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L’Américain catholique William Cavanaugh est proche de l’approche catholique-sociale radicale de Dorothy Day (1897-1980), personnalité hors du commun en voie de béatification, fondatrice avec le franco-américain Peter Maurin (1877-1949) du Catholic Worker.

« Au nom d’une pseudo-paix civile, la théologie a abandonné tout discours politiqué authentiquement chrétien . » Contre le projet moderne de privatiser la foi et de marginaliser l’Église, les chrétiens sont invités à retrouver la dimension publique, sociale, du salut. Dans l’Ancien Testament, le peuple choisi par Dieu qu’est Israël est une communauté politique, et la loi de Dieu régit tous les aspects de la vie humaine. Dans la nouvelle Alliance, le nouveau peuple de Dieu se définit comme Église en référence a l’ekklesia, l’assemblée de ceux qui jouissaient de leurs droits de citoyens dans une polis, une cité-État grecque. Pas comme une association privée (koinon, collegium) ni une secte. Les évêques « défenseurs de la cité » furent des témoins du caractère public du christianisme.

Tel que nous l’entendons habituellement – l’autorité souveraine a l’intérieur d’un territoire, – l’État est une invention moderne. Il n’est pas naturel mais artificiel. Renforçant inéluctablement son emprise sur le corps social, l’État détruit les formes authentiques de la vie communautaire : familles, corporations, seigneuries, communes, provinces, domaines, paroisses, églises, congrégations, etc.

Ma thèse, c’est que la théorie politique moderne, prétendument « séculière » et neutre, est en réalité une théologie masquée, qui fait de l’État moderne un État sauveur, en lieu et place de l’Église. Prendre conscience du caractère parodique, ou « hérétique », de cette sotériologie, c’est déjà commencer de réimaginer l’espace et le temps dans une perspective authentiquement théologique.

L’eucharistie crée un corps en faisant l’Église, le Corps du Christ, corps qui est aussi social et dépasse toutes les frontières, seul capable de résister a l’imaginaire étatique. Dans l’eucharistie, le Corps du Christ transcende toutes les frontières nationales. Tous ceux qui y participent à travers le monde doivent se percevoir comme membres d’un seul corps. La relative impuissance de l’Église face aux tyrannies et totalitarismes modernes, qui lui a souvent été reprochée (souvent par les anticléricaux, ceux-là même qui réclament son exclusion de l’espace public…), est une conséquence de sa privatisation forcée, de son exclusion du domaine politique.

Pour résister a la violence étatique, l’Église doit sortir de sa privatisation et retrouver une parole politique indépendante, non certes pour récupérer le pouvoir étatique avec ses moyens de coercition (ce serait l’erreur théocratique) mais pour le dénoncer. Corps du Christ, l’Église doit être pensée comme étant un corps public, un espace social alternatif et autonome. Elle est un corps public par ses pratiques liturgiques, ses œuvres de miséricorde, son pouvoir de lier et délier, l’exercice de l’autorité épiscopale, son propre droit, etc. Cavanaugh précise que la différence entre l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle est une différence non d’espace mais de temps : « est temporel ce qui concerne le temps présent, est spirituel ce qui concerne l’éternel. »

Pour échapper à la sécularisation moderne, les chrétiens doivent réaliser que l’Église est au centre de toute l’histoire humaine. Que c’est à partir du Corps du Christ actif dans la cité des hommes qu’ils peuvent imaginer une sortie de la sécularisation. Cela implique d’une part que l’Église ne cesse de rappeler les exigences de la loi de Dieu aux dirigeants politiques, en puisant dans ses inépuisables ressources. L’Église incarne aussi une autre politique, différente de celle du pouvoir athée, et qui transcende les frontières. Elle constitue une espace social alternatif en multipliant les lieux où l’apprentissage des vertus est possible, où une autorité authentique s’exerce. C’est ce que préconisaient en leur temps les papes Léon XIII et Pie XI en demandant la création d’associations professionnelles (corporations, syndicats), religieuses et culturelles complètement indépendantes de l’État, sous les auspices de l’Église. Le principe de subsidiarité a été énoncé à la même époque pour protéger la vie organique des communautés de l’ingérence de l’État. Cavanaugh dénonce la prégnance de l’imaginaire étatiste dont les chrétiens doivent se libérer :

Les chrétiens ne doivent pas autant s’appuyer sur l’État, puisqu’il est justement à l’ origine de leurs problèmes. Quand les affamés ne sont pas nourris, nous ne devons pas faire pression sur l’État – nous devons les nourrir nous-mêmes. Si les structures économiques sont injustes, nous ne devons pas nous contenter de demander à l’État de réprimer les cartels ; les chrétiens doivent plutôt établir des structures économiques alternatives. Ce n’est pas qu’un rêve idiot, mais c’est ce qui se passe tous les jours avec le mouvement des Focolari, la Catholic Worker Movement, les communautés de base d’Amérique latine, le mouvement rural communautaire aux États-Unis et ailleurs. L’Église a besoin de créer des pratiques et une discipline qui lui soient propres, de façon a être effectivement le Corps du Christ et à pouvoir offrir un salut intégral au monde.

Cavanaugh fait notamment référence à l’économie de communion fondée par les Focolari.

Ainsi, le Corps du Christ « est un corps blessé, brisé par les puissances et les princes de ce monde », mais « c’est aussi un corps ressuscité, le signe de l’incroyable irruption du Royaume de Dieu dans le temps historique, la présence bouleversante du Christ-Roi dans la politique du monde. »

Cf. Denis Sureau, Pour une nouvelle théologie politique (Parole et Silence 2008).