Entretien inédit avec Max Gallo à propos de son livre Fier d'être français, réalisé approximativement en 2007 pour une revue qui ne vit jamais le jour et qui d'ailleurs n'avait pas de nom.

Max Gallo, sommes-nous toujours en République ?

Gallo : Vaste question. Formellement, juridiquement, constitutionnellement, nous sommes toujours en République, mais tout dépend de ce que l'on entend par ce mot. Concernant le fonctionnement de la vie intellectuelle dans cette structure politique, je crois que le débat d'idées, qui a toujours été difficile dans toute société, devient de plus en plus difficile pour deux raisons majeures : la première c'est la simplification inéluctable provoquée par la marchandisation croissante de l'information à travers les médias de masse. Le deuxième élément, c'est la judiciarisation de la discussion par un certain nombre de lois qui tendent à normaliser le discours, même si ce discours est proposé par des historiens par exemple, en fonction d'impératifs mémoriels, eux-mêmes liés à l'existence de tel ou tel groupe de pression électorale, puisque nous sommes dans une démocratie représentative. Le débat est donc rendu très difficile et la simplification est quasiment inéluctable puisque c'est par la violence de la formule qu'on réussit à percer le silence, qui sinon étouffe le débat puisque les individus dans notre société se définissent en deux catégories : une toute petite catégorie que j'appelle les visibles, c'est-à-dire ceux qui ont le droit à la parole, et puis les invisibles qui sont tous les autres.

Sommes-nous toujours en démocratie et la démocratie demeure-t-elle toujours le moins pire des régimes ?

Gallo : Je serai assez d'accord pour dire qu'elle est le moins pire des régimes, cela dit, alors qu'on a pensé depuis l'effondrement de l'empire soviétique, depuis la chute du mur de Berlin, que l'évolution normale, naturelle, programmée, était d'aller vers plus de démocratie, moi j'ai toujours pensé qu'il n'y avait rien d'inéluctable dans cela, qu'on allait aller vers l'extension probablement du suffrage universel, mais que pour autant, le contrôle du citoyen sur les décisions qui sont prises et qui le concernent n'allaient pas du tout s'accroître. Je pense que nous allons vers des démocraties oligarchiques, c'est-à-dire des démocraties d'apparence que j'appellerais des démocraties d'approbation. On demandera aux électeurs de sanctionner par un oui des décisions qui sont déjà prises, et quand ils ne le feront pas - voir le traité constitutionnel européen – on criera au scandale en considérant que ces électeurs sont idiots. La démocratie d'approbation est équivalente à ce qui existe sur les plateaux de télévision, et oligarchique car de l'autre côté nous avons des experts ou supposés tels qui détiennent la réalité du pouvoir et l'orientent à leur façon. Nous sommes donc dans un système de démocratie d'approbation, avec le suffrage universel, et d'oligarchie. Avec une réserve supplémentaire qui est que le suffrage universel devient de plus en plus un suffrage universel censitaire de fait : vous avez le droit de voter, c'est inscrit dans la constitution, mais des catégories sociales ne participent plus au suffrage. En général, les gens qui votent sont les plus instruits, les plus âgés et les plus nantis. De fait le suffrage universel a reproduit un suffrage censitaire qu'il était censé dépasser.

Comme historien, que pensez-vous des concepts de post-modernité et de fin de l'Histoire comme thèses principales de la réalité ?

Gallo : Le concept de Fin de l'Histoire est une chose qu'il faut balayer du revers de la main. L'Histoire continue, elle change de rythme, de structure, de réalité, mais l'Histoire, c'est la vie des hommes, donc tant qu'il y a de l'Homme tentant de penser ce qui lui arrive et ce qui arrive au monde, l'Histoire est là. Personnellement, après avoir beaucoup écrit et réfléchi sur l'Histoire, je suis arrivé à la conclusion qu'il n'y a qu'une seule loi de l'Histoire et que cette loi est la surprise. J'arrime cette conviction au fait que je crois à un noyau qui est la liberté de l'Homme, la liberté créatrice, et donc que la surprise apparaît comme loi dans cette liberté. S'ajoute un deuxième aspect, à savoir que la réalité historique est enveloppée désormais par une réalité virtuelle. Comme l'a dit en substance Karl Kraus, l'évènement désormais, c'est l'information sur l'évènement. La réalité d'un affrontement dans la rue par exemple, n'est plus seulement la réalité de l'évènement mais la représentation, l'information sur cette réalité. Nous sommes alors dans quelque chose de tout à fait nouveau, qui est cette instantanéité de l'image et sa transformation. On ne peut plus désormais séparer l'évènement de sa représentation. __ Est-ce que ce que vous décrivez ne ressemble pas à une déréalisation du monde ?__

Gallo : Oui, tout à fait. C'est la création d'un univers virtuel, qui est à la fois manipulation délibérée et en même temps, qui se construit lui-même de par lui-même par une logique qui dépasse la manipulation. Vous êtes reporter, vous ne mettez pas l'accent sur ce qui sera le côté le plus pacifique d'une manifestation mais sur le plus spectaculaire. Le reporter n'a pas besoin de consignes pour cela. Bien sûr il peut y avoir un filtre idéologique mais le souci de la spectacularisation lié à l'image et à sa marchandisation crée ce monde virtuel soit lisse soit spectacularisé. Mais la réalité, qui est toujours une réalité reconstruite, est désormais virtualisée car indissociable de sa représentation. Les évènements de banlieue de novembre-décembre ne s'expliquent, au-delà de leurs causes sociales incontestables, que par la représentation qui en a été donnée. La démocratie représentative est désormais confrontée à un autre mode de fonctionnement qui est la manifestation, qui est l'information, qui est la représentation de l'évènement, auxquels s'ajoute le sondage. Face à tout cela additionné, la démocratie représentative ne pèse plus rien. Avant une manifestation, vous avez les organisateurs de l'évènement qui prévoient par exemple 3 millions de manifestants. Et le soir, vous avez 3 millions de manifestants. La réalité n'a plus aucune importance. C'est la répétition du nombre fictif qui compte (demain aura lieu la manifestation anti cpe, on peut déjà dire qu'il y a aura environ 4 millions de manifestants, mais dans tous les cas davantage que le 28 mars).

Dans votre livre, vous citez Braudel : « La nation ne peut être qu'au prix de se transformer dans le sens de son évolution logique. » Quel processus logique en cours incarne la France ?

Gallo : « Evolution logique », ça veut dire : conforme à la problématique centrale de la nation. Pour Braudel, comme pour moi, chaque nation à une problématique centrale, un gène particulier. Son histoire s'est peu à peu constituée à partir de ressorts singuliers qui sont sa problématique centrale. Exemples dans l'actualité récente : en tête de la manifestation anti-cpe du 28 mars, un manifestant déguisé en gaulois, en Vercingétorix qui anime la résistance ; sur le parvis de l'université de Jussieux, des gens grimés en communards qui inventent une pièce en agitant un drapeau rouge ; à Bordeaux une manifestante montée sur un abris bus, enlevant son juste au corps et montrant sa poitrine, qui était belle d'ailleurs. Elle a revêtu un bonnet phrygien, elle agite un drapeau français et elle refait ainsi la République guidant le peuple de Delacroix. Là vous avez trois moments de réappropriation d'une ligne de l'Histoire nationale qui ne peuvent pas être reproduits ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni aux Etats-unis etc... Nous sommes là dans la problématique centrale de la nation. Je crois qu'il y a quelques éléments fondamentaux dans cette problématique centrale de la nation, qui sont pour moi, le droit du sol, car depuis bien avant la monarchie, ce qui a fait les français, ce n'est pas leur race mais le fait qu'ils habitaient en France. Le deuxième élément fort de notre problématique, c'est la revendication égalitaire. Là encore, bien avant la Révolution française, au Moyen Age, vous trouvez des dictons, inquiétants d'ailleurs, qui disent « celui qui est plus haut que moi sur Terre est ennemi ». Le troisième élément c'est la création, lente, difficile, forte au final, d'un espace laïc. Nous avons séparé l'Eglise de l'Etat dès le baptême de Clovis. Le quatrième élément est le rapport singulier de l'individu à l'Etat, c'est à dire, pas de communautarisme, même s'il est déjà présent désormais mais c'est un autre problème. Cinquième élément, le rapport particulier à la femme, même si la femme n'a pas eu le droit de vote avant 1946, il n'empêche que toute l'Histoire de la France est marquée par le rôle de la femme dans les salons, dans l'amour courtois etc. Enfin, le rôle de l'Etat. Ma conviction est que si une série de mesures entre en contradiction frontale avec un de ces éléments, elle aura beaucoup de mal à s'imposer parce que c'est comme une structure génétique, un ADN particulier de cette nation qui est la France.

Qu'est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?

Gallo : Ce texte court mûrissait depuis longtemps. Je suis révolté par l'état de l'opinion, à la fois les lois mémorielles, les contrevérités historiques, le fait que la France soit systématiquement le pays coupable, la France vouée à la pénitence perpétuelle, la France à l'origine de la traite des noirs, Napoléon qui est Hitler etc. Ma conviction est que vous ne pouvez pas vous donner un projet conforme à cette problématique centrale si vous avez sur le passé ce regard totalement biaisé et négatif. Donc ce livre est né du sentiment qu'il fallait pousser un cri. Le livre est sorti le 8 février. Il est déjà vendu à 70 000 exemplaires, et je reçois de nombreux messages très intéressants d'un point de vue sociologique car les mots qui reviennent sont : « merci », « bravo », et « courageux ». Ce qui est tout à fait dément. Le dernier mot m'inquiète beaucoup car le fait de publier un livre où je dis quelques vérités mais dans lequel il n'y a rien d'excessif, paraît aujourd'hui aux lecteurs comme un acte de courage faramineux. Ce mot de « courage » révèle le poids d'une pensée unique qui oblige les citoyens à s'autocensurer. Je vous lis un fax reçu ce matin : « merci Mr Gallo pour ce livre. Pouvoir enfin lire que l'on peut être patriote sans être fasciste, que le héros de mon enfance n'était pas qu'un être sanguinaire et qu'il m'est permis de l'aimer sans m'en excuser, que la France n'est pas le berceau de l'esclavagisme, de la torture, de la colonisation, de la collaboration et de l'oppression, quel soulagement ! Pouvoir dire sans honte « je suis fier d'être français », je suis rassuré, les frissons qui me parcourent lorsque j'entends la marseillaise avant le coup d'envoi d'un match de rugby au stade de France ne sont pas une erreur génétique, je peux donc encore brandir le drapeau bleu blanc rouge sans que je me sois tatoué une croix gammée sur le front. » __ N'en vient-on pas à une Histoire officielle ? L'écrivain ne doit-il pas faire de plus en plus attention à ce qu'il écrit ?__

Gallo : Oui. Le 4 décembre 2004, à la télévision, au journal de France 3, j'étais invité par le journal pour parler de Napoléon à l'occasion du bicentenaire du sacre. J'étais censé faire un bilan sur Napoléon, et l'on a présenté comme sujet ouvrant mon propos un petit film qui n'était pas du tout ce que moi j'attendais car je venais parler de Napoléon, de sa naissance à sa mort. Petit film lié à Napoléon et l'esclavage. Je suis surpris et je dis que oui, c'est une tâche sur la tunique de Napoléon. Et j'ai la maladresse de dire que l'historien doit se poser cette question : est-ce pour autant que c'est un crime contre l'humanité ? Dans mon esprit ça signifiait : à cette date, en 1802 ? Pour avoir simplement posé cette question, sans y avoir répondu, c'est donc simplement une interrogation, je suis devant un tribunal de grande instance poursuivi par une association d'antillais comme mettant en cause la loi Taubira de 2005 qui dit que l'esclavage est un crime contre l'humanité. En m'interrogeant, je mets en cause une loi qui a été votée, donc je suis passible de je ne sais quoi.

Pensez-vous que dans un livre sur la seconde guerre mondiale, il puisse être fait référence à des gens qui mettent en doute l'existence de la solution finale ?

Gallo : Je suis pour qu'il y ait des bornes. Il faut qu'il y ait à la fois une liberté totale du débat, avec des lois sur la diffamation par exemple. C'est à dire que si vous diffamez quelqu'un, cette personne doit pouvoir recourir à la justice. Il faut en même temps qu'il y ait de la part du législatif, s'il le veut, la capacité de dire « nous allons commémorer telle chose ». Il faut aussi qu'il y ait quand même, pour parler du négationnisme, des lois qui interdisent l'interrogation historique nécessaire sur tout événement, car ce peut être un moyen de faire passer en contrebande de l'antisémitisme. Vous pouvez vous interroger historiquement sur tel ou tel événement de l'histoire et utiliser une pseudo interrogation historique pour faire passer quelque chose qui relève de la loi. Donc c'est un problème très compliqué et il n'y a pas de solution parfaite. On ne doit pas, à mon avis, renvoyer vers le juge le débat de fond historique. Et cette question sur les lois et la mémoire n'est que le reflet de la communautarisation de la société. Chaque groupe veut défendre par la loi son pré carré et le danger, c'est ce que j'explique dans mon livre, est qu'il n'y a plus d'histoire commune. Les immigrés qui arrivaient d'Italie comme mon père où mon grand-père à la fin du dix-neuvième et au début du XX ème, savaient très bien qu'avant leur arrivée il y avait une histoire de France et que cette histoire de France, ils devaient, et d'ailleurs ils en avaient la volonté, l'école les aidant, l'assumer. C'est pourquoi la formule « nos ancêtres les gaulois » n'était pas si ridicule que cela car elle signifiait : nous tissons ensemble, vous venez d'arriver mais nos ancêtres communs sont les gaulois. Autrement dit nous assimilons cette donnée culturelle qui est qu'il y a une histoire de France dans laquelle nous entrons à tel étage de son développement mais enfin les autres étages existent. Nous construisons une maison avec vous, qui va être différente puisque nous arrivons dans cet étage. Le sommet ne sera pas le même que si nous n'étions pas arrivé, mais nous intégrons la problématique centrale de la nation. Ce fut le cas jusqu'à voir en 40 par exemple des immigrés récents s'engager dans la légion étrangère pour se battre contre leur pays d'origine. Aujourd'hui c'est tout à fait différent. Les immigrés qui arrivent veulent écrirent leur histoire en France. La France d'avant, ils ne la connaissent que par les souffrances qu'elle est censée leur avoir infligé. Ceci est dû au fait que la France et ses élites ne revendiquent plus avec la même force l'Histoire de France, puisqu'elles participent à sa destruction, à la culpabilisation etc. Cela provient aussi du fait que la mondialisation, la globalisation, l'information font que les identités nationales sont emportées plus ou moins vite par un grand courant qui renforce les identités locales, ou ethniques ou religieuses ou régionales.

Ne sommes-nous pas au bord de la guerre civile ?

Gallo : Non, je ne crois pas. Mais à échéance moyenne, c'est à dire 15-20 ans, le risque qui touche toute l'Europe occidentale et la France en particulier, est celui de la balkanisation, avec les conflits de communautés qu'impliquent ce terme. Ce risque est une probabilité.

Propos recueillis par G G-D