G.K.CHESTERTON

Même si l’Église s’était trompée quant à la revendication du Christ..., il n’en resterait pas moins vrai qu’aucune autre tradition historique en dehors de celle de l’Eglise n’a jamais fait la même erreur. Les musulmans n’ont pas mal interprété Mahomet en supposant qu’il était Allah. Les juifs n’ont pas mal interprété Moïse et ne l’ont pas identifié à Jéhovah. Pourquoi cette seule revendication celle du Christ à être Dieu existe-t-elle, sinon qu’elle fut réellement faîte ? Même si la foi chrétienne était une vaste erreur universelle, elle resterait une erreur aussi unique que l’Incarnation.

Le but de ces pages est de dénoncer l’erreur des certaines affirmations imprécises et répandues ; et nous avons ici l’une des pires. Il y a dans l’air du temps une sorte de notion selon laquelle toutes les religions se vaudraient, parce que tous les fondateurs de religions étaient en sorte des rivaux, se battant tous pour la même couronne d’étoiles. Or ceci est tout simplement faux. La revendication à cette couronne - ou à quoique ce soit qui y ressemblerait- est tellement rare qu’elle est unique. Mahomet ne l’a pas revendiquée, pas plus que Michée ou Malachie. Confucius ne l’a pas faîte plus que Platon ou Marc Aurèle. Bouddha ne prétendit jamais être Brahmâ. Zoroastre ne prétendit pas plus être Ormuz que Ahriman. La vérité est que, lorsque les choses suivent leur cours normal, elles se déroulent comme nous en avertit notre bon sens ou certainement encore notre philosophie chrétienne : habituellement, plus un homme est grand, moins il est susceptible de faire cette revendication suprême à la divinité. En dehors du cas unique que nous considérons, la seule sorte d’homme qui ait jamais fait ce type de proclamation, c’est un homme amoindri : un monomaniaque centré sur lui-même et enfermé. Personne ne peut imaginer Aristote se déclarant le père des dieux et des hommes descendu du ciel ; mais nous pouvons imaginer quelque Empereur romain malsain -comme Caligula- disant cela d’Aristote, ou encore plus vraisemblablement de lui même. Personne ne peut imaginer Shakespeare parlant comme s’il était littéralement divin, bien que nous puissions fort bien imaginer un américain excentrique et fou trouvant cette affirmation cachée dans l’œuvre de Shakespeare,ou plus volontiers encore, dans ses propres oeuvres. Il est possible de trouver ça et là des êtres humains revendiquant le titre suprême, mais il est possible de les trouver dans des asiles, dans des cellules capitonnées. Ce qui est plus important ici que le sort matériel qui leur est réservé dans nos sociétés matérialistes, à cause de lois inadaptées et inhumaines sur les aliénés, c’est de relever le genre d’hommes suceptibles de faire ou faisant cette déclaration : le genre malade et déséquilibré, étroit et pourtant bouffi et morbide. (...) Cette impossibilité à exprimer en liberté cette revendication fait que ce phantasme d’être Dieu soi-même reste plutôt confiné et caché. On ne le trouve pas parmi les prophètes, les sages ou les fondateurs de religions, mais seulement parmi un petit groupe de fous. Et c’est précisément pour cela que cet argument devient particulièrement intéressant : parce que cet argument dépasse son objectif. Car personne ne suppose que Jésus de Nazareth était un fou. Aucun critique moderne ne pense que Celui qui a prêché le sermon sur la Montagne fut un imbécile diminué qui ne serait qu’une étoile ternie sur les murs d’une cellule. Aucun athée ni blasphémateur ne croit que l’auteur de la parabole de l’enfant prodigue fut un monstre avec une seule idée en tête, à la manière du Cyclope qui n’avait qu’un seul oeil. Au-dessus de toute critique historique possible, on doit admettre que le Christ n’a pas sa place parmi les fous. Pourtant, par le raisonnement, c’est là que nous devons le mettre si on nous ne lui accordons pas la place suprême entre toute.

Ceux qui peuvent saisir cela (comme je l’ai fait ici par hypothèse) avec un esprit objectif et analytique, se trouvent ici face à un problème humain particulièrement curieux et intéressant. Ce problème humain est tellement intéressant que c’est avec un grand désintéressement que je souhaiterais que certains d’entre eux transforment ce problème humain complexe un portrait humain compréhensible. Si le Christ fut simplement un homme, il fut réellement un homme complexe et contradictoire. Car il combina exactement les deux choses qui se trouvent aux extrémités opposées de l’échelle humaine. Il fut exactement ce que n’est jamais un homme qui a une lubie : il fut sage ; il fut un bon juge. Ce qu’il disait était toujours inattendu. Il était toujours d’une surprenante bienveillance et souvent étonnamment modéré. Prenez l’exemple de la parabole du bon grain et de l’ivraie. Elle a des qualités alliant subtilité et bonne santé. Elle n’a pas le simplisme d’un fou. Elle n’a pas même le simplisme d’un fanatique. Elle aurait pu être prononcée par un philosophe âgé d’une centaine d’années, à la fin d’un siècle d’utopies. Rien ne peut être plus opposé à cette qualité de visionnaire combinée à cette capacité à considérer le concrèt environnant, que le maniaque égocentrique qui ne voit les choses que sous un seul angle restreint. Je ne vois réellement pas comment ces deux qualités distinctes pourraient être combinées de manière convaincante, si ce n’est de la manière surprenante avec laquelle le credo les combine. Car jusqu’à ce que nous acceptions pleinement les faits comme des faits, même s’ils sont merveilleux, toute approximation à ce sujet nous en éloigne grandement. La Divinité est assez grande pour être divine ; elle est assez grande pour se déclarer Dieu. A contrario, au fur et à mesure que l’humanité s’élève, elle est de moins en moins susceptible de faire une telle déclaration. Dieu est Dieu, comme le disent les musulmans. Et un grand homme sait qu’il n’est pas Dieu ; et plus il est grand, plus il le sait. C’est ici le paradoxe : celui qui s’approche le plus de la grandeur s’en sait en réalité le plus éloigné. Socrate, le plus sage des hommes, savait qu’il ne savait rien. Un aliéné peut croire qu’il sait tout, et un fou peut parler comme s’il savait tout. Mais le Christ est omniscient d’une autre façon : il non seulement il sait, mais qu’il sait qu’il sait.

Source : "L’Homme Eternel" (The Everlasting Man", la plus étrange histoire du monde. Ce livre et un des chef-d’oeuvre de Chesterton ; il a inspiré beaucoup dont C.S.Lewis. Vous pouvez le lire dans une meilleure traduction que celle ci-dessus aux éditions Martin Morin : "L’Homme Eternel"