On me confie une machine : il s’agit d’une machine à perforer les fiches. Tout le monde sait le rôle prépondérant que joue la machine à perforer les fiches dans la civilisation moderne. C’est tout simplement prodigieux. Je m’installe sur la selle orientable et je commence.

Qu’on imagine l’intérêt que pourrait porter un sourd-muet à l’exécution de la grande Toccata et fugue, à l’orgue, et l’on aura idée de la joie que je peux ressentir à l’accomplissement de mon nouveau devoir d’état, ce devoir d’état que dix ans d’éducation religieuse m’ont appris à considérer comme la pierre de touche de tout bon chrétien. Je pense à la réflexion de Baylet. La déchristianisation de masses ? Avant d’en rendre responsable un peu tout un chacun, est-il possible que l’Eglise catholique, apostolique et romaine ait vraiment étudié sincèrement la condition de l’ouvrier moderne pousseur de bouton ? Quoi ? Elle voudrait que les six mille employée de ce Temple de la Productivité se livrassent avec amour et ponctualité à ce lamentable, sempiternel et incompréhensible jeu de pédales et de tirettes et « conservent la foi » ?

Conserver la foi était possible dans le tiède atelier familial lorsqu’on partait du tronc de merisier pour le transformer en armoire ou en bonnetière, en prenant le temps de concevoir, de réfléchir et de flâner pour observer la direction du vent ou de jaser avec le voisin, ou faire l’amour avec la bourgeoise.

Henri Vincenot, Les yeux en face des trous, 1959.