Par rapport à l'existence individualiste de ruraux, d'artisans, de commerçants, de rentiers qui depuis tant de siècles avait été celle nos pères, les Français d'aujourd'hui se voient contraints, non sans quelque peine, à une vie mécanisée et agglomérée. Aux usines, ateliers, chantiers, magasins, le travail exige des gestes uniformément réglés, dans d'immuables engrenages, avec les mêmes compagnons. Point d'imprévu dans les bureaux où l'on ne change ni de sujets ni de voisins, suivant les lignes sans fantaisie d'un plan où les schémas d'un ordinateur. N'étaient les aléas que comportent les intempéries, l'agriculture n'est plus que la mise en œuvre d'un appareillage automatique et motorisé en vue de productions étroitement normalisées. Quant au commerce, il s'installe en marchés-type, rayons de série, publicité autoritaire. Le logement de chacun est une alvéole quelconque dans un ensemble indifférent. C'est une foule grise et anonyme que déplacent les transports en commun et nul ne roule ou ne marche sur une route ou dans une rue sans s'y trouver encastré dans des files et commandé par des signaux. Les loisirs mêmes sont, à présent, collectifs et réglementés : repas rationnellement distribués dans des cantines ; acclamations à l'unisson dans les enceintes des stades sportifs ; congés qui se passent sur des sites encombrés, parmi des visiteurs, campeurs , baigneurs, alignés ; détente du jour et de la nuit, chronométrée pour les familles dans d'homothétiques appartements où toutes, avant de s'endormir, voient et entendent simultanément les mêmes émissions des mêmes ondes. Il s'agit là d'une force des choses, dont je sais qu'elle est pesante à notre peuple plus qu'à aucun autre en raison de sa nature et de ses antécédents et dont je sens que, par une addition soudaine d'irritations, elle risque de le jeter un jour dans quelque crise irraisonnée.

Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, L'effort, 1962.