Entre le 4e et le 5e siècle de l’ère chrétienne, on assiste à la naissance d’une littérature singulière : les règles monastiques. C’est sur ce phénomène et surtout sur l’expérience qu’il traduit que le philosophe italien Giorgio Agamben – dont nous avions déjà remarqué son brillant commentaire paulinien dans Le Temps qui reste – s’est penché dans son dernier et stimulant opus. Suivant au plus près les textes des règles monastiques et avec une connaissance érudite de leur contexte d’apparition, il leur rend leur véritable nature et dynamique propre : la regula vitae, règle de vie, n’est pas tant une norme ou une loi qui s’applique a la vie que la règle qui se dégage d’une certaine forme de vie. Vita vel regula, la vie ou la règle indifféremment, disaient déjà les règles antiques, jusqu'à saint François d’Assise : haec est regula et vita fratrum minorum : ceci est la règle et la vie des frères mineurs… Bref, historiquement aussi bien qu’existentiellement, les règles monastiques sont issues de la vie monastique et sont à son service : « c’est la forme de vie du moine qui crée ses règles ». De même que l’Évangile est esprit vivifiant et non lettre morte, il s’agit ici de pratique vitale plutôt que de code légal.

Agamben propose aussi une analyse passionnante de la revendication franciscaine de la pauvreté et de l’usage pauvre, directement issue du communisme apostolique (Actes 2, 44-46 et 4, 32) et de saint Paul (1 Corinthiens 7, 20-31). Dans leur refus de toute forme de propriété, aussi bien personnelle que commune, les théologiens franciscains ont lancé un défi à leur époque, fondant dans le droit naturel et la doctrine de la communion originaire des biens (iure naturali sunt omnia omnibus, selon Gratien - en vertu du droit naturel toutes les choses sont à tous) une théorie de l’usage comme usage pauvre, usage simple, usage de fait, usage commun – usus pauper, usus simplex, usus facti, usus communis… Altissima paupertas, très haute pauvreté qui pourrait selon Agamben être la pierre de fronde d’une critique radicale de l’éthique moderne de la domination, et la pierre de fondation de formes de vie qui lui soient alternatives : « Comment l’usage – c’est-à-dire une relation au monde en tant qu’inappropriable – peut-il se traduire dans un ethos et dans une forme de vie ? » Si une règle de vie est ce qui sauve la vie, le bien commun et le salut public en requièrent de nouvelles pour le temps qui vient.

Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011, 211 p., 20 euros