Il n’est pas évident, « à l’heure où nous écrivons » comme dit la formule consacrée, de connaître les événements futurs, et ce n’est pas Monsieur de la Palice qui nous contredira. Mais aujourd’hui, plus qu’en d’autres temps, la situation politique instable de la France, interdit de se livrer à quelque conjecture que ce soit. C’est pourquoi nous n’allons pas nous en priver, pressé surtout que nous sommes par un directeur qui en 248 numéros n’a jamais réussi à être en retard et pour qui manquer à son abonné n’est pas loin de constituer une atteinte aux droits de l ’homme.

Reste que l’on a certainement trop écrit, collectivement, sur ces manifestations qui depuis six mois surprennent la France et rassérènent les hommes de bonne volonté, au premier rang desquels les catholiques bien entendu. On a écrit suffisamment trop pour voiler derrière nos lignes d’encre bien alignées, bien justifiées, l’événement qui était en train de surgir, et qu’on appelle jusqu’à nouvel ordre les Veilleurs. Qu’on appelait ainsi en tout cas lors de la pénible rédaction de ce billet. C’était au matin du jour où la loi allait définitivement être adoptée par une représentation nationale - qui mérite bien son nom si selon le mot de Debord l’on admet que dans ce monde spectaculaire « toute réalité s’est éloignée dans sa représentation ». Au matin donc de ce vote délinquant à l’instigation d’un gouvernement autiste dont il est à parier qu’il ne tiendra plus longtemps, la France retenait son souffle, conséquence normale de cette si longue course qui l’avait menée d’une déprime structurelle au matin joyeux d’une neuve espérance. Car ce matin-là du vote, malgré les apparences, la France qui s’apprêtait à subir le coup scélérat d’une législation inhumaine n’était pas ce pays fatigué, vieux et usé par les siècles que la rêverie des peuples se plaît à imaginer : cette France-là avait les yeux profonds et humides, le teint d’opale de la jeune fille qu’en secret elle n’avait jamais cessé d’être. Elle avait l’énergie de l’espoir et la force de l’amour. Elle était cette jeune biche du Cantique des Cantiques que son Seigneur admire.

Cette France avait été refaite miraculeusement, et comme toujours, en deux coups de cuillère à pot par une bande inattendue, improbable et sublime de jeunes gens. Ce n’était pas Jeanne d’Arc cernée par Dunois, La Hire et Gille de Rais, c’était beaucoup mieux. C’était des jeunes gens qui déjà savaient tout et qui pendant qu’on pérorait faisaient. Ils faisaient ce dont on avait toujours rêvé et détournaient la violence qui grondait en une force supérieure. Nous étions vieux et eux avaient tout compris. C’était comme une génération spontanée, tenue non par un appétit de jouissance comme il y a quarante ans, mais au contraire née de la grâce et du don. Dans leur candeur et leur fraîcheur, dans leur gratuité, ils rendaient tout vétuste autour d’eux : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme », Apollinaire le prédisait il y a un siècle, et c’était d’eux qu’il parlait. Bien entendu, ces jeunes gens étaient pour neuf sur dix d’entre eux catholiques. La belle affaire : selon son habitude et comme son nom l’indique, le catholicisme allait se charger de rendre tout cela universel. D’ailleurs dans leur résistance, ils ne faisaient que retrouver les racines originelles de la non-violence, lesquelles sont chrétiennes. Ils étaient ces jours-là les premiers martyrs, la Rose blanche, la foule indienne et les afro-américains. Certains ont écrit nerveusement qu’il valait mieux Jésus-Christ que Gandhi : comme s’il y eût à choisir, et comme si le Christ avait donné l’exemple d’une résistance politique. Non, c’est seulement que de son attitude devant le monde, Lui, la vérité qui tout englobe, l’on peut déduire, et ce qu’avait fait Gandhi, une politique. Mais cette vieille génération à la nuque raide est en train de passer et ce sont ses enfants, qui comme ce petit garçon de Bernanos lui indique le chemin de la maison du Père. Personne n’avait rien su voir et pourtant il suffisait de compter, et les soixante-huitards eussent dû se souvenir de ce théorème : familles nombreuses, classe dangereuse. Depuis quarante ans, qui a des enfants en France sinon les immigrés et les catholiques ? Aux premiers les émeutes de 2005, aux seconds la résistance des Invalides.

Cette jeunesse inattendue a trouvé aujourd’hui une voie nouvelle, et personne ne l’a lui ôtera.

La Nef