Elle a fière allure la déclaration finale de Jacques de Guillebon et de Falk van Gaver au terme d'un parcours qui la justifie amplement : « Nous avons voulu par ce livre offrir aux esprits libres, à tous les assoiffés de justice, de dignité, de liberté et de vérité, de beauté aussi, quelques pistes, quelques exemples, et surtout de belles rencontres aptes à élargir la vision, à ouvrir le champ des possibles. Nous voulons contribuer à la renaissance d'un esprit, d'un caractère, d'un tempérament, d'une intelligence, d'une existence, d'une pratique véritablement libre et libertaire. Nous voulons, Davids frondeurs contre l'État- Goliath, contre le Marché-Léviathan, frapper les titans à la tête. » Nous avons en ce moment l'habitude de prises de positions électorales catégoriques, mais celle-là n'a rien de racoleur au mauvais sens du terme, elle se justifie par de fortes convictions étayées par les références les plus sûres. De Proudhon à Ellul, en passant par Péguy et Orwell, il nous offre des exemples incontestables et plus que convaincants. Sans doute, leur anarchisme déconcertera ceux qui sont attachés à l'image traditionnelle du vieux militant anar. Leur farouche combat contre les maîtres insupportables, loin de renier le Dieu chrétien, s'en réclame comme du seul répondant d'une liberté personnelle authentique. Et l'élan mystique, que certains auront du mal à supporter, loin d'affaiblir leur projet iconoclaste, leur confère une puissance d'ordre supérieur.

Il est vrai qu'ils brassent très large sur le champ culturel, rien de ce qui est étincelle de révolte libertaire ne leur étant étranger. Mais cela ne fait qu'ajouter de la complexité à une pensée que l'on réduit trop souvent à une fièvre exaltée et à un individualisme farouche. Prendre au sérieux la liberté humaine, c'est s'aventurer sur les plus hautes cimes de l'esprit, avec tous les poètes aux semelles de vent, les artistes en quête d'une magique sortie de la fatalité rationaliste. Ils sont ambitieux nos deux « anarchrists », leur désir d'explorer est insatiable, et des hussards noirs du XIXe aux cavaliers de l'Apocalypse, ils sont prêts à chevaucher les plus folles montures. Mais, en même temps, ce sont deux patients chercheurs, qui, sur le terrain politique et sociologique, explorent tout ce qu'il y a d'intéressant à découvrir et de pertinent à discuter. Par exemple, leurs pages sur Proudhon sont remarquables de précision et de justesse. C'est la preuve de longues lectures réfléchies à rebours des survols superficiels. J'en dirai autant de ce qu'ils écrivent sur Jacques Ellul dont ils ont tout lu, en comprenant complètement l'alliance improbable qu'il a toujours tentée entre un sens minutieux des réalités observables et une espérance qui ne transige sur rien. Quelle force habite un penseur capable d'affirmer contre tous les cynismes du monde : « Rien n'est et ne sera perdu de notre histoire passée, ni de notre histoire présente, ni de notre histoire future : aucun cri humain, aucune espérance humaine, aucun désespoir humain. »

Le paradoxe veut que cet humanisme intransigeant soit en correspondance incessante avec l'expérience objective, celle qui poursuit à la trace l'emprise de la technique sur la vie sociale et mentale. Ceux qu'on pourrait prendre pour des rêveurs se révèlent être des personnages complètement ancrés dans leur époque, et doués d'une lucidité qui les rend redoutablement informés. Celle-ci pourrait d'ailleurs les conduire au désespoir le plus noir, s'ils n'avaient en eux des ressorts inoxydables. Cependant, leur pensée politique pose de redoutables questions que l'on aurait tort d'écarter comme on le fait souvent en criant à l'utopisme. J'avouerais pour ma part que, depuis des années, je suis troublé par l'interrogation implacable qui est la leur et qui met à mal tous les fondements de la philosophie politique classique. Comment dire les choses de façon concise, alors que l'affaire est si complexe ! Peut-être m'y risquerais-je à partir d'une proposition de Jacques Ellul citée opportunément par Guillebon et Gaver.

« Ce qui me paraît juste et possible, c'est la création d'institutions nouvelles à partir de la base, celle qui engendre ses propres institutions destinées en réalité à remplacer les pouvoirs et autorités qu'il faudrait arriver à détruire. » Le plus important dans cette phrase, c'est à partir de la base, alors que la philosophie classique prend les choses par l'autre bout, c'est à dire ce qu'elle appelle l'État de droit, et dont Ellul se méfie, avec ses complices, comme de la peste. Il faut avoir conscience que leur polémique at teint profondément le libéralisme, auquel il est reproché de « faire de la liberté un droit, un donné garanti par des institutions ». Non, ce ne sont pas les institutions qui fabriquent la liberté, ce sont les hommes libres qui tissent les relations sociales élémentaires, dont l'ensemble exprime la respiration du corps social. Ce que n'a cessé d'asséner Ellul, Orwell l'a pensé aussi fortement, et aujourd'hui un Jean-Claude Michéa le rappelle dans sa magnifique solitude, en se fondant sur les travaux fondateurs de Mauss.

C'est toute la difficulté d'un anarchisme conséquent, mais c'est aussi sa vérité inépuisable qui se rapporte à une anthropologie autant philosophique que sociologique. Les libéraux, lorsqu'ils se réfèrent à la nature humaine, même les meilleurs comme Tocqueville, se rapportent à un pessimisme fondamental qui fait que la société est plus considérée du côté de ses déséquilibres et de ses vices que de ce qui devrait la faire respirer librement. Et le libéralisme économique poursuit cette logique jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Mais voilà que, par ailleurs, l'anarchisme libertaire, fixé sur la sociabilité de base, bute sur le rôle nécessaire de l'État. Ce rôle, Ellul ne le nie pas, sans pouvoir établir le partage des fonctions : « Nul ne peut mesurer la vérité de l'anarchie s'il n'a mesuré la nécessité de l'État... ce n'est pas un système, mais une conscience qui nous permettra ainsi de déterminer constamment le point d'équilibre où les maux se compensent. » Il faut donc lire au plus vite le beau livre de Jacques de Guillebon et de Falk van Gaver. Il nous donne à penser les apories du réel, sans renoncer jamais à la flamme de la liberté.

Gérard Leclerc

SOURCE : Royaliste Numéro 1012

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