Dans cet extrait de presse plein d’humour, G.K.Chesterton répond à son cher opposant, monsieur Blatchford :

Oui, monsieur Blatchford pointe du doigt des choses réellement importantes. Mais non, c’est choses ne plaident pas contre le christianisme, mais pour lui ! Et il faut être religieux - plus précisément avoir l’athéisme pour religion- pour penser que les rationalités avancées par monsieur Blatchford ont pour conclusion que le christianisme est une invention. Mon ami, monsieur Georges Shaw, m’a demandé d’expliciter mes idées générales sur le christianisme, dans un ou deux articles à insérer dans le Clarion 1. Je le ferai de bon cœur, non sans avoir auparavant exprimé ma gratitude à monsieur Blatchford ; et même plus que ma gratitude : mes félicitations pour son action généreuse qui est d’avoir mis ce journal entre les mains de ses opposants religieux. Dans son inconscience généreuse, il a fait une bonne chose.

Je crains que l’essentiel des « horribles » révélations sur le mal chrétien et son obscurantisme ne m’affecte pas de la manière dont il devrait. Lorsque j’entends qu’un professeur Allemand a découvert la quatre-centième prétendue vraie origine des protoplasmes, j’essaie de m’enthousiasmer, mais en vain. Lorsque je lis que les sauvages se peignent le visage en vert pour amadouer (ou pas) les esprits, je ne ressens rien de plus qu’une vague satisfaction et sympathie. Le professeur Allemand et le sauvage me semblent bien faire la même chose : ils avancent sous cette influence lunaire qui fait que les hommes gaspillent un zèle laborieux pour des choses bien futiles.

Tout ceci interfère peu avec ma vision du christianisme. Au cœur de cette controverse j’ai ressenti la puissance d’une chose qui a réellement touché le christianisme pratique, et je pense que c’est un bon argument, un terrible argument. Ce n’est pas le fait que cette controverse est conduite dans un journal non chrétien. C’est assurément un point pertinent contre une religion que les gens qui semblent le plus s’y intéresser sont ceux qui pense qu’elle est une fraude. Je crois donc que la mansuétude de monsieur Blatchford, comme toutes les mansuétudes, est profondément philosophique et sage.

Je ne le blâme pas non plus, comme certains l’ont fait, d’avoir discuté longtemps de religion ; car le sujet, c’est la nature de l’univers, et il est réellement aussi vaste que l’univers, aussi riche que l’univers, et j’ajouterais, aussi amusant que l’univers.

En fait je me réjouis qu’une chose telle que l’immortalité existe, simplement pour que monsieur Blatchford et moi puissions avoir le temps de discuter si elle existe ou non.

Avant de donner un avant goût de mon point de vue, il y a une autre chose que je dois aborder, et pour laquelle je ne pourrai éviter l’anecdote personnelle. Je me suis aperçu qu’il y a un bon nombre de gens pour lesquels ma manière de parler de ces choses semble être une preuve de désinvolture ou de sincérité douteuse. Cela me peine considérablement, car je suis, dans cette affaire, plus certain de moi-même que de l’existence de la lune. Je crois cependant que cette erreur est naturelle et je vois comment on la trouve chez des gens parce qu’ils ne sont plus dans une atmosphère chrétienne. Le christianisme est en lui-même une chose si joyeuse qu’il remplit celui qui le possède d’une certaine exubérance idiote, ce que les rationalistes tristes et bien-pensants peuvent raisonnablement prendre pour pure bouffonnerie ou blasphème ; exactement comme leurs « prototypes », les stoïciens tristes et bien-pensants de l’ancienne Rome, prirent à tord la joie chrétienne pour de la bouffonnerie et du blasphème.

Ce contraste se retrouve partout, dans l’architecture païenne froide et les gargouilles grimaçantes de la chrétienté ; dans le grotesque bigarré du Moyen-Âge et la robe lugubre de ce siècle rationaliste. Et si monsieur Blatchford souhaite savoir pourquoi nous devrions être surpris si le Duc du Devonshire déambulait avec une jambe en rouge et l’autre en jaune (comme un noble aurait pu le faire au 13em siècle), je peux l’informer aimablement que c’est à cause du déclin de notre foi. Nulle pare dans l’histoire il n’y eut de gaieté et d’éclat populaire sans religion.

La première de mes difficultés dans mes réfutations de monsieur Blatchford est simplement celle-ci : je serai largement sur ses propres terres. Mon manuel de théologie préféré est « Dieu est mon voisin » 2 , mais je ne veux pas le répéter en détail. Si je donnais chacune de mes raisons d’être chrétien, un grand nombre d’entre elles serait les raisons de monsieur Blatchford de ne pas l’être.

Par exemple, monsieur Blactchford et son école soulignent qu’il existe beaucoup de mythes parallèles à l’histoire chrétienne : il y eut des Christs païens, des incarnations peau-rouges, des crucifixions patagoniennes, pour autant que je sache (ou que je m’en préoccupe). Mais monsieur Blatchford ne voit-il pas l’autre aspect de ceci ? Si le Dieu chrétien fit réellement la race humaine, la race humaine ne devrait-elle pas être disposée à se souvenir du Dieu chrétien, ou à le singer ? Si le centre de notre vie est un certain fait, les gens loin de ce centre n’ont ils pas une vision trouble de ce fait ? Si nous sommes faits de telle sorte que le Fils de Dieu doive nous donner la vie, est-ce si étrange que les Patagoniens rêvent d’un Fils de Dieu ?

La position Blatchfordienne se résume ainsi : parce que chose est perçue par des millions de personnes différentes comme vraisemblable ou nécessaire, cette chose ne saurait être vraie ! Et c’est cet être timide - masquant ses propres talents- qui déclare en le voyant, ce pauvre G.K. Chesterton capable de paradoxe ! J’aime le paradoxe, mais je ne suis pas prêt à danser et éblouir à la mesure de Nunquam, qui montre l’humanité aspirant à une chose depuis des âges immémoriaux comme la preuve que cette chose ne peut être vraie !

L’histoire du Christ est très commune dans les légendes et la littérature. Mais fréquente aussi est l’histoire de deux amoureux séparés par le destin ! Fréquente aussi l’histoire de deux amis s’entretuant pour une même femme. Soutiendra-t-on sérieusement que parce que ces deux histoires sont des légendes communes, alors deux amis n’ont jamais été séparés par amour ou que deux amoureux n’ont jamais été séparés par les circonstances ? Il est plutôt évident, certain, que ces deux histoires sont communes parce que cette situation est immensément probable et humaine, parce que notre nature est faite de telle sorte qu’elles soient inévitables.

Pourquoi notre nature ne serait-elle pas faite de sorte que certains événements spirituels soient inévitables ? En tous les cas, il est clairement ridicule d’essayer de discréditer le christianisme par le nombre et la diversité des christs païens. Vous pourrez aussi bien prendre le nombre et la diversité des modèles de sociétés idéales - de la République de Platon, aux Nouvelles de Nulle Part de Morris, de l’Utopie de More à la Joyeuse Angleterre de Blatchford- et à partir de là essayer de prouver que l’humanité ne pourra jamais atteindre un meilleur ordre social. Si ces exemples prouvent quelque chose, c’est le contraire : ils suggèrent cette aspiration humaine à de meilleures conditions.

Ainsi dans ce premier exemple, lorsque des sceptiques cultivés viennent me voir en disant : « Etes vous conscients que les Kaffirs ont une histoire d’incarnation ? ». Je réponds : « En tant que personne inculte, je ne sais pas, mais en tant que chrétien, j’aurais été très surpris qu’ils n’y en ait pas eu une ».

Prenez un deuxième exemple : le séculariste dit que la chrétienté a été une chose lugubre et ascétique, et il montre la procession des saints austères et féroces qui ont abandonné foyer et joie et ont sacrifié santé et sexe. Mais il ne semble jamais lui apparaître que la capitulation étrange et totale de ces hommes donne à penser qu’il y a une réalité tangible et solide dans ce à quoi ils se sont abandonnés. Ils ont abandonné toutes les expériences humaines au profit d’une expérience surhumaine. Il se peut qu’ils aient été pervertis, mais il semble qu’une telle expérience ait existé. Il est parfaitement possible que cette expérience soit une chose aussi dangereuse et égoïste qu’une boisson. Un homme qui devient loqueteux et errant dans le but d’avoir des visions peut-être aussi repoussant et immoral qu’un homme qui devient loqueteux et errant pour boire du Brandy. C’est un point de vue plutôt raisonnable. Mais ce qui ne serait manifestement pas une position raisonnable, et même qui serait proche d’une position insensée, serait de dire que l’état de loqueteux, d’errance et la stupéfiante dégradation de cet homme prouve que le Brandy n’existe pas !

Or c’est précisément ce que le séculariste essaye de dire ! Il essaye de prouver qu’une expérience surnaturelle ne peut exister en montrant les gens qui ont tout abandonné pour elle. Il essaye de prouver qu’une telle chose n’existe pas en montrant que des hommes ne vivent de rien d’autre que cette chose !

A nouveau je demande aimablement : « De qui vient le paradoxe ». La sévérité excessive de ces hommes peut bien sûr prouver qu’ils étaient des excentriques qui aimaient le malheur pour le malheur. Mais il est plus en accord avec le bon sens de penser qu’ils ont réellement trouvé le secret d’une réelle puissance, ou d’une expérience qui est comme le vin : une terrible consolation et une joie intérieure.

Ainsi, dans mon deuxième exemple, lorsque le sceptique cultivé me dit : « Les saints chrétiens ont abandonné l’amour et la liberté pour être captifs du seul christianisme » « J’aurais été surpris qu’ils ne l’aient pas fait ! »

Prenez un troisième exemple. Le séculariste dit que le christianisme a engendré tumulte et cruauté. Et il semble supposer que cela prouve que le christianisme est une mauvaise chose. Or cela peut prouver que c’est une très bonne chose ! Car les hommes commettent des crimes non seulement pour des choses mauvaises, mais aussi et plus souvent encore, pour de bonnes choses. En effet, une mauvaise chose ne peut être désirée plus passionnément et avec plus de persévérance que les bonnes choses. Seuls des hommes très rares désirent des choses mauvaises et contre nature.

La plupart des crimes sont commis suite à quelque complication particulière parce que de belles choses ou des choses nécessaires sont en danger. Ainsi, si nous voulions abolir le vol et l’escroquerie d’un seul coup, le mieux à faire serait d’abolir les bébés. Les bébés, les choses les plus merveilleuses de la terre, ont été l’origine et l’excuse de presque tout le commerce de la brutalité et de l’infamie financière de la terre !

De même, si nous voulions abolir l’amour monogame et romantique, les cours d’Assises deviendraient inutiles. Si quelque part dans l’histoire les masses des hommes braves et ordinaires devenaient cruels, cela ne signifiait certainement pas qu’ils servaient une chose tyrannique en elle-même (pourquoi le feraient-ils ?). Cela signifiait presque certainement qu’une chose qu’ils estimaient bonne était en péril, une chose telle que la nourriture de leurs enfants, la pureté de leurs femmes, ou l’indépendance de leur pays. Et lorsqu’une chose leur est présentée qui n’est pas seulement énormément profitable, mais aussi relativement nouvelle, une vision soudaine de la perte de cette chose les rend fous. Cela a le même effet dans le monde moral, que la découverte de l’or dans le monde économique. Cela renverse les valeurs et crée une sorte de course cruelle.

Nous n’avons pas besoin de nous éloigner très loin des exemples de la religion. Quand les doctrines modernes de la liberté et de la fraternité furent prêchées en France au XVIIIe siècle, l’époque était prête à les recevoir : les classes éduquées y aspiraient de partout et l’époque les accueillit à bras largement ouverts. Et pourtant toute cette préparation et tout cet accueil ne purent empêcher l’explosion de colère et d’agonie qui salue toute bonne chose. Et si la prédication lente et polie d’une fraternité rationnelle en un âge rationnel se termina dans les massacres de Septembre, quel à fortiori nous avons là ! Quel pourrait être l’effet de la descente soudaine d’une terriblement parfaite vérité dans un âge terriblement mauvais ? Que se passerait-il si un monde plus mauvais que celui de Sade était confronté avec un évangile plus pur que celui de Rousseau ?

Le simple lancer du galet poli de l’idéal républicain dans le lac artificiel du XVIIIe siècle européen produisit une éclaboussure qui sembla éclabousser le ciel, et une tempête qui noya dix mille hommes. Qu’arriverait-il si une étoile du ciel tombait littéralement dans le bain sanglant et visqueux de l’humanité désespérée et déclinante ? Les hommes ont nettoyé une ville à la guillotine, un continent avec le sabre, parce que la liberté, l’égalité et la fraternité étaient trop précieuses pour être perdues. Et si le christianisme rendait encore plus fou parce qu’il est plus précieux ?

Mais pourquoi devrions nous travailler ce point alors qu’une Personne qui connaissait la nature humaine autant qu’il est possible de la connaître — celle des pécheurs, des femmes, des gens ordinaires— a vu de son village paisible la trace de cette vérité à travers l’histoire : en disant qu’il venait apporter non la paix mais le glaive. Il a dressé éternellement son réalisme colossal contre le sentimentalisme éternel du sécularisme.

Alors encore une fois, dans le troisième exemple, lorsque le sceptique cultivé dit : « La chrétienté a produit des guerres et des persécutions », nous répondons : « Naturellement ».

Pour finir, je prendrai un exemple qui me conduira directement à la généralité que je souhaite aborder dans ce qui me reste d’espace (...). Le séculariste souligne constamment que les religions chrétiennes et juives ont commencé comme des choses locales ; que leur Dieu fut un Dieu tribal ; qu’ils lui ont donné une forme et lui ont associés des lieux particuliers.

Ceci est un excellent exemple de ce que – si je faisais une campagne détaillée- j’utiliserais comme argument pour la validité de l’expérience Biblique. Car s’il y a réellement d’autres être plus grands que nous, et si –bizarrement- à l’occasion d’une crise émotionnelle, ils se révélaient à de rudes poètes ou à de simples rêveurs, dans des époques très simples. Que ces gens rudes considèrent alors la révélation comme locale, liée à une colline particulière, ou à la rivière où elle a eu lieu, voilà ce qui me semble être exactement ce à quoi un être humain raisonnable peut s’attendre. Cela est beaucoup plus crédible que s’ils avaient parlé de philosophie cosmique dès le début ! Si cela avait été le cas, j’aurais suspecté une influence cléricale, une manipulation et la gnose du XIIIe siècle.

S’il y a un être tel que Dieu, et qu’il puisse parler à un enfant ; et si ce Dieu parlait réellement à un enfant dans le jardin, l’enfant penserait évidemment que Dieu vit dans le jardin . Je ne penserais pas cela moins vrai pour autant. Mais si l’enfant disait : « Dieu est partout : une essence impalpable envahissant et supportant tous les constituants du cosmos de la même manière » ; si l’enfant s’adressait à moi en ces termes, je penserais qu’il a été bien plus vraisemblablement avec une gouvernante qu’avec Dieu.

Si Moïse avait dit que Dieu est une Energie Infinie, j’aurais été certain qu’il n’a rien vu d’extraordinaire. Comme il a dit qu’Il était un Buisson Ardent, je pense très probable qu’il ait vu une chose d’extraordinaire. Car quelque soit le Secret Divin, et selon qu’il ait ou non (comme des gens l’ont pensé) brisé les limites et surgit dans notre monde, au moins Il se tient loin des pédants et de leurs définitions, et plus proche des âmes des gens tranquilles, de la beauté des buissons et de l’amour pour notre lieu de naissance.

Ainsi, dans notre dernier exemple (parmi les centaines que l’on pourrait prendre), nous concluons de la même façon. Lorsque le septique érudit dit : « Les visions de l’Ancien Testament ont été locales , rustiques et grotesques », nous lui répondons : « Bien sûr ! Elles étaient authentiques ».

Ainsi, comme je l’ai dit au début, je me trouve face à la difficulté suivante : donner les raisons que j’ai de croire au christianisme revient dans de nombreux cas à répéter les arguments que Monsieur Blatchford semble bizarrement considérer comme des arguments contre lui. Son livre est réellement riche et puissant. Il a assurément brandit ces quatre puissants revolvers dont je viens de parler. Je n’ai rien à dire contre la taille et les munitions des revolvers. Je dis simplement que par quelqu’accident d’arrangement, il a brandit ces quatre pièces d’artillerie le manche pointé vers moi et le canon pointé contre lui. Si je n’étais pas si humain, je pourras dire : « Messieurs de la garde séculariste, tirez les premiers ! »

Mais il y a encore plus à dire. Mr Blatchford, pour une raison ou pour une autre (peut-être par manque d’espace)a négligé de presser tous les arguments contre le christianisme. Et assez étrangement, les deux ou trois arguments qu’il a omis de citer sont des arguments réellement vitaux et essentiels. Sans eux, même les quatre excellents faits que lui et moi avons respectivement expliqués peuvent apparaître trop superficiels et inintelligibles.

Pourquoi beaucoup d’entre vous n’acceptent pas mes quatre explications ? Objectivement, en toute logique, elles sont aussi logiques que celles de Mr Blatchford. Il est aussi raisonnable dans cet extrait, qu’une vérité soit aussi dénaturée qu’un mensonge peut l’être. Il est aussi raisonnable, dans cet extrait, que les hommes soient affamés ou pèchent pour un bénéfice réel que pour un bénéfice qui ne l’est pas. Vous ne croirez pas cela parce que vous êtes armés jusqu’aux dents et boutonnés jusqu’au cou par la Grande Orthodoxie Agnostique qui est peut-être la plus placide et la plus parfaite de toutes les orthodoxies de moyen. Vous croiriez plus facilement plus facilement que Socrate était un espion du gouvernement plutôt que de croire qu’il a entendu une voix de son Dieu .Vous croiriez plus facilement que le Christ a tué sa mère, plutôt que de croire qu’il avait une énergie psychique sur laquelle nous ne savons rien. Je vous approche courageusement avec la révérence due à tout un banc d’évêques !

Source : The Religious Doubts of Democracy. London : MacMillan, 1904.

Notes

1 Le Clarion était un journal

2 "Dieu est mon voisin" est un petit livre écrit par monsieur Blatchford dans lequel il expose certaines de ses thèses sensées invalider la véracité christianisme.