C'est dans la cité moderne qu'on touche le mieux du doigt le mensonge du libéralisme économique et de l'émancipation par le bien-être. Non seulement le citoyen de la grande ville est uniformisé par la puissance des appareils de publicité qui le suivent dans chacun de ses gestes et énervent ainsi ses désirs en les excitant brutalement, en même temps qu'ils les rationalisent ; mais par un renversement sans précédent des valeurs, la consommation, qui constitue le trait d'union naturel entre la vie affective et la vie économique, est subordonnée à la production qui, elle, est strictement économique et rationnelle. Ainsi, par une oppression extraordinaire, la vie affective qui veut rester autonome est refoulée par la suprématie de l'économique hors du domaine social et considérée comme une honte et une faiblesse — à moins que tombant de Charybde en Scylla, elle ne se livre à un de ces mysticismes à bon marché, qui fourmillent sur le marché américain comme autant d'échappatoires puériles ou de dérivatifs à la tyrannie rationnelle. Ainsi par cet asservissement total des sentiments et des besoins, le règne de l'économique généralise l'avilissement réservé jusque-là aux victimes de la prostitution.

Robert Aron et Arnaud Dandieu, Décadence de la nation française, Éditions Rieder, 1931.