« Si le travail est à l’origine de toute la richesse d’un pays, pourquoi ne devrait-il pas exiger la propriété ? » (Les Chevaliers de Saint-Crispin, syndicat des cordonniers, 1870)

L’historien américain Christopher Lasch (1932-1994) est un penseur majeur du populisme – tradition politique à redécouvrir d’urgence des deux côtés de l’Atlantique.

Si Le Seul et Vrai Paradis est la grande somme politique de Christopher Lasch, et le dernier livre publié de son vivant, La Révolte des élites, terminé dix jours avant sa mort, est en quelque sorte son testament politique. Ce sont précisément les deux ouvrages où Lasch travaille la question du populisme. C’est un travail évocateur et provocateur, qui ressuscite une tradition oubliée et cherche à susciter des vocations –des vocations intellectuelles, bien sûr, mais aussi des vocations politiques et sociales.

Le populisme prend ses racines dans la défense de la petite propriété, qui, au 18e et au début du 19e siècles, était généralement considérée comme la base nécessaire de l’esprit civique. Aux Etats-Unis, il se confond en partie avec le « républicanisme », qui ne se réfère pas au parti républicain, mais à une tradition politique pour laquelle les notions de bien commun et de vertu civique sont centrales, et qui prend en compte les fondements sociologiques et donc économiques nécessaires à la réalité et à la vitalité d’une démocratie. L’égalité politique ne peut s’épanouir que là où existe une certaine égalité économique et sociale. De même que la liberté politique ne peut s’épanouir que là où existe une certaine liberté économique et sociale. Ces deux propositions ne sont pas contradictoires, mais intrinsèquement corrélées. Car la liberté politique ne peut s’épanouir également que là où existe une certaine égalité économique et sociale.

Ce qu’il faut noter, c’est que pour la tradition populiste, le lieu de cette liberté et de cette égalité, de cette liberté dans l’égalité et de cette égalité dans la liberté, n’est ni l’Etat ni le marché, mais la société. Le populisme est à la fois anti-libéral et anti-étatiste. Anticapitaliste et anti-collectiviste. C’est un socialisme, mais de la société, par la société. Ni un socialisme d’Etat, ni un socialisme de marché. Il renvoie dos-à-dos l’Etat-Providence et la mondialisation marchande, qui progressent ensemble depuis deux siècles pour envahir tous les aspects de la vie publique comme privée.

Comme le distributisme de Gilbert K. Chesterton , le populisme américain qui naît au 19e siècle a pour idéal une démocratie de petits propriétaires, de paysans, d’artisans, de commerçants. De petits-bourgeois, de petits producteurs dont l’esprit civique a pour assise concrète l’indépendance économique. La défense des libertés américaines se traduit par une méfiance à l’égard des firmes, des banques, des administrations, du commerce international et du travail salarié. Une « solide petite propriété » est le « fondement véritable d’une république stable », un « modeste mais universel droit de propriété » éviterait à l’Amérique d’être une « nation de laquais ». Incarné entre autres dans le monde anglo-saxon par des critiques artistiques et sociaux comme Thomas Carlyler, John Ruskin ou William Morris, ce radicalisme populaire montre une aversion égalitaire pour les situations sociales extrêmes – misère ou luxe-, une préférence pour une vie simple, pour la « vie bonne », le travail honnête, et un dégoût appuyé pour les prétentions des nouvelles classes émergentes – depuis la bourgeoisie d’industrie, d’affaires et de finances jusqu’à l’ « hyperclasse » mondialisée actuelle.

Irrigués par ce que Lasch appelle le « radicalisme chrétien », les courants populistes partagent une contestation sans concession du prétendu « progrès » ou de tout ce qui est vendu sous ce nom depuis deux siècles – à savoir, l’extension des échanges marchands comme de la gestion administrative à toutes les dimensions de l’existence, de la conception à la mort. Un historien comme Edward P. Thompson a bien montré que, contrairement à l’historiographie libérale ou sociale-démocrate, les revendications potentiellement les plus révolutionnaires étaient celles qui exigeaient que le capitalisme industriel soit entravé afin de protéger les communautés de métiers et les valeurs traditionnelles. Comme l’insurrection des canuts lyonnais ou celles des luddites anglais (voir encadré).

Aujourd’hui, alors que la « révolte des élites » mondialisées, déliées de leur attachement à un peuple, à une nation, à une communauté, est consommée, c’est d’une pensée nouvelle que l’on a désespérément besoin. Une pensée politique réaliste qui s’ancre dans « le sens commun, les émotions ordinaires et la vie de tous les jours ». Selon Lasch, « le populisme est la voix authentique de la démocratie ». Il ne se range ni à droite ni à gauche, il rejette à la fois le tout-marché et l’assistanat d’Etat, il présente le meilleur espoir de sortir du blocage du débat public, institutionnalisé par le monopole des partis politiques, et de fonder une démocratie réelle. A nous de faire comme Lasch, et, de tirer, comme le scribe avisé, « de son trésor du neuf et l’ancien ».

Paru dans La Nef