« Que je meure de l’amour de votre amour, ô vous qui par l’amour de mon amour avez daigné mourir. »

Avec Divo Barsotti, redécouvrons la spiritualité du Petit Pauvre d’Assise : pour saint François, la vie spirituelle n’est pas tant la réalisation d’un idéal élevé, moral ou ascétique, qu’un drame d’amour.

« Beaucoup d’écrivains ont étudié saint François, tous se sentent incapables de pénétrer le secret de sa vie intérieure, mais tous sentent que c’est là que se tient, véritablement, la grandeur du saint », notait Divo Barsotti il y a trente ans déjà : sa pauvreté, l’austérité de sa vie, l’humilité de l’homme de Dieu traduisent sa vie intime, sa passion d’amour pour le Christ. La vraie vie de François c’est la prière, ce qui demeure essentiellement un mystère : le mystère d’une âme qui a vécu sur la terre son passage et sa demeure dans le sein de Dieu. Ses contemporains témoignent que l’oraison était vraiment l’âme de sa vie. Non tam orans quam oratio factus, dit son biographe Thomas de Celano : ce n’était plus un homme qui priait, c’était la prière faite homme.

C’est la prière qui révèle le secret de sa sainteté. La vie de pénitence comme conversion définitive, la vie d’amour comme communion avec les hommes, avec l’univers et avec Dieu, la vie de pauvreté comme expression de liberté et de totale disponibilité à Dieu, ce sont des aspects d’une vie qui est essentiellement prière. C’est dans la prière que, vivant au contact de Dieu, il se renouvelle continuellement, aspirant sans cesse à une imitation et une transformation plus parfaite en Celui qu’il contemple ; c’est dans la prière qu’il vit cette communion d’amour sans mesure qui, en Dieu, lui fait embrasser l’univers ; et c’est encore dans la prière qu’il vit ce besoin incoercible de dépouillement de soi : pauvre est celui qui a tout perdu, jusqu'à lui-même, pour ne plus connaitre que l’Aimé.

Chevalier servant

Car chevalerie et courtoisie qui ont animé sa prodigue jeunesse ne quitteront jamais le fils de la Provençale qui lui donna le nom français par excellence. Revenu de ses rêves de troubadour et d’écuyer, François, comme un jeune chevalier, veut se mettre au service du « très haut et glorieux Dieu ». L’obéissance qu’il professe n’est pas obéissance à une norme, mais don de soi à celui qu’il a reconnu comme son Seigneur. L’idéal chevaleresque inspire aussi bien les sentiments que les paroles du jeune homme qui prie, cela suffit à dire la nouveauté de cette spiritualité. François vit la vie chrétienne comme un chevalier engagé pour le combat de Dieu. Toutefois, cet idéal est plus courtois que guerrier : plus qu’une bataille, c’est un tournoi, dont le « chevalier du roi » sera le vainqueur, et auquel la Dame donnera la couronne. La Dame, c’est la Vierge, dont les vertus sont le cortège d’honneur. Si médiévale, si féodale Salutation des vertus ! François demande à être purifié, illuminé et enflammé par l’Esprit Saint. S’abandonnant à son action, il entre dans la « Compagnie des chevaliers du Saint-Esprit » et en revêt la livrée ; il s’engage ainsi à un idéal chevaleresque de jeunesse, de beauté et de liberté dans le service de son Seigneur, mais aussi dans le service des nobles vertus qu’il reconnaît comme ses Dames. De leur noble Cour font partie la pure Simplicité, l’Humilité, l’Obéissance, et au-dessus de toutes est reine la Sagesse, identifiée à la Sainte Vierge. François ne personnifie pas des concepts abstraits, il vit une relation spirituelle, un rapport de délicatesse et de vénération avec des êtres féminins, qui sont reines, sœurs, dames. Reine, la Sagesse ; Dames, la Charité et la Pauvreté ; Sœurs, la Simplicité, l’Humilité, l’Obéissance.

Cet idéal courtois restera toujours vivant dans l’âme de François, mais, avec le temps, l’action de l’Esprit lui fera surpasser tout idéal terrestre. Ni Benoît, ni Bernard ne seront son modèle, il pourra néanmoins en reconnaître un chez Roland et Olivier ; mais le seul qu’il aimera et auquel il voudra se conformer en un amour humble et vivant, ce sera son Seigneur, pauvre, humble et crucifié. L’idéal, c’est le service. Et le service ne peut être vécu que dans l’obéissance, Les Admonitions sont un petit traité qui serait comme le code d’une nouvelle chevalerie. La volonté propre, par elle-même, exclut du service du roi ; au contraire, l’obéissance concrétise l’engagement du chevalier à ce service. Avant tout, le chevalier incarne l’idéal du serviteur. Ainsi revient constamment l’affirmation : « Bienheureux le serviteur ! » La béatitude semble liée essentiellement au service : non pas tellement à la perfection morale de l’âme que, bien plutôt, au rapport d’humble vasselage, d’amoureuse dévotion au Seigneur lui-même. Car plus que chevalier et vassal, il devient très rapidement l’amant passionné qui ne peut plus vivre autre chose que la recherche de l’Aimé ; il veut le connaître, il veut vivre avec Lui, il veut se transformer en Lui.

La suite du Christ

Ainsi l’imitation du Christ est pratiquement le tout de sa vie. Sequela Christi. Pour François, suivre le Christ, c’est conformer sa propre vie à l’Évangile. Ce sont les enseignements du Christ, qu’il aime, qu’il veut réaliser dans sa vie, mais c’est surtout l’exemple de la vie du Christ qu’il veut imiter : son humilité, sa pauvreté. Si la vie monastique ne l’attire pas, c’est qu’elle ne lui semble pas être la vie évangélique, vécue sans défense au milieu des hommes, dans la pauvreté, la simplicité et l’humilité. L’abjection tant recherchée par Charles de Foucauld, cet autre frère universel et amoureux fou. Ce que François se propose n’est pas la pauvreté en soi, mais Jésus pauvre : « Notre Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant et tout puissant, fut pauvre et pèlerin et vécut d’aumônes. » Sa règle, ce n’est pas tant une norme que la suite du Christ. Brièvement, mais avec la conscience d’une mission et d’une révélation reçues de Dieu, à la fin de sa vie, avec toute l’autorité du Testament laissé à ses frères, il dira : « Personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le Saint Évangile. » La suite du Christ, pour François, est à ce point la seule véritable règle, qu’il donne dans son Billet à frère Léon la liberté de faire, avec le mérite de l’obéissance, ce qui lui semblera le meilleur « pour plaire au Seigneur et suivre ses traces. »

Si la prière est essentiellement une relation, il est évident que pour François, vivre la suite du Christ, c’est transformer toute sa vie et aussi son propre être en une pure relation d’amour, en une unique prière continuelle. La béatitude n’est pas tellement d’être pauvre et crucifié, c’est d’être avec le Christ, d’être uni à Lui. Être pauvre, être crucifié est le signe d’une transformation de l’homme. La doctrine franciscaine de la Joie parfaite n’est paradoxale que pour celui qui ne voit pas cette intime connexion du mépris, de la souffrance, de la persécution, avec le mystère du Christ pauvre et crucifié, du Christ souffrant, Christus patiens. La pauvreté, l’humilité sont pour François, le signe d’un amour qui trouve sa joie dans le don total de soi, sans contrepartie, dans la pure suite du Seigneur.

Présence réelle

Quitter le siècle, sortir du monde, pour François, c’est entrer dans un monde nouveau dans lequel il ne voit plus que son Seigneur Jésus et ne vit que de sa présence. Sa prière devient la reconnaissance de cette présence. « Je priais simplement ainsi en disant : Nous t’adorons, Seigneur Jésus Christ, ici et dans toutes les églises qui sont dans le monde entier, et nous te bénissons parce que tu as racheté le monde par ta sainte Croix. » Jésus n’est nulle part plus présent que dans l’Eucharistie. François parle dans presque tous ses écrits du mystère de l’Eucharistie. François répète qu’il ne voit rien en ce monde sinon le Corps et le Sang du très haut Fils de Dieu et il n’hésite pas à affirmer que celui qui ne voit pas le Seigneur dans les espèces consacrées est damné. Sa piété eucharistique, si forte, si vivante, si véhémente, révèle le caractère de sa piété : il vit un rapport réel et personnel avec le Christ. Pour lui, le Christ est présent dans l’Eucharistie pratiquement de la même manière qu’avec les Apôtres durant sa vie terrestre.

L’adoration est contemplation de l’Ami, la communion est union à l’Époux – mystique d’un amour qui est rapport vivant. Quand François se place en face de son Seigneur et de son Dieu, qui s’est fait homme pour lui, qui pour lui est mort sur la Croix, tout disparaît sauf un infini désir d’amour. Il ne désire que le martyre, pour échanger l’amour d’un Dieu avec un amour comme le sien. Saint Bonaventure a bien vu que les Stigmates sont le martyre de François : François n’a pas pu donner sa vie pour son Seigneur, mais le Seigneur a entendu sa prière et l’a fait un avec le Christ crucifié, qui lui est apparu sous la forme d’un Séraphin, comme pour signifier que son martyre devait être seulement un martyre d’amour.

François veut vivre la pauvreté de Bethléem, l’agonie de Gethsémani, la Crèche et la Croix, mais il vit bien plus la transfiguration de l’univers dans la gloire de la Résurrection. Sa prière est essentiellement louange, et l’élan qui soulève François vers Dieu, soulève aussi toutes choses vers Dieu, car l’amour de François n’est pas une évasion, il n’est pas un renoncement, mais une volonté de communion universelle en Dieu. Sa connaissance de Dieu n’est pas l’inconnaissance du Dieu ineffable, inaccessible, pur silence de la théologie négative ; Dieu s’est révélé dans le Christ – Christ de la Crèche, Christ de la Croix, Christ de l’Eucharistie. Il est le Bien qui attire et se répand, qui se donne tout entier dans le Fils et, dans le Fils, attire tout à Lui. « Désormais donc, plus d’obstacle, plus de barrière, plus d’écran ! »

Amour total

Le monde entier, pour François, est vivant et personnel. Il vit un rapport fraternel avec toute créature : il prêche aux oiseaux, il invite le soleil, la lune, l’eau, le feu, à louer Dieu, tout a une âme, toute créature est vivante et François est en communion avec toute créature. Les oiseaux, les agneaux et le loup l’écoutent, et lui vit avec chacune des créatures dans un rapport d’amour pur. Ne faisant qu’un avec la Création, François accepte tout, embrasse tout avec amour, même la mort qu’il appelle « notre sœur » ; et il veut que ce même amour soit en tous : l’homme doit se réconcilier avec toute la Création, avec toute l’humanité, alors, sa vie deviendra une louange de Dieu pour absolument toutes choses. Comme l’a vu Chesterton , François ne vit pas dans un monde demeuré l’esclave du mal : le monde dans lequel il vit est un monde racheté, rendu encore plus lumineux que le premier par le pardon de Dieu et son amour. La prière n’est jamais, pour lui, évasion du monde, elle est plutôt assomption du monde, de toute créature dans l’ascension de son âme vers Dieu. Chacun loue Dieu par ce qu’il est, toute la Création monte en Dieu, et en chaque homme qui prie, c’est toujours le Christ qui prie, le Christ total, Christus totus.

Comme rien ne le sépare du Christ, rien non plus ne le sépare des hommes, de toutes les créatures rachetées. Un avec le Christ, il devient un avec tous, un avec la Création tout entière et tout lui est fraternel. Bien plus encore, par besoin d’amour, il se fait sujet et serviteur de toute créature. L’humilité et l’amour qui réalisent son unité avec toutes les créatures, font de lui, dans le Christ, un autre Christ, alter Christus, la voix de tout l’univers qui loue et glorifie son Créateur, Dieu. Il ne veut plus rien désirer, il ne veut rien d’autre que Dieu, non pas pour lui, mais pour ce que Dieu est : il veut que Dieu soit Dieu. Ainsi, toute la vie n’est plus qu’amour, un amour total qui répond à un amour total. A Dieu qui se donne tout entier, l’homme de Dieu répond par le don total de soi dans l’adoration, dans le service, dans la louange, dans l’action de grâce, en rendant tout à Dieu, Dieu lui-même infini. On n’aime jamais tant, qu’on ne puisse aimer davantage.