Dans La Délivrance de Tolstoï, Ivan Bounine, écrivain russe disciple de Tolstoï, raconte entre autres sa conversion au tolstoïsme et comment il a rejoint les communautés tolstoïennes qui fleurissaient alors en Russie – anarchistes vertueux et sinistres, végétariens et buveurs d’eau, nouveaux pharisiens ergotant d’arguties qu’il croque et moque (et lui-même avec) avec un humour grinçant. Mais il dresse surtout un portrait d’un Tolstoï familier, humain, vivant, pétri de doutes et de contradictions, génie littéraire qui se voulait maitre spirituel – et qu’Ivan Bounine voudrait nous faire croire l’égal de Socrate ou Bouddha…

Tolstoï était a la fois l’héritier d’une piété russe ritualiste et fidéiste et d’un siècle positiviste. C’est cette tension permanente entre foi et raison qui a fait la tragédie spirituelle de sa vie. Mais finalement, face au Christ Jésus, Fils de Dieu incarne, mort et ressuscité pour le salut du monde, Tolstoï, au lieu d’élargir les bornes de son esprit a la hauteur du mystère, tacha toujours de le circonscrire a son intelligence. Voila pourquoi, il n’eut jamais vraiment la foi, mais des croyances floues, des doctrines vagues et une spiritualité incertaine. Ses écrits spirituels, malheureusement méconnus, témoignent du drame intérieur de cet intellectuel en quête de foi - intellectus quaerens fidem. Conscient lui-même, non sans humour, de la contradiction entre la morale impossible qu’il prêchait et la vie qu’il menait, il répondit, lorsqu’on lui demanda où il voulait finir sa vie : « N’importe où, sauf dans une colonie tolstoïenne !... »

Ivan Bounine, La Délivrance de Tolstoï, L’Œuvre, 200 p.