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__Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver __ - Dans votre introduction, vous affirmez vous placer en fils obéissants de l’Eglise : l’anarchie n’a pourtant jamais été sa « tasse de thé » ! Comment définissez-vous « l’anarchisme chrétien » et faites-vous cohabiter ces deux termes antinomiques ?

Il faut bien distinguer deux usages : l’anarchie comme terme courant désigne évidemment un monde dans lequel rien n’a de sens, ni d’ordre. Ce n’est pas sur ce plan-là que nous nous situons. L’anarchie (ou anarchisme) dans son sens politique, telle qu’elle est théorisée dès la fin du XVIIIème siècle, mais plus précisément au cours du XIXème siècle, désigne selon la célèbre formule de Proudhon la recherche de « l’ordre sans le pouvoir ». C’est cela que nous avons voulu étudier. Nous ne sachons pas que nulle part l’Eglise ait condamné expressément ce courant politique. Par ailleurs, on pouvait aussi dire jusqu’au Ralliement que la démocratie n’était pas la tasse de thé de l’Eglise ; on pourrait dire pareillement aujourd’hui que la monarchie ou l’idée impériale ne sont pas sa tasse de thé : cela ne préjuge en rien, nous semble-t-il, de la validité d’une forme politique d’un point de vue chrétien – qu’il s’agit justement d’expliquer quand elle est méconnue ou caricaturée comme l’anarchie (souvent par les anarchistes contemporains d’ailleurs). Certains régimes ont bien été condamnés sans appel par l’Eglise au cours de son histoire : le communisme, le nazisme. L’emploi du terme socialisme lui-même est contre-indiqué par Pie XI dans Quadragesimo anno, où il explique que son usage constant pendant un siècle l’a limité à l’horizon étroit d’une doctrine entièrement matérialiste. C’est sur ce plan-là qu’il le condamne, même si le sens originel du terme est beau, puisqu’il indique qu’il s’agit de reconstruire un monde bouleversé par les révolutions libérales sur des bases « sociales ». L’anarchie, à notre sens, emprunte cette même route originelle en y ajoutant ce précieux sel de la contestation du pouvoir auto-idolâtre, et n’est pas interdit d’usage par l’Eglise. S’il l’est, nous l’abandonnerons.

__- Mais un ordre peut-il subsister sans un pouvoir pour le maintenir ? __ Depuis au moins Tertullien et Augustin, l’Eglise a montré sa capacité à subvertir tous les pouvoirs humains. La célèbre phrase paulienne, « tout pouvoir vient de Dieu » est ambiguë assénée sèchement : le pouvoir de Staline et d’Hitler venait-il de Dieu ? Non, combien non ! Aussi chacun, dans le respect des lois divines intangibles transmises par l’Eglise, va s’évertuer à définir le pouvoir juste et légitime. Pourtant, on constate avec l’histoire qu’aucun pouvoir, même s’affirmant chrétien, n’a pas succombé aux tentations de la toute-puissance : qu’ils s’agisse des Empereurs germaniques ou des rois des France centralisateurs à la Philippe le Bel, quelle structure a résisté à s’arroger les droits mêmes de l’Eglise ? Longtemps, celle-ci est parvenue à les amener à Canossa. La situation contemporaine est fort différente, puisque ces pouvoirs qui ne reconnaissent plus de loi divine supérieure se moquent des prétentions de l’Eglise. C’est pourquoi ils sont intimement condamnables et il faut chercher non seulement à les remplacer, mais à les remplacer par une autorité qui soit plus chrétienne que jamais, c’est-à-dire foncièrement limitée. Dieu n’a pas voulu donner aux Juifs des rois, mais des Juges.

__- L’anarchisme n’est-il pas l’attitude de celui qui refuse de « rendre à César ce qui est à César » ? __ C’est tout à fait le contraire : l’anarchiste rend à César ce qui est à lui, c’est-à-dire pas grand chose. Quand le Christ règle la question de l’impôt, il la règle avec sa sprezzatura habituelle : c’est-à-dire que pour lui, ce n’est presque pas une question. César ne sait pas faire beaucoup plus que graver son visage sur une pièce : qu’on lui rende sa pièce. Il faut de plus mettre ce passage fameux de l’Evangile en parallèle avec un autre, moins étudié, où les Juifs pressent le Christ de payer son impôt au Temple : « Ce ne sont pas les hommes libres comme nous qui doivent payer, apprend-il à ses apôtres, mais pour éviter de scandaliser ces bons Sadducéens et Pharisiens nous le paierons ». Et comment s’y prend-il ? Il envoie Pierre pêcher un poisson dans le lac : « Dans sa bouche, tu trouveras une pièce de bronze, tu la porteras au Temple ». C’est dire en quelle estime le Christ tient le « sale argent » qui est à César, cet argent qu’on trouve dans la bouche du premier poisson venu. Qui donc est César, s’il ne possède rien de plus ? Il n’y a pas à avoir peur de César, ni à lui prêter plus d’importance qu’il n’en a. L’anarchie permet justement de tempérer les liens temporels.

__- Ce n’est pas tout à fait la vision que la « théologie politique » a développé au cours des siècles, en reconnaissant un rôle majeur au pouvoir temporel symbolisé par César ? __ Pourtant, le Christ oppose formellement le mode d’administration chrétienne et celui des rois païens : « Eux ont des esclaves à qui ils commandent en maîtres, parmi vous que le premier soit le dernier ». On pourrait dire que cela ne concerne que l’Eglise stricto sensu : cependant, quel est le rôle de l’Eglise ici sur terre s’il n’est pas de faire tendre, aussi, les institutions humaines vers la parfaite justice – tout en sachant que le mal sera toujours présent ? Dira-t-on qu’en tant que chrétiens, nous pourrions nous satisfaire de l’esclavage, parce que c’est une donnée immémoriale, et une garantie de l’ordre ? Certainement pas. Ce qui peut choquer dans l’idée anarchiste, c’est lorsqu’elle est conçue comme un moyen permanent de sédition, velléité que Léon XIII par exemple, condamne expressément dans Immortale dei, en 1885. Il note pourtant, comme tous les Pontifes, que l’Eglise ne définit aucune forme de gouvernement idéal. Il note encore que seule l’Eglise est un mode parfait de gouvernement. Il assure plus loin que le respect du citoyen ou du sujet est requis envers l’autorité légitime – qui ne doit pas gouverner comme un maître, ajoute-t-il, mais comme un père, à l’imitation de Dieu – et parallèlement, confirme aussi qu’aucun gouvernement depuis le XVIème siècle ne respecte les droits de Dieu et de l’Eglise. L’anarchie chrétienne qui, encore une fois procède par la non-violence et la dénonciation de l’injustice, n’est-elle pas alors un moyen adéquat pour saper continûment le mauvais pouvoir des mauvais princes et parvenir à une forme de gouvernement des hommes plus aimable, comme sut en produire le Moyen-Âge ? Lire les anarchistes des XIXème et XXème siècle, c’est aussi découvrir leur admiration constante des organisations médiévales.

__- Vous évoquez la « contestation de l’ordre établi » qui est celle de l’anarchie, mais précisément, le Christ n’a jamais contesté l’ordre établi de son temps ! __ C’est vite dit : assez souvent, notamment chez saint Marc, le Christ reproche à ses contemporains juifs d’avoir substitué aux lois divines des lois humaines. Ce sont les réponses qu’il leur fait par exemple à propos du commandement d’honorer son père et sa mère, ou pour l’institution du mariage. Une autre fois, il explique que c’est ce qui sort de la bouche de l’homme et non ce qui y pénètre qui est impur. Et encore, il dit à Pilate qu’il est roi : tout en se laissant tondre et immoler comme l’agneau qu’il est, sa pure présence innocente témoigne que l’ordre en place, celui des Juifs comme celui de César qui en fait une victime, est de fait un désordre – et n’est donc pas légitime. L’enfant est sous l’autorité de ses parents ; l’homme n’est pas fait pour vivre sous le joug de n’importe quel pouvoir, quel qu’il soit, Etat, argent ou même monarque de droit divin (terme qui est d’ailleurs une erreur théologique, l’Eglise seule étant de droit divin). L’ordre temporel, s’il blesse la justice, est de fait un désordre : c’est à y remédier que convie l’anarchie.

- Historiquement, l’anarchie invite à une révolte qui est d’abord d’ordre temporel et qui est donc fondamentalement étrangère au message du Christ dont la « révolution » est d’abord spirituelle, d’ordre intérieur !

A notre sens, c’est doublement faux : l’anarchie, la chrétienne particulièrement – qui est la seule logique, la seule qui tienne – repose sur une vision complète de l’homme qui ne le tronque pas et reconnaît sa double fin, temporelle et surnaturelle. Elle invite, notamment à travers la question de la non-violence qui lui est congénitale, à une révolution intérieure, et à une révolte contre ses propres égoïsmes pour commencer. Naturellement, elle déborde ce cadre et inonde le monde temporel : en ce sens, elle n’est nullement contradictoire avec la vision du politique de l’Eglise, qui s’exprime particulièrement dans la doctrine sociale de nos jours, au contraire elle l’accompagne parfaitement : subsidiarité, c’est-à-dire organisation naturelle à la base ; option préférentielle pour les pauvres ; destination universelle des biens, tout cela sont ses maîtres-mots. Il est assez amusant d’entendre régulièrement ces critiques de la part de bons catholiques qui n’ont eu de cesse de prôner l’ordre traditionnel, au nom justement de l’alliance du trône et de l’autel : l’Eglise quand elle accompagne l’ordre établi n’est-elle pas déjà dans un discours politique ? L’usage de celui-ci serait-il permis aux uns et non aux autres ? Nous avons dû manquer l’étape de la révolution intérieure des partisans catholiques de Franco et de Pinochet, désolés.

Il n’est pas anodin que les jeunes martyrs de la Rose blanche aient imprimé sur leurs tracts d’appel à la résistance au nazisme ces phrases de Novalis, tirées d’Europe ou la chrétienté : « L’anarchie bien comprise est l’élément constructif de la religion. Elle anéantit les données positives et se manifeste en nouveau fondement du monde... Si l’Europe ressuscitait, si un État des États, et une science politique certaine s’offraient à nous !... Est-ce que la hiérarchie... devrait être encore le principe d’un groupement d’États ? Le sang coulera en Europe, jusqu’à ce que les nations prennent conscience de leur effroyable démence et que les peuples, touchés, et comme adoucis par la sainteté de la musique, s’approchent des autels anciens, apprennent les travaux pacifiques et commencent, sur les champs de bataille fumants, à célébrer la paix. Seule la religion peut réveiller la conscience de l’Europe et assurer le droit des peuples ; installer sur terre, dans une splendeur nouvelle, la chrétienté, occupée seulement à préserver la paix ». Qui oserait affirmer aujourd’hui qu’en ces années-là la révolte chrétienne devait être « seulement » spirituelle ?

Mais vous avez raison en un sens : l’anarchie est la poursuite complète, sur le plan temporel, des exigences du Salut, c’est-à-dire que la reconnaissance de notre liberté d’enfants de Dieu nous fait gémir jusqu’à ce que vienne l’entière libération de la création. Le refus de toute domination pousse naturellement à récuser chaque pouvoir, même celui que l’on croit innocemment exercer sur son voisin pour son bien. L’anarchie s’accommode bien entendu, et réclame même, un ordre organique, simple, immédiat, celui de la famille et de la cité. Il dénie cependant à qui ou quoi que ce soit de temporel le droit de contraindre sa conscience. C’est pourquoi l’anarchiste conséquent est chrétien, puisqu’il reconnaît en l’Eglise seule, mater et magistra, son guide.

- Vous évoquez la formule « Ne pas vouloir de maitres » comme un chemin menant vers Dieu : mais est-ce vraiment possible quand on est le fils d’une culture telle que la nôtre ? Et votre livre n’est-il pas lui-même un hommage à nombre de penseurs dont vous récoltez les fruits… des « maîtres », donc, en quelque sorte ? Et les saints et grandes figures du catholicisme historique ne sont-ils pas des maîtres exemplaires pour les chrétiens ?

C’est ici que l’on peut citer le Christ contre vous : « N’appelez personne père, ni maître. » Car nous n’avons qu’un seul Père, qu’un seul Maître, et il n’est pas d’ici. Cela ne fait certainement pas disparaître les liens noués, d’admiration, d’amour ou d’amitié, avec les humains, vivants ou morts qui nous précèdent. Cela les ramène pourtant à notre commune fraternité sous le regard du même Père. Le Christ lui-même ne nous appelle plus serviteurs, mais amis, et nous aurions des maîtres temporels ?

Il ne faut pas oublier que le monde moderne, celui des deux derniers siècles, a été le monde de la domination – comme jamais peut-être on n’en connut auparavant : domination de la technique, de l’argent, de l’Etat, des idéologies, qui firent des hommes des bourgeois, des salariés, des esclaves, des soldats fanatisés, des prolétaires, des bourreaux. Contester ces pouvoirs terrifiants ne semble pas injuste, c’est le contraire qui le serait.

Il ne faut pas oublier non plus le revers de la médaille : le monde postmoderne, depuis quarante ans, croit en effet qu’il n’a plus de maître, quand jamais il n’a vécu sous l’empire de tels tyrans – possession, envie, avidité, consommation, assuétudes de toutes sortes, narcissisme délirant. C’est pourquoi bien entendu, nous affirmons qu’il n’y a que dans l’amour de Dieu que l’on peut n’avoir pas de maîtres.

- Une bonne partie des auteurs que vous abordez (Claudel, Péguy, Bernanos, etc.) ne se sont jamais revendiqués du qualificatif d’anarchiste et d’autres comme Proudhon ou Gandhi ne sont pas chrétiens : n’y a-t-il pas là une « récupération » de personnalités étrangères à « l’anarchisme chrétien » ?

C’est plus complexe que vous ne le dites : Claudel s’est dit anarchiste à un moment de sa vie, Péguy se disait « acrate », ce qui est synonyme. Quant à Proudhon, il faut lire la magnifique monographie de Lubac pour comprendre que la question de Dieu et du Christ l’a hanté toute sa vie, qu’il avait lu et relu la Bible en tous sens, et qu’il ne pensait jamais, même quand c’était pour se révolter, en dehors des catégories chrétiennes. Il ne faut pas oublier non plus que son premier livre traite de l’Utilité de la célébration du dimanche, ce qui n’empêchera pas les catholiques électeurs de Nicolas Sarkozy de voir en lui le diable… Pour Gandhi, il est beaucoup plus chrétien, et dans sa pensée et dans sa vie, que ne le fut le franc-maçon de Maistre sur qui se fonde avec entêtement la pensée contre-révolutionnaire depuis deux siècles. Gandhi a commencé de penser politiquement et de devenir qui il était sous l’influence de deux grands Anglais, John Ruskin et GK Chesterton, dont nul ne dira qu’ils n’étaient pas catholiques. Sans eux, il n’existe pas.

Et il y a encore dans ce livre cent autres figures que vous vous gardez bien de citer, Simone Weil, Dorothy Day, Pierre Kropotkine, Hugo Ball, Novalis, Peter Maurin, Tolstoï, etc. qui sont autant anarchistes que chrétiens.

- Vous reconnaissez en conclusion que le mot « anarchisme » n’est sans doute pas opportun : finalement pourquoi l’avoir retenu, alors que votre propos dépasse de loin la conception que tout le monde en a spontanément et que vous savez bien qu’il heurtera nombre de personnes, à commencer par les chrétiens pour lesquels l’anarchisme n’a rien d’une valeur positive ?

Nous ne reconnaissons rien du tout, sinon notre ignorance. Mais l’anarchisme a cette vertu de combattre du même mouvement les deux plaies politiques de l’époque, l’étatisme et le libéralisme. C’est en quoi il paraît une juste passerelle pour passer les eaux fangeuses des idéologies et permettre d’entrer dans ce qui importe, le monde de la grâce où les hommes sont faits libres.

Source :La Nef N°237 DE MAI 2012

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