L’art contemporain mérite peu son nom si l’on accepte de considérer qu’il est exactement universel et sans âge : en réalité, il a toujours existé et nous ne le savions pas. L’exposition du Piss Christ de Serrano à la Collection Lambert d’Avignon confirme cet a priori. Cette petite photo jaunie dès sa naissance n’a pas attendu Twitter pour savoir faire parler d’elle avant même qu’on ait compris ce qu’elle avait à nous dire. Venue au monde en 1987, elle continue vingt ans après de soulever des passions idiotes. D’un côté des groupuscules d’excités qui se disent chrétiens la vouent au feu, provoquant l’immédiate jouissance de l’autre bord qui, façon Inrocks, en déduit mimétiquement un potentiel scandaleux. Mais s’est-on réellement interrogé sur ce que cet objet d’art nous révèle, de nous comme de Serrano ? Il serait ridicule d’y voir un blasphème car le blasphème suppose qu’il y ait une foi, qu’il y ait un dieu à défier, et ce n’est à l’évidence pas le cas ici si l’on suit les recommandations des gazettes qui donnent à la forte baisse depuis quarante ans au moins le cours du christianisme à la bourse des valeurs. En plongeant un petit crucifix dans un bain d’urine pour le photographier, Serrano entreprend autre chose. Il se défend d’ailleurs lui-même d’avoir voulu choquer : serait-ce donc que son art ne serait pas scandaleux ? C’est ce que l’on pourrait en déduire à première vue, mais ce serait manquer la visée profonde. Serrano est en effet scandaleux à plusieurs titres, et c’est ce qui le sauve des griffes des réactionnaires qui eussent pu autrement l’annexer : il est d’abord scandaleux en tant qu’il refuse dans un geste étonnant le scandale. Cette photo, en effet, ne représente rien. Plus, elle représente le rien : une statuette des temps anciens dont chacun a oublié la signification, poissée de déjections, voilà qui est atrocement banal. On marche ici du pas de Houellebecq. Dire qu’il n’y a rien à dire, le thème le plus contemporain qui se puisse imaginer, voilà bien sans doute ce qui gêne les conservateurs de tout poil.. Serrano est ensuite scandaleux en ce sens qu’il a envie de pisse. Et remarquons-le, il n’a pas nettement envie de pisser, mais de pisse. C’est l’anti-Duchamp, dont l’urinoir enjoignait justement le moderne à refuser l’idée de pisse, par sa blancheur immaculée. Avec Serrano, on peut enfin redésirer ce qu’un monde mécanisé et hygiéniste nous interdisait, la pisse. La pisse enfin, la pisse pisseuse, la pisse seule. Totalement asexuée puisqu’il ne s’agit en aucun cas de représenter dans leur différence un homme ou une femme qui pisse, mais le liquide seul. De la pisse neutre, pisse absolue. Cette appréhension étonnante du monde n’est qu’une première étape. Il faut s’interroger ensuite sur la nécessité qu’a ressentie Serrano à ajouter Christ à son titre. C’est un non-sens qui doit bien indiquer une direction : si le Christ a souvent été jaune comme Gauguin nous l’a appris, ici il devient la substance même du jaune, c’est-à-dire la matière de la pisse. On est ainsi forcé d’accomplir ce saut périlleux qui consiste à voir dans cette envie de pisse une envie de Christ, ce qu’évoque à l’évidence la consonance synallagmatique de ce titre qui se dit d’un seul mouvement, Piss-Christ. La pisse et le Christ, c’est pareil et c’est le même désir plein d’effroi devant ce qui a été oublié parce qu’interdit. La pisse pleine d’enfance, il n’est nul besoin de convoquer la psychanalyse pour s’en douter. La pisse antisociale, la pisse qui sent, qui macule et qui coule, flux du temps qu’on refuse de voir passer. A la différence d’autres humeurs comme le sang, la pisse se déploie universellement chaque jour, elle ne rythme pas le temps, elle devient le temps. Nécessité de la corporalité, prosaïsme de l’humain qui s’y retrouve animal alors qu’il l’eût voulu oublier. Face aux monstres froids de la machine et de la virtualité, il y a un recours salvateur à la pisse, cette pisse qui précisément réchauffe. Ce serait comme un bain amniotique d’autant plus rassurant qu’il est sans cesse recommencé, et qu’on le sait. Nul n’échappe à la pisse et c’est heureux. La pisse, c’est le salut par la petitesse, par ce que l’on a rejeté, par ce qui est fondamentalement contraire à la sagesse des mots. Il y a une inéluctable opposition entre la pisse et la salive, entre ce qui sort de la bouche et ce qui sort du sexe. La pisse, en définitive, c’est ce qui lave malgré les apparences. C’est pourquoi la pisse, c’est le Christ. L’art contemporain mérite bien son nom si l’on accepte de considérer qu’il est fait exactement à l’image de l’occidental actuel : il n’a rien inventé, il est vieux, il radote et il fait sous lui.