barthélemy De Ligt et Hem Day, c’est qu’ils se trouvaient tous les deux dans l’IRG.

Tous les deux étaient au conseil international de la War Resisters’ International, il y avait aussi Bernard Salmon qui était dans le groupe de Paris avec Léo Campion, le grand comique qui avait fait plusieurs bouquins et qui vivait à Paris où il avait son cabaret artistique. Je m’en souviens toujours, je suis sorti de taule en 1952, je pouvais enfin me marier avec Claire, mon épouse. On est passé par Paris avant de faire notre voyage de noces dans le midi. Il y avait plusieurs visites capitales à faire, une c’était Léo Campion pour lui dire que j’étais sorti de prison et voir son spectacle avec ma femme, une autre était Jean Ladrière, un philosophe de l’université de Louvain qui était à la cité universitaire à Paris à ce moment là et qui m’avait soutenu quand j’étais en taule. Il y avait enfin, dans le midi, Louis Lecoin, qui habitait encore à Vence avant qu’il ne se remette en action avec sa gazette Liberté. Je me souviens toujours avoir été voir ce vieux Louis, un type extraordinaire. Tu vois donc que cette amitié entre un « mauvais calotin », comme disaient les méchants, et ces copains anars était formidable, c’était pour moi une extraordinaire force de fraternité et de solidarité.

SOURCE : MIR-IRG

http://www.mir-irg.org



Copyright © 2012 MIR-IRG. Tous droits réservés. Joomla! est un logiciel libre sous licence GNU/GPL.

Rien d'important

Rien d’important, écrivait Jacques Ellul au lendemain du 10 mai 1981. Nous ne saurions mieux dire que le maître en la circonstance – à condition d’ailleurs que nous considérions qu’il y ait réellement une circonstance. Peuple de France, où est ta victoire ? Tu as remplacé, car tu n’avais pas le choix, la droite bling-bling par la gauche Laurent . Tu as suivi, non comme un seul homme, mais comme une demi-nation, les bobos des arrondissements parisiens à un chiffre dans leur engouement subi pour un héros à lunettes dont hier ils ignoraient qu’il fût encore vivant. Car tu n’avais pas le choix. Tu as balayé le Falstaff de Neuilly-sur-Seine en qui avant-hier tu avais mis ta foi, non comme un seul homme mais comme une demi-nation, pour le remplacer par le Faust de Tulle. Car tu n’avais pas le choix. Un dimanche de mai à 20h, une seconde ou deux, tu as cessé de respirer comme au coup de sifflet d’une finale de coupe du monde. Le lendemain, tu t’es réveillé avec une gueule qui n’était même pas de bois, mais de six pieds de long. La gueule du désespéré, seulement soulagé d’avoir réchappé au pire. La gueule du suicidaire amateur qui s’est encore raté.

Rien d’important, non, ni même de grave dans cette élection de démocratie endormie, où une bourgeoisie prête son argenterie à l’autre pour cinq ou dix ans, et fait ses recommandations pour l’entretien du pékinois en son absence. Rien de grave dans cette République d’échange d’appartement et de covoiturage, où le sénevé appelle la moutarde. Non, rien de grave, non rien d’important. François Hollande diminue son allocation d’Elyséen provisoire et encadre les salaires des patrons d’entreprise à capitaux publics. Fort bien. Nous l’en félicitons. Gageons que ces premiers décrets resteront comme l’acte le plus important de son quinquennat socialiste.

Car sinon, rien de grave, rien d’important. Les ours savants de la sociétale-démocratie arrangeront leurs petits désirs comme ils le pourront avec le réel. Quelques projets progressistes, certes ajouteront, s’ils ont la force de les défendre et de les faire passer, un peu plus d’absurde à ce pays, à cette civilisation. Rien de grave, rien d’important. Nous leur conseillons pourtant de légiférer le plus tard possible, sous peine de se retrouver dépourvus totalement d’utopie quand la bise sera venue.

Car pour l’instant, rien de grave, rien d’important, mais la bise ne tardera plus. Si je n’arrive pas à comprendre ce que peut être la France d’après, je parviens pourtant sans trop de peine à imaginer ce qu’il y aura après la France. Ce sera quand Robert, son fils Kevin et son petit-fils Kenzo de Chon-sur-Marne se réveilleront un matin dans la peau d’Anders Breivik. Ce sera quand Ahmed, son fils Mourad et son petit-fils Bilal de Rancy-sur-Seine se réveilleront un matin dans la tête de Mohamed Merah. Ce sera quand les huit enfants de mes voisins maliens du dessus, lassés de pisser dans l’ascenseur et d’empêcher ma femme de dormir la nuit, pour faire payer à leur père son absence et à leur mère son absence de français, se battront avec les cinq fils de mes voisins sénégalais du bout du couloir pour le contrôle du hall de l’immeuble. Ce sera quand mes clodos du lundi n’auront plus le choix qu’entre le dépôt de Nanterre et la soupe à la grimace des Restos du cœur parce qu’il n’y aura plus d’association confessionnelle pour s’occuper d’eux. Ce sera quand l’école jacobine à force de se miner par idéologie s’effondrera sur elle-même. Ce sera quand tous les officiers français seront partis dans le privé avant trente ans. Ce sera quand le Qatar aura racheté France 2 et TF1, en application de l’accord pétrole contre couverture. Ce sera quand le Chancelier du nouveau Reich qui ne dit pas son nom gèlera le SMIC au nom de la rationalité budgétaire. Ce sera quand il y aura plus de Grecs que de Roms à mendier dans les rues de Panam. Ce sera quand la Provence parlera majoritairement espagnol. Ce sera quand l’Alsace-Moselle, en vertu du Concordat, appliquera la charia. Ce sera quand la Nièvre sera couverte de mines de charbon à ciel ouvert et la Drôme un gisement de gaz de schiste. Ce sera quand mes enfants se feront jeter des pierres parce qu’ils refuseront d’être bi. Ce sera aussi quand Amazon sera le dernier libraire. Ce sera quand Tintin et les Picaros sera interdit aux moins de 18 ans. Ce sera quand Eric Zemmour se retirera à Sainte-Hélène avec un bicorne sur la tête pour dicter ses Mémoires. Ce sera quand l’objection de croissance ne sera plus une opinion mais un délit. Ce sera quand mémé devra choisir entre la diminution immédiate de sa pension et la programmation à moyen-terme de sa mort dans la dignité. Ce sera quand des médecins à coup d’injections redresseront les comptes publics. Ce sera quand les LGBT seront les seuls mariés de France parce que tous les catholiques auront divorcé. Ce seront mille autres misères, petites ou grandes, que le lecteur imagine mieux que moi.

Ce sera surtout le constat définitif que le politique n’y pouvait rien. Que tout cela n’était rien de grave, rien d’important.

Jacques de Guillebon

SOURCE : Causeur N. 47 Mai 2012

www.causeur.fr

De Sparte et de nous



Un soir d'hiver, à la campagne, devant de flamboyantes bûches, je pensait tout à coup à Sparte, à ses lois, à ses moeurs, à son idéal... Lorsqu'un enfant naissait, une commission d'experts venait donc l'examiner, dans la chambre même de l'accouchée... Quant aux enfants « réformés » par ce « conseil de révision », les vieux sages les emportaient sous le bras, et allaient les jeter dans un gouffre voisin, qui s'appelait le Barathre. Finalement, cette race si belle, et si soigneusement épurée, que nous a-t-elle laissé ? Des noms de rois, auteurs de lois aussi sévères qu'un règlement pénitentiaire, des noms de généraux, dont les armées ne dépassèrent jamais les effectifs d'un régiment, des noms de batailles, dont la plus célèbre est le glorieux désastre des Thermopyles, et les murs effondrés d'une petite ville. Ces pierres éparses sous des ronces ne cachaient pas une Vénus, un Discobole, une Victoire ailée... Au centre d'un paysage quelconque, ces ruines anonymes ne sont pas dominées par un lumineux Parthénon, haut dans le ciel sur une Acropole, mais accroupies dans l'ombre au bord d'un trou. Ces hommes furent des Grecs de la grande époque, à deux pas d'Athènes, mère de l'intelligence et des arts. Pourquoi leur héritage est-il si misérable ? C'est parce qu'ils ont sacrifié leurs poètes, leurs philosophes, leurs peintres, leurs architectes, leurs sculpteurs ; c'est parce qu'ils ont peut-être précipité sur les rocs aigus, au fond du Barathre, un petit bossu qui était Esope, ou le bébé aveugle qui eût chanté à travers les siècles les Dieux et la gloire de leur patrie... Et parmi les trop pâles petites filles qui tournoyèrent un instant, frêles papillons blancs, à travers la nuit verticale du gouffre, il y avait peut-être les mères ou les aïeules de leur Phidias, de leur Sophocle, de leur Aristote ou de leur Platon ; car toute vie est un mystère, et nul ne sait qui porte le message ; ni les passants, ni le messager.

Marcel Pagnol, L'Eau des collines

trouvé sur Blog de Patrice de Plunkett

Un anarchiste chrétien

L’homme qui avait renoncé à l’argent

États-Unis. En 2000, Daniel Suelo a renoncé à l’argent. Il a laissé ses derniers 30 dollars dans une cabine téléphonique et est parti vivre dans les montagnes de l’Utah, à quelques miles de Moab, 4 779 habitants.

Son histoire fascine de nombreux Américains touchés par la crise. Un choix de vie très radical qui a d’abord choqué son ami Mark Sundeen, auteur d’une biographie (The Man Who Quit Money) racontant le mode de vie de Daniel au grand public après l’avoir suivi de près pendant plusieurs années. « J’ai d’abord pensé qu’il avait perdu la tête », confesse Mark. C’est lors de l’effondrement économique de 2008 qu’il a mieux compris le choix de Daniel.

Ce dernier refuse argent et troc, bon d’alimentation et autres allocations gouvernementales. « Ma philosophie, c’est d’utiliser uniquement ce qui est donné librement ou mis au rebut », résume l’homme qui se nourrit de cactus, de fleurs sauvages, d’animaux tués par des voitures sur les routes et de ce qu’il trouve dans les poubelles. « Notre société tout entière est conçue de telle sorte que vous devez avoir de l’argent » explique-t-il. « Vous devez faire partie du système capitaliste. Il est illégal de vivre en dehors de celui-ci ».

Lui s’en fiche. Il s’est débarrassé de son passeport, de son permis de conduire et il a changé de nom : Adieu « Shellabarger », bonjour « Suelo » (« Sol », « Terre » en espagnol). Il a d’abord campé dans le désert, passé des nuits dans des maisons dont les occupants voulaient bien l’accueillir. Depuis quelques années, il vit dans une grotte au bord d’une falaise du parc national des Arches, où il a sculpté un lit dans la roche et stocke quelques effets personnels. Il y accueille les randonneurs de passage. Suelo est né dans une famille protestante fondamentaliste. Sa foi l’a amené a penser, à partir du lycée, que l’argent et la fracture qu’il crée entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas était une erreur et quelque chose de contraire au christianisme.

« Il veut avoir la plus petite empreinte écologique et le plus grand impact possible pour améliorer le monde », explique Damien Nash, son meilleur ami, à The Atlantic. « Son but dans la vie, depuis que je l’ai rencontré, est de prendre le moins possible et de donner le plus possible ».

SOURCE : NOUVELLES DE FRANCE

3 mai 2012

http://www.ndf.fr/poing-de-vue/03-05-2012/lhomme-qui-avait-renonce-a-largent

- page 1 de 2