Brassens se présentera toujours en pacifiste clairvoyant et en apôtre de la tolérance. Son modèle dans l’absolu c’est Jésus-Christ, comme il le déclarera a la radio : Mon poète préféré c’est quand même le Christ, en admettant que le Christ ait existé vraiment et qu’il ait écrit, qu’il ait inspiré les Évangiles. C’est mon poème préféré, si vous voulez. Si on trouve dans mes chansons, dans mes lignes, quelque chose de mystique, cela provient de ce que je me suis nourri de ce fameux poète.

Jamais je ne conseillerai a un jeune de dire merde à Dieu, ni de dire qu’il ne sera pas, un jour, touché par la grâce ou qu’il n’aimera pas une fille dont le papa est militaire. On n’a pas le droit de se substituer aux autres. Je ne prêche que pour une seule chose : la tolérance. Aucune idée, même juste, ne mérite qu’on sacrifie pour elle la vie des autres. » La tolérance ? Il y a des maisons pour, disait Daudet, Léon, et l’on préférera au prêchi-prêcha des confidences la franchise des chansons : « Ceux qui ne pensent pas comme nous…

Jean-Paul Sermonte, fondateur de l’association « Les Amis de Georges » écrivait : « J’ai adoré un Dieu et admiré un prince. L’un s’appelle Jésus et l’autre Brassens. » Christian de la Mazière, journaliste, poursuivait : « Il y avait de la sainteté chez Brassens. Je crois que le mot n’est pas trop fort : il irradiait la bonté. » Patachou, chanteuse, ajoutait : « Personnellement, j’ai la foi, je crois en Dieu. Croyant, Brassens l’était sûrement quelque part mais ça l’agaçait de le penser. » Le Cardinal Paul Poupard, président du Conseil pontifical de la culture, terminait :

Son œuvre est de la veine des fabliaux. Il y a aussi une communauté d’inspiration avec Rabelais qui était profondément chrétien. (…) Il y a chez lui une bonté naturelle, un intérêt évident pour son prochain, un amour de la langue. Chanson pour l’Auvergnat est pétrie de valeurs chrétiennes. Ce n’est pas un pilier d’église, il a toujours conservé sa liberté de penser. Mais il ne faut pas pour autant en conclure qu’il était en-dehors de l’Église. Selon l’Évangile de saint Matthieu, le Jugement dernier, celui que Dieu prononcera sur le sort de tous les vivants et les morts ressuscités, est sur la charité… »

Voici quelques-uns des nombreux témoignages recueillis par Jean-Claude Lamy dans son Brassens, le mécréant de Dieu. Nous en citerons d’autres.

Il aura de grandes conversations avec le père Robert Barres, son ami curé qui pria sur son cercueil, et avec le père André Sève, « frère André », assomptionniste et rédacteur en chef du mensuel Panorama chrétien :



Je suis un chrétien dans ce qui est essentiel. Par tempérament et par réflexion, je suis un anarchiste.

- Que pensez-vous du pape Jean ? – C’était un anarchiste. Si vous saviez comme c’est bien d’être anarchiste. (…) Ma mère m’avait inculqué une présence, ça c’est certain. Même encore maintenant, quand je suis seul, il y a des gestes que je ne ferai pas parce que dans l’enfance on m’avait donné ce sentiment que nous ne sommes jamais seuls.

Jean XXIII avait justement dit : « Il vaut mieux être chrétien sans le dire que le dire sans l’être. »

Parmi ses admirateurs aussi, Georges Hourdain, directeur de l’hebdomadaire La Vie catholique, invité a toutes ses premières. Interview en 1967 :

Je suis imprégné de l’idée de Dieu, les gens qui m’entourent sont imprégnés de l’idée de Dieu, de la morale chrétienne. Et puis, il y a dans la morale chrétienne, qui a été le mienne longtemps, beaucoup de choses que j’approuve. J’ai une morale qui emprunte un peu à la morale chrétienne, un peu à la morale anarchique… Raymond Devos : « Georges savait que tout était mystère mais il ne cherchait pas à expliquer quoi que ce soit. » A son ami le philosophe libertaire Roger Toussenot, Brassens écrit : « J’éprouve la nostalgie de l’autre monde. » En 1970, Brassens va même en pèlerinage à Notre-Dame de la Salette pour être délivré de ses coliques nephrétiques. Quoi qu’il en soit, que ce soit en prière ou en juron, Dieu arrive en tête des noms cités dans ses chansons !

Lors d’un déjeuner improvisé en compagnie d’un dominicain et d’un missionnaire d’Afrique, la discussion part sur la Bible. Il s’avéra à la stupéfaction de tous que Brassens connaissait les Écritures aussi bien que les deux ecclésiastiques, au point de jongler avec l’Ancien comme le Nouveau Testament. Même témoignage de Jean-Claude Barreau, l’auteur de La Foi d’un païen et Qui est Dieu ? :

Brassens était très intrigué par mon parcours. Élevé dans l’athéisme, je me suis converti à l’âge de vingt ans avant d’être prêtre quelques années. On a surtout parlé de Jésus qui a dit : ‘Dieu est amour.’ Je ne m’attendais pas à ce que ce mécréant soit féru de théologie. En la matière, c’était un puits de science.

A la même époque, son confrère, le Père Duval, la « calotte chantante » des Trompettes de la renommée, le prêtre-chansonnier, qui vend ses 45 tours par centaines de milliers, l’a surnommé le « guitariste du Seigneur », « Brassens catholique » :

« Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente

Avec le Père Duval, la calotte chantante,

Lui, le catéchumène, et moi, l'énergumène,

Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen . »

Son ami René Bureau, le prêtre défroqué qui a vécu les événements de Mai 68 comme des moments de grâce, l’affirme : « On peut croire en Dieu et être libertaire. » Et si Dieu était libertaire ? Dans « Les amoureux qui écrivent sur l’eau », publié en 1954 avec quelques chansons dans La Mauvaise Réputation, Dieu est un personnage central de la fresque poétique. Son apparition a lieu sous les yeux incrédules du garde-champêtre :

« Vous êtes le bon Dieu ?

– Je le suis en chair et en os.

– Prouvez-le-moi ! Montrez-moi vos papiers.

– Mes papiers !

– Une carte d’identité

Un permis de conduire

Un livret militaire

Un livret de famille

N’importe quoi faisant la preuve

De la véracité de vos dires. »

Brassens se moque gentiment de l’incrédulité d’une époque bureaucratique et tâtillonne qui demande des comptes à tout un chacun – serait-ce le bon Dieu. Dieu, vos papiers ! Poète, vos papiers, comme dira l’autre…

De mère catholique et père agnostique, certes. Mais surtout, de généalogie poétique. Brassens, disciple de Charles Trenet, lui-même disciple du grand converti Max Jacob. Chantant Francis Jammes, Jean Richepin, Paul Verlaine, Paul Fort, et avant tout le grand ancêtre François Villon : le poète est un pèlerin de Dieu habité par l’amour des autres et qui aspire au bonheur malgré la souffrance et la cruauté du monde. L’immense pitié qui se dégage de l’œuvre de Jammes, pitié pour les pauvres, pour les bêtes même : « Prière pour aller au paradis avec les ânes ». En 1962, Pierre Mac-Orlan dit de Brassens :

Il en est de même pour l’honnêteté et la bonté qui deviennent les éléments essentiels d’une poésie profondément humaine : l’art de Brassens si proche des trouvères du XIIIe siècle, ceux de Picardie et de Champagne, en pensant à Rutebeuf et à la misère dans sa pureté.

François Villon est son modèle, celui que Francis Carco peint si bien dans Le Roman de François Villon. François de Montcorbier, le coquillard de Notre-Dame, le charbonnier avec sa foi. La Ballade des pendus, La Ballade pour prier Notre Dame : « En cette foi je veux vivre et mourir. »

« Frères humains, qui après nous vivez,

N'ayez les cœurs contre nous endurcis,

Car, si pitié de nous pauvres avez,

Dieu en aura plus tôt de vous mercis.

Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :

Quant à la chair, que trop avons nourrie,

Elle est piéça dévorée et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et poudre.

De notre mal personne ne s'en rie ;

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,

Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :

A lui n'ayons que faire ne que soudre.

Hommes, ici n'a point de moquerie ;

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !  »

Roger Toussenot, le philosophe devenu ami, écrit dans son journal :

Ce poète suit Villon à la trace mais fréquente quelquefois Ronsard. Un catholique éloigné de la Foi et des dogmes, homme libre jusqu'à son dernier souffle qui occupe souvent ses pensées, mais proche par le sentiment des héroïnes dont il plait à Stendhal qu’elles aillent à la messe après s’être données à leurs amants.

Signes caractéristiques et sentimentaux de Brassens : stoïcisme et gentillesse, sens profond de la pitié, sorte de catholicité christique provenant de l’éducation et des tendresses de l’enfance. Cet homme qui chante la révolte est un doux.

Dans la revue Défense de l’Homme, Toussenot écrit : « Cette première moitié du XXe siècle n’a pas le sens de l’Eternel. Ce siècle n’aime pas aimer ; et rien de grand ne se fait sans amour. Tout est là. » Au contraire, Brassens embrasse chaque ami d’un amour infini : « La fin du monde se réalise chaque fois qu’un être s’éteint. » Brassens désapprouve la violence, toute violence, et partant la peine de mort :

Je n’aime pas beaucoup qu’on tue des gens même quand ils sont coupables. Je n’aime pas la violence. J’ai peut-être tort. Mais c’est comme ca.

Brassens connait par cœur la Ballade de la geôle de Reading d’Oscar Wilde – ce De profundis du grand dandy, cet acte de foi, cet aveu, cette confession ! La Ballade de la geôle de Reading, splendide poème christique sur la Passion d’un condamné à mort, pendu à Reading un matin de 1896 :

« L’homme à la gorge enflée et rouge,

L’homme aux yeux fixes et meurtris,

Attend la main sainte qui s’ouvre

Pour le larron en Paradis ;

Pour le cœur contrit et brisé,

Le Seigneur n’a aucun mépris. »

Mais revenons à nos béliers. Brassens raconte une découverte au cours d’une balade :

En l’église Saint-François-Xavier (sur le chemin qui mène aux Invalides) j’ai trouvé, apposée au mur, la lettre d’un abbé à la veille d’être fusillé par les Allemands. Il y était dit, entre autres choses : ‘Puisse ma mort être ma messe la mieux célébrée.’ Cette parole est grandiose. Et quelle élévation ! Cela fait penser à Abel Gance lorsqu’il dit : « A force d’ouvrir les bras pour embrasser les hommes, on finit par ressembler à une croix. » Je ne connais rien de plus beau que cette image. C’est peut-être cette image qui le frappa dans le poème de La Diane française qu’il mit en musique : « Il n’y a pas d’amour heureux »… En 1958, l’écrivain Pierre Gascar intitule son papier sur Brassens à l’Olympia : « Religieux et chantre de la mort » :

La démarche de Brassens, son art rejoignaient ici une tradition médiévale qui consiste à jeter au milieu d’une assemblée livrée à ses plaisirs et à ses vanités, insoucieuse de son destin, l’annonce sépulcrale qui la réveillera à Dieu.

L’anarchisme apocalyptique des danses macabres, telle celle que l’on voit encore à la Chaise-Dieu, ou la Mort riante entraine à sa suite tous les ordres de la société – papes et empereurs en tête. Égalitarisme foncier du Moyen-âge. Et réalisme prophétique, qui hante les consciences des personnages du Septième Sceau d’Ingmar Bergman – quand critique sociale et christianisme radical se conjuguent. Avec Mac Orlan, Brassens soutient les débuts sur scène de Guy Béart, dont il préface le premier 33 tours : « Bref un poète, un chrétien pas très catholique et qu’on donne à manger aux lions. »

En 1967, après entre autres les très chrétiens Patrice de La Tour du Pin, Marie Noël et Pierre Emmanuel, Georges Brassens reçoit le Grand Prix de poésie de l’Académie française.

Il faut tenir compte que l’un des poètes que j’estime le plus se nomme La Fontaine et que, de ce fait, j’entends tout de même tirer de chacun de mes mots le maximum de signification, ou, si tu aimes mieux : d’ironie, d’humour, de saveur, et même de morale.

Moraliste, Brassens ? Oui, façon Grand Siècle justement, La Fontaine ou La Bruyère, ou encore, plus proche, Marcel Aymé, un de ses écrivains préférés. Et l’on se rapproche des franges brumeuses des « anars de droite » et autres hussards : les Blondin, Nimier, Laurent, Perret, Audiard, Gabin… Le drapeau noir et les copains, le drapeau noir flotte sur la marmite… Un jour, discutant avec Lino Ventura, Yves Montand et César, alors que la discussion prend un tour métaphysique, Brassens lâche : « Je cherche un ciel », puis : « Si Dieu existait, comme je l’aimerais ! » Et un autre jour, les yeux dans l’infini, chez lui, il soupire : « Et si c’était vrai ? »

1981. Le catholique docteur Bousquet, chirurgien et ami de Brassens, l’opère et prie pour lui. Georges confie les larmes aux yeux à l’épouse du médecin, Monique : « Tu sais, je ne suis pas un mécréant, comme certains disent. » Il meurt quelques jours après. Sa Complainte des filles de joie fait écho à l’Évangile : « En vérité, je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu. »

« Et si les chrétiens du pays,

Sans vergogne,

Jugent que cet homme a failli,

Homme a failli.

Ça laisse à penser que, pour eux,

Sans vergogne,

L'Évangile, c'est de l'hébreu,

C'est de l'hébreu . »