Le plus grand désastre du dix-neuvième siècle fut celui-ci : il a commencé à utiliser le mot "spirituel" comme un synonyme de "bon". Les hommes ont pensé que croître en raffinement et en abstraction était croître en vertu ! Quand on annonça l’évolution scientifique, certains pensèrent qu’elle encouragerait la pure animalité. Elle fit pire : elle encouragea la pure spiritualité. Elle enseigna aux hommes de penser que autant ils s’éloignaient du singe, autant ils s’approchaient de l’ange. Or vous pouvez vous éloigner du singe et devenir un démon !

Entre cette fierté déchue et l’incroyable humilité du Ciel il existe, on doit le supposer, des esprits de différentes formes et tailles. L’homme, en les rencontrant, doit faire les mêmes erreurs qu’il fait lorsqu’il rencontre d’autres choses variées dans quelque autre continent éloigné ! Il est difficile au premier coup d’œil de découvrir ce qui est supérieur de ce qui est subordonné !

Ainsi, quand nous voyons des faits spirituels pour la première fois, nous pouvons nous tromper en déterminant quels sont ceux qui sont supérieurs. Ce n’est pas suffisant de trouver des dieux : ils sont évidents ; mais nous devons trouver Dieu, le vrai chef des dieux. Et nous devons avoir une longue expérience historique des phénomènes surnaturels pour découvrir ceux qui sont réellement naturels. A cette lumière, je trouve l’histoire du christianisme, jusque dans ses origines hébraïques, très pratique et limpide. Cela ne me trouble pas qu’on m’apprenne que le Dieu des Hébreux n‘était qu’un parmi tant d’autres. Je savais qu’il en était ainsi, sans qu’il soit besoin de recherches pour me le montrer. Jéhovah et Baal semblaient d’importance égale, exactement comme la lune et le soleil semblaient de taille égale. C’est seulement lentement que nous apprenons que le soleil est incommensurablement notre maître, et que la petite lune n’est que notre satellite. Croyant qu’il existe un monde des esprits, j’y marcherais donc comme je le fais dans le monde des hommes : en recherchant les choses que j’aime et que je pense bonnes. Tout comme je rechercherais de l’eau claire dans un désert, ou que je m’activerais au pôle Nord pour un faible feu réconfortant, de même, j’arpenterai la terre du vide et de la vision jusqu’à ce que je trouve quelque chose de frais comme l’eau et de réconfortant comme le feu, jusqu’à ce que je trouve une place dans l’éternité ou je me trouve littéralement à la maison. Et il n’y a qu’une place qui corresponde à cela. (...)

J’ai une base encore plus centrale et encore plus solide pour me soumettre au christianisme comme une foi, au lieu de choisir ce qui est plaisant selon mes plans. Voici : l’Eglise chrétienne dans sa relation pratique à mon âme est un maître vivant, et non un maître mort. Elle m’a non seulement enseigné hier, mais il est presque certain qu’elle m’enseignera demain ; Une fois je compris la signification de la forme de la croix ; un autre jour, je pourrais bien voir soudainement la signification de la forme de la mitre. Un beau matin, je saisis pourquoi les fenêtres étaient pointues ; un autre matin, je peux bien comprendre pourquoi les prêtres étaient rasés. Platon vous a enseigné une vérité ; mais Platon est mort. Shakespeare vous a ébahi avec une image ; mais Shakespeare ne nous éblouira plus désormais. Maintenant, imaginez ce que ce serait de vivre dans un monde avec de tels hommes encore en vie ; de savoir que Platon pourrait surgir demain ou à n’importe quel moment, avec une nouvelle lecture originale ; ou encore qu’ à tout moment Shakespeare pourrait tout faire exploser avec un chant. L’homme qui vit en contacte avec ce qu’il sait être une Eglise vivante est un homme qui s’attend toujours à rencontrer Platon et Shakespeare le lendemain au petit déjeuner. Il s’attend toujours à découvrir quelque vérité qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il n’y a qu’un seul autre parallèle à cette position ; et ce parallèle, c’est la vie dans laquelle nous avons tous commencé. Quand votre père vous a dit, marchant dans le jardin, que les abeilles piquaient ou que les roses sentaient bon, vous ne parliez pas de choisir le meilleur de sa philosophie. Quand les abeilles vous ont piqué ou que les roses ont senti bon, vous n’avez pas appelé cela une incroyable coïncidence. Quand les roses ont senti bon, vous n’avez pas dit : “Mon père est un symbole rude et barbare qui renferme (probablement inconsciemment) la vérité profonde et délicate que les fleurs sentent bon”. Non, vous avez cru votre père, parce que vous avez découvert en lui une source de faits, quelque chose qui en savait réellement plus que vous ; quelque chose qui vous dira la vérité demain aussi bien qu’aujourd’hui. Et si cela fut vrai de votre père, cela le fut encore plus de votre mère ; au moins cela fut-il vrai de la mienne, à qui je dédie ce livre.

Alors, puisque j’ai accepté le christianisme comme une mère et non comme un exemple de fortune, j’ai trouvé l’Europe et le monde comme le petit jardin dans lequel j’étais émerveillé par les formes symboliques du chat et du râteau ; Je regarde chaque chose avec le regard et l’attente candide de l’ignorance. Ce rite-ci ou cette doctrine-là peuvent sembler aussi laids et extraordinaires qu’un râteau ; mais j’ai compris par l’expérience que de telles choses se terminent de quelque manière par des fleurs et de l’herbe. Un prêtre peut être en apparence aussi inutile qu’un chat, mais il est aussi fascinant, car il doit y avoir quelqu’étrange raison à son existence. Je donne un exemple parmi cent : je n’ai pas moi même cette sympathie instinctive et enthousiaste pour la virginité physique, qui a certainement été un trait du christianisme historique. Mais quand je cesse de me regarder et que je considère le monde, j’ai saisis que cet enthousiasme n’est pas seulement un trait du christianisme, mais aussi un trait du paganisme , un trait de haute nature humaine dans bien des sphères. Les grecs ont senti la virginité lorsqu’ils ont sculpté Artémis ; les romains l’ont sentis lorsqu’ils ont habillé les vestales ; les pires et les plus sauvages des dramaturges élisabéthains s’attachèrent à la pureté littérale d’une femme comme au pilier central du monde. (...) Considérant toute cette expérience humaine, alliée à l’autorité du christianisme, je conclue simplement que j’ai tort, et que l’Eglise a raison ; ou plutôt que je suis déficient, alors que l’Eglise est universelle. Toutes les diversités sont dans l’Eglise, elle ne me demande pas d’être célibataire. Mais le fait que je n’apprécie pas les célibataires, je l’accepte comme le fait que je n’ai pas l’oreille musicale. La meilleure expérience humaine est contre moi, au sujet de Bach par exemple. Le célibat est une des fleurs du jardin de mon père, dont on ne m’a pas encore donné le nom terrible ou délicieux. Mais il se pourrait qu’on me le dise un jour.

Par conséquent, ceci est ma raison d’accepter la religion et pas simplement les vérités séculières répandues hors de la religion. Je le fais parce que le christianisme ne m’a pas seulement dit cette vérité-ci ou cette vérité-là, mais parce qu’il s’est révélé lui même être une source de vérité. Toutes les autres philosophies disent des choses qui semblent être tout à fait vraies ; seule sa philosophie a dit encore et encore ce qui ne semblait pas être vrai, mais qui pourtant est vrai. De tous les credos, il est le seul vraiment convaincant, là où il n’est pas attirant ; il a raison, comme mon père dans le jardin. Les théosophes par exemple prêcheront une idée évidemment attirante comme la réincarnation ; mais si nous regardons à ses conséquences logiques, ce sont l’orgueil spirituel et la cruauté de caste. Car si un homme est un mendiant à cause de ses propres péchés prénataux, les gens tendront à mépriser le mendiant. Le christianisme en revanche prêche une idée évidemment repoussante, telle que le péché originel ; mais lorsque nous regardons à ses conséquences logiques, ce sont le pathos et la fraternité, et un éclat de rire et de pitié. Car c’est seulement avec le péché originel qu’on peut avoir pitié du mendiant et se défier du roi. Les hommes de science nous offrent la santé , un bénéfice évident ; c’est seulement ensuite que nous découvrons que par santé, ils signifient esclavage corporel et ennui spirituel. L’orthodoxie nous fait sauter jusqu’au bord de l’enfer ; c’est seulement ensuite que nous réalisons que ce danger était un exercice athlétique éminemment bénéfique pour notre santé. C’est seulement ensuite que nous réalisons que ce danger est la source de toute aventure et de toute romance. Le plus fort argument pour la Grâce divine est qu’elle est sans grâce.Les parties impopulaires du christianisme, une fois examinée, s’avèrent être les bases solide pour les peuples. La limite extérieure du christianisme est une garde rigide d’abnégation éthique et de prêtres ; mais à l’intérieur de cette garde humaine, vous trouverez la vieille vie humaine dansant comme des enfants, et buvant du vin comme des hommes ; car le christianisme est le seul cadre pour la liberté païenne. Pour la philosophie moderne, c’est le cas contraire : ses limites externes sont à l’évidence artistiques et libérées ; mais à l’intérieur, c’est le désespoir.

Et son désespoir est celui-ci : elle ne croit pas que l’univers ait une signification. Par conséquent, elle ne peut espérer y trouver aucune romance : ses romans n’auront aucun ressort. Un homme ne peut espérer avoir aucune aventure dans un pays d’anarchie. Mais un homme peut s’attendre à de multiples aventures s’il voyage dans le pays de l’autorité. On ne peut trouver aucune signification dans la jungle du scepticisme ; mais l’homme trouvera toujours plus de significations, s’il marche au milieu d’une forêt de doctrines et de desseins. Là, chaque chose a une histoire liée à sa fin, comme les outils ou les images dans la maison de mon père ; parce que c’est la maison de mon père. Je finis là où j’ai commencé - - au bon endroit. Je suis enfin entré dans le sanctuaire de toute bonne philosophie. Je suis entré dans ma deuxième enfance.

Source : Orthodoxy, Autorité et aventure, G.K.Chesterton