« Comme s'il fallait un passeport Aux poètes pour le paradis. S'il fallait à Dieu du renfort Pour reconnaître ses amis . »

Très tôt, Georges Brassens a choisi la liberté. En camp STO, compose une chanson patriotique, Vive la France. Patrie et liberté, patriotisme libertaire. Il écrit des recueils de poèmes pendant l’Occupation, dont A la envole et Des coups d’épée dans l’eau, ou s’exprime sa révolte :

« Le siècle ou nous vivons est un siècle pourri.

Tout n’est que lâcheté, bassesse,

Les plus grands assassins vont aux plus grandes messes

Et sont des plus grands les plus grands favoris.

Hommage de l’auteur a ceux qui l’ont compris

Et merde aux autres. »

Ce n’est pas vraiment de la poésie, mais c’est déjà de la chanson… Au camp de Basdorf, il rêve à créer un journal anticonformiste, Le Cri des gueux – inspiré des poésies de Jean Richepin de La Chanson des gueux et du Cri du peuple du grand géographe et anarchiste, Élisée Reclus. Anarchiste lui-même, Brassens pond de violentes diatribes contre la police dans l’hebdomadaire Le Libertaire – dont l’épigraphe est la devise de Reclus : « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre. » - et fonde avec quelques amis le PP : parti préhistorique auprès duquel les partisans actuels de la décroissance feraient parti des thuriféraires de l’industrie ! Dans Le Libertaire toujours – qui tirait a cent mille exemplaires ( !), il s’en prendra dès 1946 avec violence aux communistes et autres adorateurs de Staline, attaquant personnellement les rédacteurs – et rédactrices – de Franc-tireur et de L’Humanité : « Avec les artisans des lendemains qui chantent », « Quand les bas-bleus voient rouge »… Il mettra quand même le stalinien Aragon en chanson : le poète emmerde la politique ! Même si ses amis de la Fédération anarchiste, doctrinaires sourcilleux n’aimant guère les hommes libres, le regardent un peu de travers parce qu’il parle trop de Dieu dans ses chansons, il fera tous les galas anars. Pour Brassens, seules comptent « la cause poétique et la vraie liberté », et il entreprend de défendre Socrate devant des anars qui le critiquaient :

Socrate est le premier des individualistes, le libertaire avant la lettre, avant le Christ, avant, bien avant nous. Il est l’un des premiers hommes libres. Sans lui nous ne serions pas tout à fait ce que nous sommes.

Son jugement sur les militants sera finalement sans appel : « Ils sont inférieurs à leur idéal. »

Il sera cependant l’ami d’un autre grand poète anarchiste, Armand Robin, dont il se souviendra :

Armand Robin était un anarchiste conséquent, qui, un moment, se trompa de route puisqu’il fut communiste. C’était pendant la guerre… Je l’ai connu en 1945 au groupe du quinzième, affilié à la Fédération anarchiste du quai de Valmy. Il était, disons, président de ce groupe. On se réunissait une fois par semaine. On traitait des problèmes sociaux, mais aussi souvent de livres, de peinture. Comme il avait des accointances avec le milieu littéraire, il invitait des auteurs. Il aimait les surréalistes. Je me rappelle qu’André Breton vint nous faire une causerie.

Breton, qui comme Robin, ou encore Léo Ferré et Albert Camus, collabore aussi au Libertaire.

Comme la plupart des anars, Robin était un homme relativement secret. Il parlait mais ne racontait rien. Dans une lettre désormais célèbre, il se porta ‘candidat d’avance pour toutes les listes noires’. Il luttait contre les ostracismes et, en l’occurrence, contre ceux du Comité national des écrivains. Il haïssait Aragon.

A la mort d’André Breton, Le Monde libertaire titre : « Breton est mort, Aragon est vivant… C’est un double malheur pour la pensée honnête. » Quant à Robin, citons ici son « Programme en quelques siècles » - ou l’Apocalypse selon Armand :



On supprimera la Foi

Au nom de la Lumière

Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme

Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité Au nom de la Justice, Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour

Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité

Au nom de l’Esprit critique,

Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot

Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime

Au nom de l’Art,

Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits

Au nom des Commentaires,

Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint

Au nom du Génie,

Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète,

Au nom du Poète,

Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit

Au nom de la Matière,

Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME ;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME ;

IL N’Y AURA PLUS DE NOM.

NOUS Y SOMMES .

Pauvre puis riche, Brassens jamais n’adore le veau d’or. Son argent, il le dilapide généreusement – comme avec l’anarcho-syndicaliste Louis Lecoin dont il soutient le journal Liberté. Lecoin, objecteur de conscience, passera tout de même douze années en prison pour délits d’opinion. Chez Brassens, confort monacal : murs peints à l’eau et lits en fer pour une seule personne. Dans l’intimité, on lui voit un mépris, un détachement complet du quotidien. On lui connait quelques amours, mais malgré ses chansons gaillardes, c’est finalement un fidèle, qui restera jusqu'à la mort avec sa Puppchen, pas mécréante pour un sou.