G.K.CHESTERTON



Saint Thomas, comme les autres moines, en particulier les saints, menait une vie de renoncement et d’austérité. Ainsi, ses jeûnes contrastaient sensiblement avec le luxe dans lequel il aurait pu vivre s’il l’avait voulu. Cet élément a une grande valeur dans sa religion, en tant que moyen d’asseoir la volonté contre la puissance de la nature, de remercier le Rédempteur en partageant en partie ses souffrances, de préparer un homme à affronter n’importe quoi comme missionnaire ou martyr, et d’autres idéaux de la sorte. Ces positions sont plutôt rares dans la société industrielle occidentale en dehors de son Église, aussi a-t-on tendance à en faire la signification même de cette Église. Comme on rencontre rarement un conseiller municipal qui jeûne pendant quarante jours ou un politicien qui prend le voeu de silence des Trappistes, ou un homme du monde qui vit un strict célibat, l’observateur moyen, regardant de l’extérieur, est plutôt convaincu, non seulement que le Catholicisme est uniquement de l’ascétisme, mais que cet ascétisme n’est que du pessimisme. Il se fera même un devoir d’expliquer aux Catholiques d’où ils tiennent cette vertu héroïque. Il est toujours prêt à leur montrer que la philosophie derrière le Catholicisme est la haine orientale contre tout ce qui est Nature et un dégoût schopenhauerien à l’égard de la Volonté de Vivre. J’ai même lu dans une revue "supérieure" une présentation du livre de Mlle Rébecca West sur S. Augustin contenant la stupéfiante suggestion que l’Église Catholique considère la sexualité comme une chose pécheresse. Je laisse le critique résoudre la question de savoir comment le mariage peut être un sacrement si la sexualité est un péché, ou pourquoi ce sont les Catholiques qui sont en faveur de la natalité alors que ce sont leurs adversaires qui préconisent la régulation des naissances. Je ne me préoccupe pas ici de cet élément de la question mais d’un autre. Le critique moderne moyen voit l’idéal ascétique véhiculé avec autorité par une Église et ne le retrouve pas chez la plupart des autres citoyens de Brixton ou de Brighton. Aussi aura-t-il tendance à dire : "C’est l’effet de l’Autorité. Il vaut mieux avoir une Religion sans Autorité." Évidemment, une connaissance qui irait plus loin que Brixton ou Brighton dévoilerait l’erreur. On rencontre rarement un conseiller municipal qui jeûne ou un politicien trappiste, mais on voit encore moins souvent des religieux accrochés dans les airs sur des crochets ou des piques. Un orateur de la Guilde pour l’Évidence Catholique commence rarement son discours à Hyde Park en se tailladant avec des couteaux. Un étranger qui se présente à un presbytère découvrira rarement un prêtre paroissial étendu par terre avec un feu brûlant sa poitrine pendant qu’il récite des prières jaculatoires. Pourtant on rencontre tous ces gestes en Asie, par exemple, posés par des volontaires enthousiastes agissant uniquement par la puissante impulsion religieuse ; une Religion, dans ce cas, qui n’est ordinairement pas imposée par une Autorité immédiate, et qui n’est surtout pas imposée par l’Autorité particulière de l’Église. Bref, une connaissance réelle du genre humain nous enseigne que la Religion est certainement une réalité terrible, qu’elle est un véritable feu qui fait rage, et que l’Autorité est souvent aussi nécessaire pour le contrôler que pour l’imposer. L’ascétisme, ou la guerre contre les appétits, est lui-même un appétit. Il ne sera jamais chassé des étranges ambitions de l’Homme. Mais il peut être soumis à un contrôle raisonnable et est pratiqué dans une proportion nettement plus saine sous l’Autorité catholique que dans l’anarchie païenne ou puritaine. Or, voici que tout cet idéal, qui a beau constituer une partie essentielle de l’idéalisme catholique lorsqu’on le comprend, est cependant, d’une certaine façon, une affaire nettement secondaire. L’ascétisme n’est pas le premier principe de la philosophie catholique, mais seulement une déduction particulière de la morale catholique. Quand nous commençons à traiter de philosophie de base, nous voyons une contradiction complète entre le moine qui jeûne et le fakir qui se suspend à des crochets.

Personne ne commencera à comprendre la philosophie thomiste, ou même la philosophie catholique, sans remarquer d’abord que son élément primaire et fondamental est entièrement voué à la louange de la Vie, à la louange de l’Existence, à la louange de Dieu en tant que Créateur du Monde. Tout ce qui suit ne vient que longtemps après, conditionné par diverses complications comme la Chute et la vocation des héros. La confusion provient du fait que l’esprit catholique fonctionne sur deux paliers : celui de la Création et celui de la Chute. Pour comprendre cela, imaginons l’Angleterre envahie. On pourrait avoir une loi martiale stricte dans le Comté de Kent, parce que l’ennemi s’y trouve, et une liberté relative dans le Comté de Hereford. Mais cette différence ne changerait rien à l’attachement d’un patriote anglais de Hereford ou de Kent. L’amour de l’Angleterre serait autant présente dans la partie qui doit être rachetée avec discipline que dans la partie où on peut jouir de la liberté. Un ascétisme catholique extrême peut être une sage ou une sotte précaution pour combattre le mal de la Chute, mais en aucun cas il ne constituera une mise en doute du bien de la Création.

Source : Saint Thomas ou le Boeuf Muet.