La France n’a pas peur. La France ne s’ennuie pas. La France a mal. La France souffre.

C’est pourquoi le sourd grondement qui jaillit aujourd’hui de ses entrailles est juste. Il n’est pas ce babillement de jouissance qui dans les précédentes révolutions montait aux lèvres de petits bourgeois avides de jeter leur gourme. Il est, ce sourd grondement, justement le fruit pourri de cet appétit de jouir. Il est le frémissement de la peau sous la morsure du froid. On nous a déjà jetés dans une fournaise et sans un gémissement nous en sommes sortis. On nous a déjà livrés aux lions et ils se sont couchés. On nous a déjà fait subir tous les tourments et aucun cri n’est sorti de notre bouche. Le serviteur souffrant ne connaît qu’un seul recours qui jamais ne lui a fait défaut. Notre résistance a rendu toute chose nouvelle. Nous sommes les frères et les enfants, nés d’une joie que personne ne saura gommer.

Historiquement, si l’on peut dire, les premiers résistants non-violents connus sont ces trois hébreux de la cour de Nabuchodonosor, Sidrach, Misach et Abdenago que le grand roi fit jeter dans la fournaise pour ce qu’ils avaient refusé d’adorer son colosse d’or (Daniel, 3). Sous la garde de l’Ange du Seigneur, ils en réchappent tout frais, frappant le monarque de stupeur. Leur courage serein annonce celui des martyrs, depuis le Serviteur souffrant jusqu’aux Blandine et autres Pothin. Mais jusqu’à l’époque moderne, la résistance non-violente reste assez peu utilisée, que l’on sache, autrement que pour le témoignage de sa foi jusqu’au sang. On peut considérer que l’action de Saint Maurice et de ses compagnons, objecteurs de conscience avant l’heure, relève de la politique, mais ce serait un peu outré.

Non, en réalité, avant Gandhi, nulle part on ne découvre d’acte massif de non-violence qui fût en sus couronné de succès. Mais d’où venait Gandhi, d’où tirait-il ses convictions folles, sa force, ses idées et son courage ? Issu d’une classe de marchands aisés, c’est assez tardivement, lorsque ses activités le mènent en Afrique du Sud où vit alors une forte population indienne, discriminée presque à l’égal des Noirs, que la conscience politique du futur Mahatma s’éveille. C’est particulièrement la lecture d’Unto this last de John Ruskin, grand critique d’art catholique anglais, qui le convainc de changer de vie : en 1906, alors que le gouvernement du Transvaal décide l’enregistrement de tous les Indiens de l’Etat, il met en œuvre pour la première fois le satyiagraha (littéralement « attachement à la vérité »), cœur de la désobéissance civile. Cette pratique, qui lie jeûne, végétarisme et refus de la violence (ahimsa), lui est inspirée autant par Shrimad Rajchandra, un ascète jaïn, que par Tolstoï, deux personnages avec qui il échangea une abondante correspondance. Avec modestie, il disait lui-même : « Je n’ai rien de nouveau à apprendre au monde. La vérité et la non-violence remontent à la nuit des temps. » C’est sans doute vrai, mais reste que devant l’histoire il fut le premier à l’appliquer politiquement, et avec un certain succès. Car après la lutte en Afrique du Sud, c’est l’Inde coloniale entière qu’il révolutionna, avec ces épisodes que l’on connaît comme la marche du sel, la libération des Intouchables, la fondation du Parti du Congrès, etc. Demeuré hindou par fidélité à ses racines, Gandhi concevait le dialogue interreligieux dans un esprit syncrétiste mais comme un respect mutuel : « Il y a plusieurs demeures dans le royaume de Dieu et elles sont toutes aussi saintes. » Pour lui, de même qu’on ne pouvait séparer amour de la patrie et de l’humanité, il était impossible de séparer politique et religion : « A mon avis, la politique coupée de toute religion n’est plus qu’une activité parfaitement vile. Il faut toujours se refuser à cette séparation. Puisque la politique se préoccupe du bien des nations, il est normal qu’un esprit religieux s’y consacre. Ce doit être là l’un des buts de celui qui cherche Dieu et la Vérité. Je dis bien : « Dieu et la Vérité » car ces deux termes sont convertibles… C’est pourquoi en politique aussi, nous devons établir le Royaume des Cieux. » A bon entendeur postmoderne, salut !

La non-violence n’est jamais chez lui conçue comme un pacifisme bêlant, mais au contraire comme une forme supérieure du courage : « La non-violence procède d’une manière extrêmement mystérieuse. Souvent, les actes d’un homme défient toute analyse en termes de non-violence. Non moins souvent, ses actes peuvent avoir l’apparence de la violence, alors même qu’il est absolument non-violent au sens le plus élevé du terme ; et tôt ou tard, on peut en avoir la confirmation. » Et elle ne peut s’exercer vraiment que si elle est liée à un renoncement évangélique aux biens de ce monde : « Le jour où vous vous dépossédez de tout, vous recevez tous les trésors du monde. » Plus qu’une technique, la non-violence est une vertu, voire une grâce, qui s’identifie à l’humilité : « Tant qu’un homme ne se met pas, de son plein gré, à la dernière place, il n’est pas de salut pour lui. L’ahimsa se situe à l’extrême limite de l’humilité. » anti-pouvoir par excellence, elle est ce qui nous identifie le mieux, dans l’ordre politique et moral, à Dieu : « Dieu n’a pas porté la Croix une fois pour toutes il y a 1900 ans. Encore aujourd’hui, et chaque jour, il meurt et ressuscite. »

Gandhi est encore tributaire d’un ethos chrétien dans sa conception générale de l’organisation de la vie, notamment en prônant la destination universelle des biens : « Je persiste à croire en ma doctrine selon laquelle le propriétaire a reçu son bien en dépôt pour le gérer au bénéfice de tous, en dépit du ridicule dont on a voulu la couvrir. » De même, il veut libérer les femmes de la passivité dans laquelle elles sont maintenues. Mais le féminisme gandhien est un vrai féminisme, ne voulant pas transformer la femme en homme : « La femme n’apportera pas sa contribution au monde en singeant l’homme ou en essayant de le battre de vitesse. » Ainsi Gandhi est contre l’amour libre, contre la contraception : pour une éthique de liberté individuelle fondée sur la responsabilité personnelle, donc sur la maîtrise de soi, l’autodiscipline. Contre toute violence : contre la vivisection, l’avortement, les manipulations immorales sur le vivant : « Pour moi, il va de soi que l’avortement serait un crime. » « J’estime impardonnable ce massacre de vies innocentes, perpétré soi-disant au nom de la science et dans l’intérêt de l’humanité. Je dénie toute valeur aux découvertes scientifiques souillées par un sang innocent. » Il est pour une régulation naturelle des naissances – celle qui fonctionne le mieux dans les pays dits du Tiers et Quart Monde. Il pratique lui-même la continence volontaire – brahmacharya.

Le 30 janvier 1948, ayant subi plusieurs menaces et tentatives d’assassinat mais refusant toute protection, Gandhi est abattu par un militant nationaliste hindou du RSS alors qu’il se rend à la prière. Ses derniers mots sont « He Rama » (ô Dieu).

Il laissera d’innombrables disciples, ayant profondément changé la face du monde : Lanza del Vasto, fondateur des Communautés de l’Arche sera de ceux-là. C’est lui qui organisera la longue résistance, victorieuse, des paysans du Larzac, inspirant, même si on l’a oublié et que eux sans doute aussi l’ont oublié, des gens comme José Bové ou François Bayrou… Révolte conservatrice que celle de ces paysans qui veulent garder leur terre et perpétuer leur mode de vie, comme le relèvera Miguel Abensour : « Conservatrice au sens le plus profond, la révolte paysanne l'est assurément. Mais c'est dans la radicalité même de son conservatisme qu'il faut lire ce qu'elle véhicule d'aspiration à la liberté. Que veut-elle conserver, que se soucie-t-elle de préserver ? L'espace libre, la sphère autonome de la communauté familiale et villageoise, que de façon remarquablement universelle, les anciennes formes de domination étatique ont toujours laissé subsister et que seul l'Etat occidental moderne s'est employé à détruire. »

Parmi les grands héritiers de Gandhi et pratiquants de la non-violence, on trouve son disciple indien Vinoba, Martin Luther King évidemment, le pasteur noir assassiné lui aussi qui notait : « C’est du Sermon sur la Montagne, plutôt que d’une doctrine de résistance passive que les Noirs de Montgomery s’inspirèrent d’abord pour mener – dans la dignité – leur mouvement de protestation. C’est Jésus de Nazareth qui leur fournit les armes fécondes de l’amour et les mit en marche. » (Combats pour la liberté)

Il faut noter aussi dans l’histoire contemporaine la remarquable utilisation de la non-violence, spontanée si l’on peut dire, par le syndicat polonais Solidarnosc qui, de sa fondation en 1980 jusqu’à la chute du régime communiste dix ans plus tard, et malgré la répression du Maréchal Jaruzelski, tint ses positions pacifiques, avec l’appui du peuple entier, donnant au monde entier le spectacle d’une révolution pacifique et chrétienne réussie.

Alors que la pique de Chesterton est de plus en plus actuelle : « Les feux seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Les épées seront dégainées pour démontrer que les feuilles sont vertes en été », la réponse des Veilleurs, ces héritiers d’aujourd’hui, est rassérénante : « Notre paix intérieure est plus forte que leur agitation, notre résistance plus profonde que la obstination. C’est pourquoi, par notre désobéissance civile légitime, nous vaincrons. »

Elle résonne aussi avec ce message ardent du Cardinal Vingt-Trois, à l’ouverture de la dernière Assemblée des Evêques de France : « Nous ne devons plus attendre des lois civiles qu'elles défendent notre vision de l'homme. Nous devons trouver en nous-mêmes, en notre foi au Christ, les motivations profondes de nos comportements. La suite du Christ ne s'accommode plus d'un vague conformisme social. Elle relève d'un choix délibéré qui nous marque dans notre différence. » Comme le savait aussi Péguy : « Les armes de Jésus c'est le désarmement... »

La Nef