DE TAYBEH A PADOUE
Rencontre avec Falk van Gaver

Écrivain, aventurier, voyageur, ethnologue, théologien d’occasion, Falk van Gaver conjugue à 30 ans à peine passés les talents. Des talents que sa foi ardente le pousse à mettre au service de l’Église, et à travers elle de l’humanité souffrante, comme en témoigne sa mission actuelle de volontaire à Taybeh, dernier village chrétien de Palestine où, avec femme et enfants, il se dévoue au service de la minorité d’entre les minorités.

Connaissez-vous Saint Antoine de Padoue ? Quelle image en avez-vous ?

Saint Antoine, c’est avant tout le petit Fernando, Portugais médiéval et aventureux qui quitte d’un coup et pour toujours la maison de haute et noble famille encore tout enfant pour suivre un inconnu, qui entre très tôt chez les augustins dont il est un des plus brillants sujets, qu’il quittera soudain a leur tour pour aller en Italie partager l’aventure d’une bande de fous de Dieu que l’on n’appelait pas encore les franciscains, qui passe quelques années aux pieds de saint François, muet, a balayer le sol, jusqu'à ce qu’un jour, prêchant par obéissance, sa parole d’or se mette a convertir les foules, les juifs, les hérétiques et jusqu’aux mules et poissons… Qui, bien qu’hydropique, finit sa vie, ermite dendrite, perché dans un arbre, d’où il tombe a 37 ans pour ne plus se relever jusqu’au jour de la résurrection.

Êtes-vous déjà allé à Padoue ?

Non. Mais le saint patron des naufragés, des marins, des prisonniers, des colis et des objets perdus est partout chez lui.

Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?

A la messe et en pleine nature – sauvage et vierge. Dans les petites églises de campagne. Au sein des paroisses priantes et vivantes, comme ici en Palestine.

Comment priez-vous ?

Mal. Peu. Pas assez. Pas assez bien. La chance d’avoir la messe quotidienne ici est un puissant soutien. La lecture quotidienne ou presque de la Bible aussi, et des auteurs spirituels, Peres, saints, théologiens... L’humble invocation des saints familiers est importante aussi, avec les anges gardiens, les âmes du purgatoire…

Qu’est-ce qui vous a rendu le plus heureux cette année ?

C’est sans doute la naissance de notre fille Élisabeth, et voir grandir notre fils Elzéar, a Taybeh- Éphraïm, au cœur de la Palestine chrétienne.

A 31 ans, vous possédez déjà une bibliographie conséquente : dans quels buts écrivez-vous ?

Écriture militante, comme l’Église est militante. Des récits, des essais, pour témoigner – opportune et inopportune. Témoigner du réel et du vrai – qu’il soit intellectuel, littéraire, livresque, ancien, ou bien vécu, existentiel, actuel, comme ces communautés catholiques vivantes perdues au Thibet, en Palestine et ailleurs et auprès desquelles j’ai eu la chance de pouvoir vivre et travailler plusieurs années. Écrire pour partager, transmettre des enthousiasmes, des œuvres, des vies, des étincelles et des flammes – si bien que mon idéal à terme n’est pas tant d’écrire que de publier : éditeur, passeur. Dynamiteur, en quelque sorte : disséminer des explosifs spirituels. « Je suis venu apporter le feu sur terre et je voudrais qu’il brûle déjà !… »

Vous êtes actuellement en Palestine: qu’y faites-vous précisément et comment cela s’articule-t-il avec le reste de votre vocation ?

En famille, avec mon épouse Anne-Gersende, notre fils Elzéar et notre fille Élisabeth née ici, au service de la paroisse latine de Taybeh-Éphraïm, dernier village entièrement chrétien de Palestine (http://www.taybeh.info/). Notre mission: enseigner le français a l’école latine; travailler sur les projets locaux de développement initiés par le curé, «Abouna» Raed Abusahlia ; partager la vie des chrétiens palestiniens et la faire connaître par des publications (Les Nouvelles de Taybeh), articles, reportages... Vivre le quotidien palestinien sous occupation israélienne, vivre de ce côté du Mur. Vivre dans un pays musulman. Vivre et penser comme des chrétiens en Terre Sainte, dans la prière et la lutte pour la paix dans la justice.

Ensuite, après deux années ici, nous partirons en mission dans un autre pays meurtri que nous connaissons et aimons, le Cambodge, et si Dieu veut, nous installer là-bas, dans un village perdu d’une campagne perdue, travailler avec nos amis et témoigner en terre bouddhique de la douceur de Dieu.

Vous contestez le mode de vie occidental : comment le corrigeriez-vous ?

Dans le sens radical mais peu entendu prôné par notre Saint Père Benoît XVI : rupture avec le libéralisme sous toutes ses formes ; développement d’une économie de communion, d’une écologie de la création dans une société réellement subsidiaire : digne, juste, décente et libre. Développer au maximum les potentialités révolutionnaires de la doctrine sociale de l’Église, tous azimuts. À cet égard, le Compendium est un programme d’action irremplaçable qu’il ne s’agit pas de laisser dormir dans une bibliothèque mais d’appliquer sans jamais l’atténuer ni le diluer... Dépasser les clivages internes a l’Église – cathos de gauche, de droite, progressistes, traditionalistes...-, unir toutes les forces vives chrétiennes vers une évangélisation intégrale, dans la logique catholique du « et/et » plutôt que celle « diabolique » (au sens étymologique : qui divise) du « ou/ou ». Je dis : renouveau liturgique et réforme sociale ; vie spirituelle et action politique ; etc. La lecture du livre d’Henri de Lubac, Catholicisme : les aspects sociaux du dogme (1938) a été fondamentale dans ma conversion intellectuelle et celle de quelques autres : il faudrait en distribuer a tous les chrétiens engagés une version de poche simplifiée, allégée des notes et commentaires !

Quand je pense a l’évêque antique defensor civitatis, au pape nourricier des pauvres et de son peuple, a l’engagement des Églises sur le terrain au Tiers et Quart Monde, là même où personne ne va, ni les États ni les grandes organisations internationales (si bien que si l’Église se retirait, ces sociétés s’écrouleraient), je me dis, en nos temps de déréliction sociale et morale, que nos curés et nos évêques doivent faire de nos paroisses et diocèses des oasis, des arches, des sociétés locales, des ferments, les points de départ de la rénovation de nos pays, que les laïcs doivent multiplier en tous les domaines des initiatives alternatives pour une société digne, juste, libre et décente.

Vous publiez bientôt une étude sur l’anarchie et le christianisme : pouvez-vous nous expliquer ça ?

Le seul communisme et le seul anarchisme qui aient jamais existé véritablement et durablement ont été réalisés par des communautés chrétiennes : l’Église apostolique décrite dans les Actes des Apôtres ; les communautés monastiques des premiers siècles a nos jours ; des expériences sociales alternatives extrêmement nombreuses et riches a travers les siècles, que ce soit les umiliati, les tertiaires franciscains, les Réductions jésuites des Indiens Guaranis ou aujourd’hui les Focolari et autres mouvements de renouveau... Sans compter tous les mouvements non catholiques, mais néanmoins évangéliques. Tels que Quakers, Mennonites, Amish, etc. C’est la seule anarchie possible car elle est fondée en liberté et en vérité sur l’Évangile. C’est la seule vie commune possible car elle est volontaire et elle se déploie dans la charité.

Je citerai ici l’incipit du livre Anarchie et christianisme du grand anarchiste chrétien Jacques Ellul : « Il va de soi que les anarchistes sont hostiles a toutes religions (et le christianisme est de 53 toute évidence classé dans cette catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies. Ce sont ces certitudes simples et indiscutées que je prétends ici remettre en question. »

Ce programme, je le fais mien.

Propos recueillis par Gabriel Fouquet

SOURCE : Le Messager de Saint-Antoine N. 1280 – Janvier 2011

(http://www.messagerdesaintantoine.com/messaggero/home.asp )