Cette parole d'Évangile

Qui fait plier les imbéciles

Et qui met dans l'horreur civile

De la noblesse et puis du style

Ferré (1916-1993), Léo et l’anarchie, l’ « Anarchie, avec un grand A comme Amour » (« Amour Anarchie » comme il titrait un disque fameux), c’est avant tout cette chanson unique, magnifique, manifeste : « Les Anarchistes ».

« Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart Espagnols allez savoir pourquoi

Faut croire qu'en Espagne on ne les comprend pas

Les anarchistes… »

Pose d’esthète, sujet de chanson ? Non, Ferré est peut-être notre seul vrai chanteur anarchiste – et écrivain. Ainsi son « Introduction à l’anarchie » :

L'anarchie est la formulation politique du désespoir. Une morale de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que nous créons. C'est en refusant que nous nous mettons dans une situation d'attente, et le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre négativité est la mesure même de l'agressivité inverse : tout est fonction des pôles.

(…)

L'anarchie, cela vient du dedans. Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus. Définir, c'est s'avouer vaincu d'avance.



Politiquement, la solitude est un non-sens. Il n'y a même pas de quoi faire un solitaire dans l'arsenal démocratique. L'isoloir est une place publique. Cette psychologie du vote secret est un rejet de la confession. On se confesse à un bulletin. L'isoloir, vespasienne sèche, ce couvent du socialisme à l'heure apéritive ... J'enrage à la pensée que des hommes acceptent de s'isoler administrativement autrement que pour uriner. La souveraineté nationale à ce point traquée dans un cabinet municipal, cela monte du fond de mon cœur comme une nausée de principe. Les idées qui sentent, je ne sais rien de plus définitif dans notre condition de Peuple-Roi .

Ferré, la « graine d’ananar », l’anar au carré qui déclare : « La gauche est une salle d’attente pour le fascisme. » Et qui chante comme l’Évangile : ni dieux ni maitres !



« J'avais des copains

Qui mangeaient mon pain

Car le pain c'est fait

Pour être' partagé

Dans notre' société

C'est pas moi qui l'dis

Mais c'est Jésus-Christ

Un foutu bavard

A gueule' d'ananar »

Parole d’Évangile, Ferré ? Il est vrai que sa première composition, à quatorze ans a peine, est un Kyrie pour une messe à trois voix. La même année, il découvre l’anarchie :

C'était en 1930, j'avais quatorze ans... J'ai cherché -parce qu'on avait du m'en parlé - le mot anarchie dans le petit Larousse et j'ai lu : « négation de toute autorité, d'où qu'elle vienne. » Cela m'a plu. Quelques années plus tard, je me suis dit que cela devait être le sentiment, même caché, de la plus part des gens. La négation de toute autorité, c'est aussi noble que l'amour... C'est pour cela que je dis « Anarchie avec un grand A comme Amour ».

Puis il découvre Stirner, L’Unique et sa propriété, sans réduire l’anarchie à quelque théorie. Il se met à fréquenter les anarchistes espagnols exilés en France et à partir de l’après-guerre chante régulièrement pour les galas libertaires. Cependant, il écrira toute sa vie des pièces classiques, certaines religieuses comme cet Ave Maria pour orgue et violoncelle à l’occasion du mariage de sa sœur. Il compose un oratorio de La Chanson du Mal-aimé d’Apollinaire et un Opéra du pauvre, et comme Brassens mais de tout autre façon, met en musique les grands poètes : Rutebeuf, Villon, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon…, et célèbre Du Guesclin en poésie. En 1981, malgré la proposition d’un cachet substantiel et la promesse faite par Roger Hanin de mettre un orchestre symphonique a sa disposition, il refuse de soutenir la campagne présidentielle de François Mitterrand ; de même en 1988 où il appelle à l’abstention. Il écrit de nombreux textes, poèmes et essais, et s’inscrit, avec sa singularité et sa personnalité, dans une grande tradition française de révolte et de liberté qui court du Moyen-âge à nos jours. L’allocution prononcée par le père Henri Lambert, un jésuite belge, aumônier des artistes, devant le cercueil de son ami Léo (qu’il connaissait depuis 1969), dans le cimetière de Monaco, le samedi 17 juillet 1993, explique bien des choses :

Je ne partageais pas tout avec Léo, bien sûr, mais j’étais son ami. Et si j’étais son ami, c’est parce que nous avions en commun un amour immense de l’homme. Il s’est battu toute sa vie pour la justice et a donné une grande vision de l’homme, ce dont je le remercie. Il refusait d’avoir un maitre, il a rencontré aujourd’hui un père. J’espère que là-haut il fera un bœuf infernal avec Brel et Brassens, et qu’il fera tomber sur le monde une pluie de justice et d’amour. Enfant de Dieu par le baptême, Léo a toujours défendu la vie et la liberté. Devant cet homme que l’on a parfois pris pour un mécréant, moi, prêtre, je m’incline. Comme je suis son ami et que je suis prêtre, permettez-moi maintenant un geste qui m’appartient : bénir ce corps qui a tant vécu et qui a tant dit.

Ite missa est.

Falk van Gaver