Prenez cette explication de l’émergence du christianisme avancée par certains rationalistes. Il est fréquent de trouver un critique disant :

« Le christianisme n’a pas réellement eu de croissance, dans le sens qu’il ne s’est pas développé à partir de la base : il a été imposé d’en haut. C’est un exemple de l’action du pouvoir de l’exécutif particulier des états despotiques. L’Empire romain était réellement un empire, c’est-à-dire qu’il était réellement gouverné par un despote. Il s’avéra qu’un des empereur devint chrétien. Il aurait tout aussi bien pu devenir adepte de Mithra, ou juif, ou adorateur du feu. Il était fréquent à ce moment du déclin de l’Empire que les gens importants ou éduqués adoptent des cultes orientaux excentriques. Mais quand l’empereur adopta le christianisme, celui-ci devint la religion officielle de l’Empire romain ; et lorsqu’il devint la religion officielle de l’Empire romain, il devint fort : aussi universel et invincible que l’Empire lui-même. Il n’est resté dans le monde que comme une relique de cet empire. Ou comme beaucoup l’ont dit, le christianisme n’est que le fantôme de César qui continue de planer sur Rome ».

C’est aussi un lieu commun des critiques contre l’orthodoxie, de dire que c’est le pourvoir politique qui a créé l’orthodoxie. Et encore une fois nous pouvons en appeler aux hérésies pour réfuter cet argument.

L’histoire entière de la grande hérésie arienne semble justement avoir été inventée pour détruire cette idée. Et sa conclusion est la suivante : dès qu’une religion devient purement officielle, elle finit par mourir parce qu’elle est simplement et purement une religion officielle ; et ce qui la détruit, c’est la religion réelle . C’est une histoire très intéressante car cet état des choses s’est souvent trouvé répété au cours de l’histoire. Arius proposa une version du christianisme qui ressemblait plus ou moins à ce que nous pourrions appeler l’Unitarisme, bien qu’elle n’y soit pas complètement identique car elle donnait au Christ une curieuse position intermédiaire entre Dieu et l’homme. Et cette version arienne sembla bien plus raisonnable et bien moins fanatique à beaucoup que le christianisme authentique. Ainsi, parmi les ariens, il y avait beaucoup de gens éduqués, comme par une sorte de réaction au premier amour de la conversion. Les ariens étaient une espèce de gens modérés, en quelque sorte des modernistes. On estime qu’après les premières querelles à son sujet, l’arianisme fut la forme finale de la religion rationalisée dans laquelle la civilisation pourrait se fixer. Elle fut acceptée par un divin César en personne et devint l’orthodoxie officielle. Les généraux et les princes militaires tirés des nouveaux pouvoirs barbares pleins d’avenir du Nord, l’ont embrassée intensément. Mais la suite est encore plus importante. Tout comme un homme d’aujourd’hui pourrait passer par l’unitarisme avant de devenir agnostique, le plus grand des empereurs ariens rejeta cette ultime et vague carcasse de christianisme : il abandonna Arius et retourna à Apollon. Il était un César issu des Césars, un soldat, un érudit, un homme d’ambitions et d’idéaux, un nouveau roi philosophe. Il lui semblait qu’à son signal, le soleil se levait à nouveau. Les oracles recommencèrent à parler comme des oiseaux qui commencent à chanter à l’aube : le paganisme était à nouveau lui-même, les dieux étaient revenus. Cela ressemblait à la fin d’un étrange interlude, celui d’une superstition étrangère. Et en effet, c’était la fin du christianisme officiel, dans le sens de simple interlude d’une simple superstition. Et c ‘en était la fin, pour autant qu’il était une lubie d’empereur ou la mode d’une génération. Si une chose avait réellement commencé avec Constantin, elle s’acheva avec l’empereur Justin.

Mais il y a une chose qui ne s’arrêta pas. En cette heure de l’histoire apparut Athanase, qui défia le monde au milieu du tumulte démocratique des Conciles de l’Église. Nous allons nous arrêter sur ce point, parce qu’il est important pour l’histoire religieuse toute entière et parce que le monde moderne semble passer entièrement à côté. Nous pourrions l’exprimer ainsi : s’il y a un point que les gens « éclairés » et le monde libéral ont l’habitude de railler et de tenir comme l’exemple redoutable d’un dogme stérile et d’un différent sectaire insensé, c’est bien la polémique d’Athanase sur la Co-éternité du Fils de Dieu. D’un autre côté, s’il y a une seule chose que les mêmes libéraux avancent invariablement comme étant à elle seule le christianisme à l’état pur, vierge des disputes doctrinales, c’est bien cette seule affirmation : « Dieu est amour ». Et cependant, les deux propositions sont quasi identiques, ou du moins, l’une est presque une aberration sans l’autre. Car ce dogme soi-disant stérile est la seule manière logique d’exprimer ce magnifique sentiment. En effet, s’il existe un Être sans commencement, existant avant toute chose, qui aimait-il lorsque il n’y avait rien à aimer ? Si il était seul au cours cette inconcevable éternité, que cela signifie-t-il donc de dire qu’il est amour ? La seule justification d’un tel mystère est la conception mystique qu’en sa propre nature résidait quelque chose d’analogue à une expression de lui-même, quelque chose qui engendre et voit ce qu’il a engendré. Sans une telle idée, il est absolument illogique de vouloir compliquer l’essence divine avec une idée comme celle de l’amour. Si les modernistes veulent réellement une simple religion de l’amour, ils doivent la rechercher dans le credo d’Athanase. En réalité, les trompettes du vrai christianisme, celles des défis de la charité et de la simplicité de Bethléem ou du jour de Noël, n’ont jamais sonné si immanquablement et si définitivement que dans le défi qu’Athanase lança au froid compromis des ariens. C’est assurément lui qui défendait réellement un Dieu d’amour contre le dieu terne et grand horloger de l’univers des stoïciens et des agnostiques. C’est assurément lui qui défendait le Saint Enfant contre la divinité monotone des pharisiens et des sadducéens. Il combattait pour cet équilibre délicat d’interdépendances et d’intimité, dans la Trinité même de la nature Divine, qui mène nos cœurs à la Trinité de la sainte famille. Son dogme, s’il est bien interprété, fait de Dieu même une sainte famille .

Ce dogme purement chrétien se révolta contre l’Empire pour la deuxième fois,l’Église perdura en dépit de l’Empire : voici la preuve même que le monde était travaillé par une force personnelle, indépendante de la foi que l’empire avait choisi d’adopter. Sa puissance détruisit totalement la foi officielle que l’Empire avait adopté. Elle alla son chemin comme elle va encore aujourd’hui son chemin. Il y a de nombreux autres exemples à travers lesquels se répètent exactement les mêmes mécanismes que nous venons de voir ici dans le cas des manichéens ou des ariens. Par exemple, quelques siècles plus tard, l’Église dut soutenir ce même dogme de la Trinité, qui n’est que la face logique de l’amour, contre une autre nouveauté : celle de la déité solitaire et froide de la religion de l’Islam. Et pourtant, certains ne comprennent toujours pas pourquoi les croisés combattaient ! Et même certains parlent du christianisme comme s’il n’était rien d’autre que ce qu’ils appellent un rejeton hébraïque venu du déclin de l’Hellénisme. Ces gens doivent certainement être très étonnés par la guerre entre la croix et le croissant. Si le christianisme n’avait été qu’une simple moralité ayant balayé le polythéisme, il n’y a aucune raison pour que l’Islam ne l’ai pas balayé à son tour. Mais la vérité est que l’Islam était une réaction contre la complexité de l’équilibre humain qui est réellement une caractéristique chrétienne. Il était une réaction contre l’idée d’un équilibre dans la divinité, telle que celui qui existe à l’intérieur d’une famille, et qui fait du credo chrétien une sorte de baume vivifiant, et de ce baume l’âme de la civilisation. Et c’est pourquoi depuis le début, l’Église maintient sa propre position et son propre point de vue, malgré l’anarchie et les accidents des ères qu’elle traverse. Et c’est pourquoi elle distribue ses coups de manière impartiale à droite et à gauche, contre le pessimisme des manichéens et contre l’optimisme des pélagiens. L’Église n’était pas un mouvement manichéen, parce qu’elle n’était pas un mouvement du tout . Elle n’était pas une mode officielle, parce qu’elle n’était pas une mode du tout. Elle avait certes des points communs avec des mouvements et des modes, mais elle pouvait les contrôler et aussi leur survivre.

Aussi, si les grands hérésiarques du passé sortaient de leurs tombes, ils confondraient les hérésiarques d’aujourd’hui ! Tout ce qu’affirment les critiques modernes, ces grands témoins de l’hérésie peuvent le réfuter.

La critique moderne dira trop facilement que le christianisme n’était qu’une réaction ascétique et une spiritualité superficielle, une sorte de danse de fakirs pleins de dédain contre la vie et contre l’amour. Mais Manès, le grand mystique, leur répondra de son trône secret en s’écriant :

« Vous n’avez pas le droit d’appeler les chrétiens des spirituels ; vous n’avez pas le droit de les appeler ascètes : ils n’ont pas méprisé cette maudite vie terrestre et se sont compromis avec cette répugnante vie de famille. Avec eux, la terre est encore pleine de fruits et de moissons, elle est encore polluée par le grouillement de la vie humaine ! Leur mouvement n’était pas contre la nature, sinon mes fils l’auraient accueilli à bras ouverts. Mais ces fous ont choisi de renouveler le monde, là ou j’en aurait finit de lui d’un seul geste » .

Un autre critique écrira que l’Église n’était constituée que des restes de l’Empire, lubie d’un Empereur providentiel, et qu’elle ne perdure en Europe que comme le fantôme du pouvoir romain. Mais Arius le diacre répondra du fin fond des ténèbres de son inconscience :

« Absolument pas, sinon le monde aurait suivi ma religion qui était plus raisonnable. Car la mienne apparut avant que les démagogues et les hommes - me chassant- ne déifient César ; mon champion avait un manteau de pourpre et j’avais la gloire des aigles. Ce n’était pas par manque de ces choses que j’ai échoué ».

Un troisième moderniste soutiendra que la foi s’est uniquement répandue à cause de la peur du feu de l’Enfer qu’elle inspirait, et que les gens essayaient partout des choses impossibles pour fuir l’implacable vengeance divine, prisonniers de remords imaginaires cauchemardesques. Une telle explication satisfera ceux qui voient des choses redoutables dans la doctrine de l’orthodoxie. Mais cette fois, c’est la terrible voix de Tertullien qui se lèvera contre cette idée en disant :

« Mais alors, pourquoi ai-je été chassé ? Pourquoi ces cœurs paisibles et ces esprits doux se sont ils prononcés contre moi quand j’annonçais la perdition des pécheurs ? Et quelle est cette puissance qui m’a contrecarré quand je menaçais de l’Enfer tous ceux qui avaient chuté ? Car aucun d’eux ne parcourut ce chemin ardu aussi loin que moi ! Et mon credo était : Credo quia impossible ».

Alors un autre présentera cette quatrième suggestion : qu’il y avait quelque chose des sociétés secrètes juives dans cette affaire, qu’il s’agissait d’une nouvelle invasion de l’esprit belliqueux des nomades secouant le paganisme sédentaire plus pacifique, ses cités, et ses dieux domestiques, invasion par laquelle les races monothéistes pourraient établir la suprématie de leur Dieu jaloux. Et Mohamed répondra, du tourbillon pourpre du désert :

« Qui défendit la jalousie de Dieu mieux que moi ? Qui le laissa voir plus terrible, seul là-haut dans le Ciel ? Qui rendit plus d’honneur à Moïse et Abraham ? Qui gagna plus de victoire sur les idoles et détruisit plus d’images païennes ? Et cependant, quelle est cette force avec l’énergie d’un organisme vivant qui me fit me replier ? Quelle est cette puissance dont le fanatisme a pu me chasser de Sicile et me déraciner de mon implantation pourtant profonde en Espagne ? Quelle foi est-ce là qui remplit tout un pays de milliers de gens de toute classe sociale s’écriant que Dieu voulait ma ruine ? Quelle est cette foi qui a propulsé le grand Godefroy comme une catapulte au dessus des murs de Jérusalem, et qui lança comme un éclaire le grand Sobieski aux portes de Vienne ? Je crois qu’il y a bien plus que vous imaginez dans cette religion qui s’est tant affronté à la mienne ».

Ceux qui suggéreraient que la foi est un fanatisme sont condamnés à une perplexité éternelle. Dans leurs esprits, elle est condamnée à être incompréhensible. Elle est à la fois ascétique et en guerre contre l’ascétisme, romaine et en révolte contre Rome, monothéiste et livrant une guerre furieuse contre le monothéisme, dure dans sa condamnation de la dureté, et énigme qu’on ne peut pas expliquer, même en disant qu’elle est une folie. Mais quelle est cette sorte de folie, qui peut paraître raisonnable à des millions d’Européens instruits, même à travers toutes les révolutions de seize siècle d’histoire ? On n’amuse pas des gens tout ce temps avec un même puzzle ou un même paradoxe. Je ne connais pas d’autre explication en dehors de celle-ci : la foi chrétienne n’est pas folie, mais raison. Que si elle est fanatique elle est fanatique au service de la raison et fanatique contre toute chose folle. C’est la seule explication que je puisse trouver d’une chose si détachée et si confiante, condamnant ce qui lui ressemble tant, refusant l’aide du pouvoir qui semble pourtant si essentiel à son existence, partageant par son côté humain toutes les passions de l’histoire, et cependant les transcendant toujours au derniers moment , ne disant jamais exactement ce qu’on attendrait qu’elle dise et n’ayant jamais besoin de revenir sur ce qu’elle a dit. Je ne trouve pas d’autre explication à cela à moins que cette foi ne soit sortie de la pensée de Dieu, comme Pallas Athéna qui sortit de la tête de Jupiter, déjà mature, pleine de puissance et prête au combat pour la justice et pour la guerre.

Source : Extrait de G.K. Chesterton, « The everlasting man », Chapter « The Witness of the Heretics »