par Anne-Marie Pelletier

Professeur de Littérature

Université de Marne-la-Vallée

Le xxe siècle avait commencé dans le tumulte des controverses du modernisme au centre desquelles figurait la question biblique. Ce même siècle s’est achevé dans l’apaisement et la réconciliation. Mais les temps de paix ne sont pas toujours aussi neutres qu’il paraît. Il arrive que les crises couvent à l’heure où tout paraît calme. Qui peut affirmer qu’au moment où la Bible est soustraite à la polémique, où elle trouve une place dans le grand paysage mondial des biens culturels, où son appartenance confessionnelle semble débordée par des lectures culturelles, où, en un mot, elle cesse d’être texte dangereux, elle ne risque pas, en fait, d’affronter de nouveaux périls, peut-être plus redoutables que ceux de la critique ? C’est ce risque que veulent tenter de préciser les réflexions qui suivent. La Bible aujourd’hui ouverte à tous

Le premier constat est que nous avons dépassé aujourd’hui le face-à-face qui avait opposé violemment une exégèse rationaliste et critique à une lecture croyante inquiète, persuadée que les questions incisives de la science pouvaient nuire au texte biblique. La publication en 1943 de l’encyclique Divino afflante spiritu, puis, à l’heure du concile, la constitution Dei Verbum et un document de la Commission biblique pontificale publié en 19931 L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, Commission... 1 ont, en l’espace de quelques décennies, affirmé et confirmé que la Bible pouvait être l’objet d’une lecture simultanément croyante et attentive aux questionnements de la modernité. Même si un débat polémique et passionné peut resurgir ici ou là2 Cf., en France, les émissions télévisées du type Corpus... 2 , ce sont des rapports plutôt pacifiés qui dominent présentement.

L’une des conséquences majeures de cette évolution est que le monde catholique, qui s’était progressivement fermé à la lecture de la Bible depuis la Réforme, a retrouvé depuis quelques décennies un nouveau contact, à la fois fervent et fécond, avec les Ecritures. Le diagnostic de pacification trouve une autre confirmation dans le fait que désormais, dans les sociétés européennes, la Bible est un texte « ouvert », comme il ne le fut jamais auparavant : ouvert à tout lecteur, à toute question, à des lectures plurielles. Ainsi, de façon inattendue, dans une Europe puissamment déchristianisée, la Bible semblerait en train de trouver un lectorat bien au delà des frontières du monde croyant. On parle abondamment de lecture culturelle de la Bible. Des manifestations variées — pluriconfessionnelles ou non confessionnelles — l’exposent, l’illustrent, cherchent à la rendre accessible au grand nombre. Tout récemment, la publication d’une nouvelle traduction, aux éditions Bayard, s’est donné pour but de mettre en dialogue le livre et la culture contemporaine en proposant à des écrivains, le plus souvent non croyants, de collaborer à son élaboration. La Bible circule avec une liberté inédite. L’impulsion qui porte vers elle ses nouveaux lecteurs n’est plus la critique, mais quelque chose comme la curiosité. On voit même des pouvoirs publics, inquiets que s’efface la mémoire des sources judéo-chrétiennes de nos cultures, promouvoir son enseignement, alors que, dans un pays comme la France, la laïcité reste l’objet d’une vigilance très active.

A bien des égards, cette situation a le mérite de mettre en œuvre un principe biblique fondamental, qui concerne le rapport à l’autre, le dialogue avec l’autre. On sait en effet que l’élection est au cœur de la révélation biblique, mais que, d’entrée de jeu, celle-ci a pour horizon l’universel. Dès le départ, c’est-à-dire avant même l’ouverture chrétienne aux nations, l’universel est inclus dans le récit biblique. Il croise le dessein de Dieu, pénètre l’histoire d’Israël sous la forme de multiples rencontres. En particulier, le monde non biblique est représenté par la figure de la « sagesse » présente aux cultures humaines par delà les barrières nationales ou religieuses, et occupée à trouver des réponses aux grandes questions de la condition humaine. La Bible atteste qu’Israël a reconnu très tôt cette « sagesse de l’autre » et y a vu le lieu de la rencontre, de son dialogue avec les nations. L’épisode célèbre de la visite que la reine de Saba rend au roi Salomon (I Rois 10,1-13) est symbolique de cette reconnaissance paisible et heureuse.

Dans cette perspective, la circulation contemporaine de la Bible hors de ses frontières traditionnelles apparaît naturelle et légitime. Elle représente même une chance et une manière pour le texte biblique d’accomplir sa vocation3 C’est la perspective adoptée dans nos Lectures bibliques,... 3 . Elle produit d’ailleurs des fruits au sein même de la lecture confessionnelle : le regard que porte sur le texte un lecteur sans mémoire croyante peut conférer à celui-ci une fraîcheur et une nouveauté stimulantes. Il peut, ici ou là, lui rendre une présence que des lectures trop habituées lui avaient enlevée.

Un livre devenu inoffensif…

Il serait pourtant périlleux d’en rester à ces premières réflexions. Que la Bible soit si facilement apprivoisée, qu’elle inquiète si peu des cultures détachées de toute foi juive ou chrétienne, devrait poser quelques questions. La manière de la désigner comme « grand code de l’art » (selon l’expression inlassablement reprise de William Blake) n’est pas anodine. De même en est-il de son identification comme « mythologie de l’Occident », qui permet de l’intégrer en douceur aux programmes d’enseignement.

On se rappelle que Michel de Certeau réfléchissant, il y a quelques années, sur l’avènement au xixe siècle du « folklore » comme discipline d’étude, mettait en évidence la cruelle logique qui préside à certains de nos engouements culturels : il faut, dans certains cas, qu’une pratique sociale, voire une tradition, meure pour qu’elle se mette à exister dans la conscience, éveille l’intérêt, pour que surgisse à son propos ce que nous nommons, d’un terme galvaudé, un devoir de mémoire. Ce qui fut la vie même, vibrante et inventive, est alors réduit à un objet de musée, otage sans défense des intérêts et des causes des vivants. Il semble bien que ce processus ne soit pas étranger à ce qui advient à la culture chrétienne et à sa référence biblique. Alors même que le contact croyant avec le texte s’est perdu dans une grande part de la population, nos sociétés s’intéressent à la Bible à titre patrimonial, elles l’engrangent à côté des autres pièces de l’héritage. La Bible n’est plus alors qu’un élément de la gigantesque mémoire qui sert la nouvelle forme d’hybris de nos sociétés modernes. Emporté dans ce maelström, le livre perd son enracinement originel : c’est ainsi que, arraché à l’histoire d’Israël, il est universalisé de façon hâtive. Le christianisme, lui, est simplement inscrit au catalogue des religions du monde et réinterprété, à l’occasion, en fonction des fantasmes du moment : il y a peu, un ouvrage argumentait en France l’idée d’un Jésus « Bouddha d’Occident », en faisant du christianisme un « bouddhisme gréco-juif ». Ailleurs, dans les pays de l’Est — et singulièrement en Russie —, la Bible, combattue par l’athéisme des années de communisme (le censeur soviétique caviardait dans les années 60 de bien anodines références à la Bible dans l’ouvrage-testament de Vassili Grossman, La Paix soit avec vous), est réintégrée, appropriée par des pouvoirs politiques qui la sollicitent volontiers et font d’elle le fer de lance de combats identitaires et nationalistes très douteux, sans rapport avec la foi, en contradiction avec celle-ci. Dans l’un et l’autre cas, la Bible est patrimoine culturel au service de desseins humains, très humains. Parole inoffensive donc, où toute transcendance est éliminée. Parole instrumentalisée, qui sert à défendre des pensées ou des causes que sa lettre récuse explicitement ; mais ces « lectures » s’arrangent pour ne jamais laisser le texte parler et contester ses lecteurs et leurs entreprises…

… en rupture avec un passé proche

Cette situation est à bien des égards paradoxale. Elle est en tout cas en rupture certaine avec la manière dont s’est maintenue jusqu’à maintenant — y compris dans une culture moderne pourtant fortement déchristianisée — la conscience que la Bible est tout le contraire d’un livre inoffensif qui serait réductible, sans plus, à un patrimoine de belles pensées universelles. Que l’on se rappelle Péguy prévenant son lecteur au seuil d’une relecture des récits de la Passion : « … mon ami, n’ouvrez pas, n’ouvrez jamais. Ne lisez jamais ce texte, ne connaissez, ne reconnaissez jamais cette histoire dont nous nous accommodons si aisément. Ne vous reportez jamais au texte. Ne penchez point votre cœur, votre faible cœur, sur ce cœur infini. Ne prenez point connaissance du texte4 Péguy, Gethsémani, Desclée de Brouwer, collection « Les... 4 . » Péguy, qui savait lire la Bible, connaissait d’expérience les vertigineux abîmes vers lesquels ce texte entraîne celui qui prête l’oreille à ce qu’il dit, tout spécialement dans les récits de la Passion : « Texte effrayant que l’on ne veut point lire, que l’on vénère, que l’on ne veut point lire, que l’on vénère pour ne le point lire. » Tout autant d’ailleurs, Péguy sut dire quels trésors de grâce ce même texte biblique contenait et offrait au lecteur qui consent à s’exposer à ses mots : il suffit de relire les commentaires dont il a bordé, par exemple, la parabole du fils prodigue.

Mais Péguy n’est pas le seul à avoir reçu le choc provocant du texte biblique. D’autres, beaucoup d’autres, au long du xxe siècle, ont achoppé sur ses mots, relayé la voix de Job, lutté des jours, parfois une vie entière, avec l’ange de Jacob, marqué le pas devant le Calvaire, qu’ils soient croyants ou incroyants. Ainsi se dessine une autre histoire de la Bible à l’époque contemporaine. Elle n’est ni celle des querelles exégétiques, ni celle de la dissolution du christianisme dans le bain du religieux que l’on observe actuellement. La littérature et l’art de ce siècle donnent à reconnaître cette histoire tourmentée, qu’on ne peut ici qu’évoquer brièvement, pour mesurer combien la Bible est engagée au plus près des questions insistantes de la condition humaine, des grands débats que les tragédies du siècle ont ravivés concernant l’histoire et l’avenir de l’humanité.

A la croisée des questions vitales

Car le livre n’a cessé d’être présent aux grandes œuvres du siècle. Certes, dans un certain nombre de cas, cette présence n’est plus — comme déjà au xixe siècle — qu’une vague réminiscence coupée du sens spirituel originel. Il en va ainsi, dans la littérature française, par exemple, des allusions bibliques chez un Giraudoux ou un Proust, qui ne connaissent plus la Bible que comme archive désuète offrant une occasion de détournements parodiques plus ou moins cocasses. Mais la Bible revient aussi obstinément hanter la littérature là où celle-ci rouvre les questions existentielles de toujours que le xxe siècle a affrontées avec une rudesse particulière. Certains livres, comme L’Ecclésiaste ou Job, sont évidemment les appuis privilégiés des quêtes philosophiques qui se mènent à travers la littérature. Le premier de ces textes, L’Ecclésiaste, n’a cessé depuis vingt siècles d’attirer le commentaire. Il continue d’accompagner les méditations sur la condition humaine, comme dans le célèbre roman de A. Döblin, Berlin Alexanderplatz5 A. Döblin, Berlin Alexanderplatz (1931), Gallimard,... 5 , où la citation de ses versets, présente à la manière d’une basse continue, commente les événements du roman et donne à ce qui pourrait n’apparaître que comme la fresque sociale des bas-fonds du Berlin des années 20 une profondeur véritablement métaphysique. Curieusement, chez un auteur comme Marguerite Duras, que tout éloigne de la Bible, c’est aussi le livre deL’Ecclésiaste qui revient irrésistiblement dans La Pluie d’été, où un enfant de la misère fait l’inventaire des absurdités du monde, des vrais et des faux savoirs, des raisons de vivre ou de ne pas vivre6 M. Duras, La Pluie d’été, Ed. P.O.L, 1990. 6 .

Le livre de Job parle évidemment aussi une langue très sensible au monde contemporain. Explicitement, ou de façon détournée mais d’autant plus profonde, l’expérience de Job accompagne l’homme moderne et les œuvres littéraires où il se projette7 Voir le bilan de cette histoire dans M. Bochet, Job... 7 . Dans son roman Hiob. Der Roman eines einfachen Mannes, Joseph Roth interroge le monde vertigineux des années de l’entre-deux-guerres en lançant sur les routes d’Europe, puis d’Amérique, un pauvre et pieux juif de Russie qui refait à sa façon le chemin du Job biblique. A sa façon très personnelle, c’est-à-dire souvent parodique, le roman de Roth orchestre les grands débats de la conscience juive moderne face à la sécularisation, aux idéologies de la réussite sociale et économique, aux prétentions de la science. De même, une œuvre comme celle de Kafka, pétrie d’une douloureuse mémoire juive, témoigne tout spécialement de cette présence de la tradition biblique au cœur de la plus grande littérature du xxe siècle. C’est par l’intermédiaire d’images bibliques que Kafka désigne le drame inhérent à la condition humaine : « Ce n’est pas parce que sa vie était trop brève que Moïse n’est pas entré en Canaan, c’est parce que c’était une vie humaine. Il y a quarante ans que j’erre au sortir de Canaan », écrivait-il dans son Journal. De même, la finale du chapitre 3 de la Genèse, où l’homme et la femme sont éconduits du Paradis terrestre, lui sert à désigner l’origine d’un exil déchirant, ontologique, loin d’une « demeure paternelle » hors de laquelle la vie humaine dépérit.

On n’oubliera pas non plus que l’histoire de la Bible au xxe siècle est celle de sa confrontation à une histoire mondiale devenue folle. En plein milieu de la première guerre mondiale, en août 1915, Rilke interrogeait anxieusement : « Est-ce que Dieu aura jamais assez de douceur pour guérir l’énorme plaie qu’est devenue l’Europe entière ? » Kafka, de son côté, écrit : « La guerre, la révolution russe et la misère du monde entier m’apparaissent comme une sorte de déluge du mal. C’est une inondation. La guerre a ouvert les écluses du Mal. Les étais qui soutenaient l’existence humaine s’effondrent8 Gustav Janouch, Kafka m’a dit, 1952. 8 . » Le comble du drame est que cette folie se déploie dans un monde où ont retenti l’annonce de l’espérance juive et celle de la rédemption chrétienne. La Bible, qui est attestation de l’une et l’autre, devient alors pour beaucoup pierre d’achoppement, source d’un douloureux scandale. De grands écrivains chrétiens comme Bernanos passent par cette épreuve, qui est un véritable combat spirituel. La parole biblique apparaît ici comme l’inverse d’une facilité ou d’un confort. Elle dit l’impossible, qui ne se dévoile comme vérité qu’à la pointe du désespoir : « L’espérance est un désespoir surmonté », déclarait en ce sens Bernanos. Plus directement encore, la conscience juive est affrontée au mystère noir de l’histoire. Comment lire la Bible après la Shoah ? Comment en recevoir le témoignage de la sollicitude de Dieu inscrite au cœur de l’Alliance ? Comment recevoir tout simplement l’affirmation de la présence de Dieu à sa création ? La lecture juive de la Bible est, au cours de ces années, traversée d’une immense détresse. Elle retentit d’une insurmontable révolte. Une œuvre comme celle de Elie Wiesel ne cesse de revenir sur cet abîme de nuit, elle ne cesse d’interroger, d’ouvrir un pathétique procès qui implore Dieu de rompre le silence, de s’expliquer.

Nous sommes très loin ici d’une mémoire simplement culturelle. Nous sommes au cœur du mystère de l’histoire présente, de la « grande épreuve » dont parle le livre de L’Apocalypse.

La Passion où convergent les regards

Face à ce tumulte de l’histoire, on comprend que le Calvaire, où se consomme la Passion du Christ, constitue un lieu d’élection fascinant, même pour des artistes détachés de toute foi. La peinture du xxe siècle n’a cessé de représenter la Croix. Picasso, Nolde, Baselitz, Chagall, Bacon, bien d’autres, regardent avec insistance vers le Golgotha où meurt celui que la foi désigne comme le Fils de Dieu. Bien souvent, le corps supplicié du Christ n’est plus que la métaphore du corps de l’homme exposé à tous les sévices et à toutes les défigurations. Chez Francis Bacon, il ne reste plus qu’une chair pantelante et hurlante, secouée de toutes les terreurs que contient l’histoire. Comme dans les Evangiles, les uns se tiennent à distance, d’autres s’approchent plus ou moins près. Certains se retranchent dans la dérision, d’autres désignent humblement un mystère de grâce qui excède toute pensée et toute raison. « Scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs » (I Co.1,23), le commentaire de Paul dans sa Lettre aux Corinthiens vaut toujours. Apparemment, les significations que la foi attache à la Passion ont déserté l’inspiration de la plupart des artistes. La Croix ne parle plus guère de rédemption et de salut. Elle exprime plutôt la révolte et le désarroi d’un monde effrayé par sa propre violence homicide. Mais elle reste obstinément présente pour signifier un excès, une douleur qui échappent aux mots. « Un Agneau se tient debout dans le midi noir/Du monde, seul dans le soleil de la force/Et le rire horrible des hommes » (J. Mambrino, Le Veilleur aveugle). Ce faisant, elle dit encore un appel, obscurément, comme dans le poème Pâques à New York de Blaise Cendrars :

Seigneur, c’est aujourd’hui le jour de votre Nom,

J’ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion.

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles

Qui pleurent dans le livre, doucement monotones .

Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,

Peut-être à cause d’un autre. Peut-être à cause de Vous.

Exposée au regard du croyant, la même Croix devient cette fois révélation, lumineuse certitude : « Voici le Verbe grand ouvert devant nous. Voici le Verbe devant nous déployé et nous pouvons lire dedans à livre ouvert. Le voici consolidé devant nous pour toujours dans cette attitude essentielle en laquelle Il a fait le Ciel et la Terre. Voici ces grandes ailes déployées qui font de deux choses un seul, voici Dieu, voici l’Amour hors de toute pudeur devant nous ouvert et dévoilé… » (P. Claudel, Un poète regarde la Croix9 P. Claudel, « Un poète regarde la Croix », Le Poète... 9 ). Ainsi parle la Passion du Christ aux hommes du xxe siècle.

Une parole faite pour déranger

On le voit, toute cette histoire proche témoigne que la Bible est parole faite pour déranger, pour ébranler les pensées établies, les certitudes, fussent-elles agnostiques. En cela, elle ne fait d’ailleurs que rejoindre des données internes au texte. Car, quiconque est un peu familier de la Bible, d’une familiarité attentive à la singularité du texte, sait que ce livre n’est pas une eau dormante ou une parole éteinte. Il est brûlant, impliquant, dangereux ! Il parle de jugement en même temps que de miséricorde. Il désigne une douceur absolue en accueillant des violences extrêmes. Il parle de vérité et il parle de mensonge. Il déclare que le mal n’est pas le bien (Is. 5,20) et que l’homme n’est pas maître de la connaissance du bien et du mal. A tout instant, ce texte sollicite son lecteur, l’interpelle, lui tend des questions qui le révèlent à lui-même, font la vérité sur son désir ou sur ses refus. Les sciences modernes du langage nous rendent très sensible la manière dont les textes de la Bible, en leur diversité, font signe à leur lecteur, suscitent un dialogue, l’attirent dans leurs mots10 On lira en ce sens La Bible, Parole adressée, sous... 10 . Cela se vérifie de manière éminente dans certains livres, comme celui des Psaumes. Mais le processus porte bien au delà de quelques textes particuliers. Il concerne aussi les sections narratives, les textes législatifs.

Ainsi, de place en place, le livre questionne, problématise. La voix des prophètes relaie les interrogations de Dieu : « Comment est-elle devenue une prostituée, la cité fidèle ? Sion, pleine de loyauté, la justice y habitait, et maintenant des assassins » (Is. 1,21), « Pourquoi dis-tu Jacob, affirmes-tu Israël : “Mon destin est caché à YHWH, mon droit est inaperçu de mon Dieu” ? » (Is. 40,27). Cette même voix des prophètes recueille les questions de l’homme : « Quand on écrase et piétine tous les prisonniers d’un pays, quand on fausse le droit d’un homme devant la face du Très-Haut, quand on fait tort à un homme dans un procès, le Seigneur ne le voit-il pas ? » (Lm. 3,34-36). La sagesse, elle, apostrophe le passant aux carrefours : « Humains ! C’est vous que j’appelle, je crie vers les enfants des hommes » (Pr. 8,4). Le psalmiste demande : « Quel est l’homme qui désire la vie, cherche des jours où voir le bonheur ? » (Ps. 33,13). Le grand récit fondateur que constitue la sortie d’Egypte est placé sous le signe du « mémorial » : ce que Dieu a fait jadis, il le refait et le refera pour ceux qui font mémoire de son œuvre et de son Alliance. De la même façon, les Evangiles retentissent des questions que Jésus pose tout au long du chemin : « N’avez-vous pas compris cette parabole ? » (Mc 4,13) ; « Voici si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ? Comment peux-tu dire : “Montre-nous le Père” ? » (Jn 14,9).

Ces questions non seulement atteignent le lecteur, mais travaillent ses pensées secrètes. Les paraboles, à leur tour, dans leur apparente simplicité, révèlent ce que la mémoire et le cœur voudraient parfois tenir caché ; elles font jaillir la vie comme on libère une eau en déplaçant une pierre. La sagesse, que l’on évoquait plus haut, est elle-même prise dans un très fin travail de contestation et de réinterprétation. Si elle témoigne d’une lumière placée au cœur de l’humanité dès avant la Révélation, la Bible la montre aussi marquée de faiblesses, d’ambiguïtés, de perversions parfois, qui manifestent la misère de l’homme livré à ses seules forces. C’est ainsi qu’avec une lucidité crue — et qui demeure pleinement actuelle — la tradition prophétique identifie le dévoiement du politique qui s’empare du religieux pour asseoir ses tyrannies et mieux asservir les hommes. Elle désigne impitoyablement l’impuissance des sagesses humaines face à l’angoisse de la mort qui taraude le cœur des sociétés. Nul doute que la Bible possède un redoutable pouvoir de contestation, qui débusque les fuites dans l’imaginaire, les satisfactions mythologiques. Elle a bien pu, au fil des siècles, avoir été lue elle-même selon les réflexes mythologisants qu’elle dénonce, elle n’en garde pas moins un formidable pouvoir critique sur les sociétés qui la lisent. Qui pourrait nier que le fait d’être juif a un rapport, chez Freud, avec l’exercice du soupçon ? Surtout, elle appelle à la décision, au rebours de nos mentalités modernes qui voudraient qu’elle valide simplement des sentiments personnels, dise le sens sans parler de vérité, énonce les propositions d’une sagesse consensuelle et inoffensive.

Si, donc, les remarques qui précèdent ont quelque pertinence, il n’est pas possible de célébrer trop naïvement le succès de nos lectures culturelles de la Bible. Ce texte est, par nature, rebelle au tranquille archivage, aussi bien qu’aux récupérations qui s’observent à l’heure présente, de même qu’il est certainement profondément étranger aux divers « braconnages » qui se pratiquent sur ses terres. Et l’élimination de la référence chrétienne que l’on observe dans l’élaboration des documents officiels de la Communauté européenne prouve finalement que la Bible, considérée comme archive culturelle, est bel et bien insignifiante aux yeux de la majorité des Européens.

Du même coup, cette situation dessine une responsabilité nouvelle des chrétiens : avec vigilance, ils doivent maintenir la conscience que le gain d’une lecture de la Bible est proportionnel à ce que le lecteur consent à exposer de lui-même, aux risques qu’il accepte de courir en se rendant vulnérable, au moins un peu, aux mots qu’il va croiser. Principe simple, en fait, qui ne concerne pas seulement la lecture de la Bible, mais qui se vérifie avec elle plus sûrement que nulle part. Dans une société laïque qui, après tout, est prête à faire sa place au religieux, il est bon pour tous que les chrétiens sachent rappeler que ce texte est dangereux, comme il l’était déjà au vie siècle avant notre ère, lorsque le roi Joiaqim ordonnait de brûler les feuillets des prophéties de Jérémie (Jr. 36,22-23). Non pour que l’on se mette à le brûler — il est toujours mauvais signe que les livres soient brûlés ! —, mais pour que, à fréquenter ces pages, il soit possible de continuer à se brûler à une parole incandescente.

Notes

1 L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, Commission biblique pontificale, 1993.

2 Cf., en France, les émissions télévisées du type Corpus Christi de G. Mordillat et J. Prieur, ou, par exemple, l’argumentation d’un article de Courrier International, « La Bible dit-elle vrai ? », n° 481, janvier 2000.

3 C’est la perspective adoptée dans nos Lectures bibliques, 2e édition, Cerf, 2001.

4 Péguy, Gethsémani, Desclée de Brouwer, collection « Les Carnets DDB », 1995.

5 A. Döblin, Berlin Alexanderplatz (1931), Gallimard, 1981.

6 M. Duras, La Pluie d’été, Ed. P.O.L, 1990.

7 Voir le bilan de cette histoire dans M. Bochet, Job après Job, Lessius, 2000.

8 Gustav Janouch, Kafka m’a dit, 1952.

9 P. Claudel, « Un poète regarde la Croix », Le Poète et la Bible, Gallimard, 1998, p. 500.

10 On lira en ce sens La Bible, Parole adressée, sous la direction de J.-L. Souletie, H.-J. Gagey, Cerf, 2001.

Résumé

Français

Désormais soustraite aux polémiques et controverses, la Bible a cessé d’être un texte dangereux. Elle trouve place sereinement dans le grand paysage mondial des biens culturels. On ne saurait se réjouir trop vite. La voici sans doute confrontée à des périls plus redoutables que ceux de la critique.

Plan de l'article

La Bible aujourd’hui ouverte à tous

Un livre devenu inoffensif…

… en rupture avec un passé proche

A la croisée des questions vitales

La Passion où convergent les regards

Une parole faite pour déranger

Pour citer cet article

Pelletier Anne-Marie, « Pour que la Bible reste un livre dangereux », Études 10/ 2002 (Tome 397), p. 335-345

URL : www.cairn.info/revue-etudes-2002-10-page-335.htm.