Mon professeur de cinquième, colosse dont la guerre avait tailladé la joue appuyait sur nous la force de son regard et de sa voix. J'aimais sa bonté aux vastes épaules, sa paix rustique et sans mystère. Je m'épanouis. J'osai jeter quelques étincelles, hormis en mathématiques où je ne fus jamais qu'un sourd. Je ne conçois pas qu'un et un fassent deux. Mon imagination met aussitôt un mouton ou un homme ou tel mouton ou tel homme derrière un nombre. Le chiffre tait ce qui qui justement m'importe; il ajoute l'une à l'autre des substances incomparables; il dépouille les êtres; il les dessèche et il les tue. La quantité n'est qu'une dérision de la qualité. Le calcul ne retient des choses que leur ombre précise et fausse. Il amuse l'esprit à une simplicité qui brouille tout. J'ai détesté depuis, et surtout à la guerre, ces têtes maigres et dures dont la pureté féroce réduit chacun au numéro qu'il porte. Cette race abstraite ne se nourrit que de systèmes; elle adore les machines; elle est éblouie des spécieuses clartés dont elle joue. Nous honorons trop ces raisonneurs dont l'implacable lumière nous massacre et dont l'ardeur glacée nous supprime. Car ils n'ont pas d'âme: leur vaste desseins nous composent et nous dissipent; ne troublez pas la partie d'échecs. Pour moi, je ne doute pas que tout le sang du monde ne retombe sur les manieurs de signes et de symboles. C'est toujours l'artillerie des logiciens qui nous écrase; ce sont les fabricateurs d'idées qui nous assassinent. mais je ne savais pas alors pourquoi je n'étais pas un fils de l'algèbre. Où d'autres voyaient des rapports je ne sentais que des différences. Les sciences ne me parlaient pas de moi ; elles m'ennuyaient, elle ne m'irritaient pas encore.

Roger Judrin, Dépouille d'un serpent, 1955.