Le populisme n’est que la formulation moderne d’une « politique du peuple » mise à jour par l’anthropologie politique, et dont l’émeute est l’expression traditionnelle. Bref aperçu historique.

Si l’on pouvait définir de façon large le populisme, on pourrait reprendre l’expression de l’historien britannique Eric Hobsbawm : « la résistance des gens ordinaires ». Définition proche par l’esprit de ce que son compatriote George Orwell appelait la « common decency », à la fois « sens commun » et « décence commune », morale populaire, ordinaire, qui inspire son socialisme très hétérodoxe, populaire, anarchisant, et conservateur par bien des aspects . Ainsi pourrait être défini le populisme, le vrai, celui du peuple : à la fois un socialisme, un anarchisme, un conservatisme, un patriotisme. Et avant tout, un moralisme, un sens élémentaire mais aigu de la justice, une vive conscience de la dignité humaine, qui fonde les révoltes populaires. Lorsque le peuple se révolte, lorsqu’un peuple s’insurge, c’est contre l’injustice, vécue, subie, ressentie – que ce soit la tyrannie, la famine ou l’invasion - l’oppression politique, l’exploitation économique ou l’occupation militaire. Et cette rébellion est souvent conservatrice ou restauratrice, visant à conserver ou restaurer le droit, les droits du peuple en question - et avant tout sa dignité et ses libertés.

Le nombre, la fréquence, l’intensité, l’impunité souvent de ces révoltes populaires, mise en avant par les travaux d’éminents historiens , interdisent de n’y voir que les soubresauts de périodes réputées obscures ou arriérées de notre histoire : leur récurrence ressortit du domaine de l’anthropologie politique. Il n’est pas lieu ici d’en donner une histoire complète, ni d’en faire une analyse approfondie, aussi nous bornerons-nous à relever certains aspects récurrents de ce « populisme sans le nom », de cette « politique du peuple » dont les révoltes populaires sont l’expression.

La révolte populaire est indissociable d’une forme de « conservatisme révolutionnaire » ou de « légitimisme révolutionnaire », « légitimisme de barricade », « légitimisme populiste » selon Eric Hobsbawm qui a le sens des formules . Lorsque le peuple se soulève et sort de la légalité, c’est pour rentrer dans le droit, pour paraphraser Louis-Napoléon Bonaparte. Contre ses oppresseurs, le peuple en appelle à la justice, à la tradition, à la coutume, et fait souvent appel à l’autorité supérieure – celle du roi, du prince, de l’empereur – contre ses échelons inférieurs – paradoxalement, en dernière analyse, contre elle-même, contre ses vassaux ou son administration. Tolstoï commente ainsi la tragédie de ces paysans révoltés au nom même du tsar, « père du peuple », fusillés par les troupes de ce dernier.

Ces poussées de violence se dirigent généralement contre les puissants, - nobles, prélats ou marchands – accusés d’avoir, par leurs abus, leurs violences, leurs prévarications ou leurs malversations, trahi à la fois leur souverain et leur peuple et le pacte sacré liant ces deux derniers. Insurrections paradoxales que celles du prolétariat de Parme qui dresse des barricades et jette des pierres tout en restant sincèrement attaché à sa duchesse bien-aimée. Ou que celle des Viennois qui manifestent contre l’exécution du roi de France en 1793 en dirigeant leur fureur contre les émigrés de l’aristocratie française. Les Vendéens et Chouans prennent les armes pour le rétablissement du culte catholique et de la royauté contre la dictature jacobine avec ses assignats, ses réquisitions et ses levées d’hommes, mais refusent un éventuel retour des droits féodaux. En 1799, les « Lazzaroni » de Naples, foule émeutière par excellence, défendent passionnément l’Eglise et le roi contre les Jacobins. Cette révolte au nom du souverain peut se passer de l’accord du souverain – voire se faire contre lui. Les Parisiens de 1588 se soucient peu de savoir si Henri III approuve la commune insurrectionnelle qu’ils ont instaurée en son nom. Pas plus que les foules de femmes parisiennes d’octobre 1789 ne se soucient de savoir si « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » désiraient quitter Versailles pour Paris. Comme l’observe Hobsbawm, « les Bourbons français ont peut-être eu tort d’échanger le loyalisme turbulent mais précieux de leurs Parisiens contre le calme de Versailles où les manifestations étaient certes moins spectaculaires, mais où les avantages politiques de la résidence royale étaient infiniment moins nombreux ». C’est qu’il y avait en Europe, au moins depuis la Rome impériale, une symbiose particulière entre la plèbe et le souverain. La menace de débordements incitait les souverains à contrôler les prix, à distribuer aides et vivres, à écouter les revendications de leurs sujets, voire à trancher quelques-unes des têtes ayant exaspéré la plèbe. Le soutien populaire permettait aussi aux souverains de s’attaquer aux grands féodaux, tant laïques qu’ecclésiastiques, contre lesquels le peuple des villes comme des campagnes avaient souvent, et à raison, la dent dure. L’empereur François 1er d’Autriche ne goûtait guère le légitimisme insolent de son peuple et remarquait fort justement : « Aujourd’hui ils sont patriotes avec moi ; mais un jour ils pourraient bien être patriotes contre moi. »

L’émeute, qu’elle soit frumentaire, fiscale ou autre, est, comme l’a noté Roger Dupuy , un instrument clef de la « politique du peuple ». Ritualisée, spectaculaire, théâtrale, tenant autant de la procession religieuse que de l’insurrection armée, elle est à la fois un fait social et un évènement politique. Les études d’anthropologie historique ont rendu justice de la réduction des explosions de violence populaire à des manifestations spasmodiques d’une condition archaïque infra-politique, sorte de prurit collectif qui se répèterait depuis la nuit des temps, exprimant la précarité et l’inorganisation des classes miséreuses, et ne débouchant sur aucun projet de changement politique ou social. Ces violences s’inscrivent au contraire dans une tradition qui lie révolte et fête (carnaval, charivari), et s’enracinent dans une réalité sociale organisée pour défendre ses droits et ses conditions de vie ou de survie, sociétés populaires que l’on peut caractériser par trois adjectifs : identitaires, communautaires et égalitaires. Les « pauvres » sont capables de faire une lecture politique de leur situation économique et ne s’en privent pas, fustigeant l’impuissance apparente ou réelle, volontaire ou non, d’un pouvoir facilement accusé de laisser les riches spéculer sur la misère du peuple.

Le peuple attend implicitement et le plus souvent explicitement de tout pouvoir, quel qu’il soit, écoute et protection – et le lui rappelle bruyamment à l’occasion. Il y a donc, quelle que soit la forme de gouvernement, quelque chose d’intrinsèquement démocratique dans cette « politique du peuple ». La violence est son recours ultime : une violence ciblée, sélective, vue comme réparatrice et restauratrice. L’émeute est, à sa manière, un acte de justice immédiat, qui sanctionne les abus et punit les coupables – par le lynchage réel ou symbolique. Le plus souvent, les doléances demandent le retour à l’ordre, à l’ordre ancien donc légitime, souvent idéalisé. Les paysans russes rêvant l’abolition du servage se réclamaient de la liberté de la paysannerie russe d’avant Ivan le Grand. L’ « âge d’or » est ainsi le moteur des revendications, voire des révolutions, qui sont toujours vues comme un retour à l’ordre juste, à la fois ancien et futur – « paradis terrestre » et « millénium ».

Le millénarisme est un élément universel des révoltes populaires, que l’on songe à l’Europe avec la fameuse somme de l’historien Norman Cohn , ou aux coins les plus reculés du Nouveau Monde avec la « guerre de Canudos » en 1896-1897 au Brésil, pour n’en citer qu’un exemple entre mille et dans le seul univers religieux chrétien. Ainsi les « narodniki » russes de 1874, les premiers « populistes » revendiqués et nommés comme tels, publient des tracts aux forts accents millénaristes : « Ne sers que le peuple, parce que sa cause est sainte. Le peuple souffre, et tout homme qui s’approche de lui est un envoyé de Dieu. » Une sorte de mystique populiste, à la fois socialiste et chrétienne, imprègne nombre de courants révolutionnaires du 19e siècle – dont les « quarante-huitards » . Le communisme lui-même, lu comme un messianisme sécularisé, s’inscrit dans le phénomène millénariste, et certains marxistes hétérodoxes revendiqueront avec talent cette filiation : ainsi l’historien Ernst Bloch dans son ouvrage majeur sur l’insurrection anabaptiste de Thomas Münzer . La Commune de Paris est en France la dernière tentative d’une « politique du peuple », avant que la république parlementaire ne repousse toujours davantage le populisme à ses marges, à ses extrêmes. La tradition émeutière, encore très vivante en France jusqu’au début du 20e siècle , s’éteindra à la fin de ce siècle. Pour renaître, sous des formes inédites, dans les banlieues en flamme.

 Eric Hobsbawm, Rébellions, Aden, 2011
 Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory, Climats, 2008
 Jean Nicolas, La Rébellion française, Seuil, 2002 ; Charles Tilly, La France conteste, Fayard, 1986
 Eric Hobsbawm, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Pluriel, 2012
 Roger Dupuy, La Politique du peuple, Albin Michel, 2002
 Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, Aden, 2011
 Euclides da Cunha, Hautes Terres, Métailié, 2012
 Frank Paul Bowman, Le Christ des barricades, Cerf, 1987
 Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Les Prairies Ordinaires, 2012
 Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, L’échappée, 2012

Paru dans La Nef