Une étude foisonnante rappelle la vivacité de la rébellion chrétienne dans le monde moderne

Par Philippe Verdin

Quel livre rafraîchissant ! Deux jeunes auteurs passionnés exhument des textes et des figures oubliés qui illustrent cette veine méconnue du christianisme : la résistance spirituelle et intellectuelle aux normes bourgeoises. Pour Jacques de Guillebon et son complice Falk van Gaver, l’anarchiste inspiré se définit par son goût de la fraternité en réaction contre l’égoïsme capitaliste et sa passion vigilante pour la liberté de conscience face à l’État qui a tendance à enrégimenter les consciences. Le trait caractéristique de ces réfractaires est la pauvreté, signe béni de la liberté.

Le style d’un essai consacré à des rebelles philosophes, poètes et musiciens est forcément exalté : on pardonne donc volontiers les tiques de langage entêtés et les qualificatifs exagérés : « le très précieux René Boylesve, l’énorme, le gigantesque, le monstrueux Tailhade, l’indispensable Charles Morice ». La sobriété, la rigueur et la nuance ne sont pas de mise quand on évoque l’anarchisme inspiré par l’esprit des béatitudes. On pourrait discuter l’enrôlement de Claudel dans la cohorte ébouriffé des anarchistes, et le mot curieux : « l’anti-démocratisme de Claudel, déguisé sous un genre d’absolutisme maurrassien impensé » qui aurait fait rugir l’auteur de Tête d’or.

On regrettera l’oubli de Joseph Delteil parmi les militants catholiques de l’écologie libertaire. On trouvera dommage que les auteurs n’aient pas noté que le mysticisme et la sainteté contemporaine récapitulaient une bonne part du contingent des chrétiens absolument libres, eux dont la réflexion s'appuyait sur les modèles bibliques de l’Ancien Testament — la parenté de Bernanos avec Amos, de Lanza del Vasto avec Isaïe.

A ces détails près, le travail de nos archéologues de la révolte est inattendu et opportun. Grâce à eux, on découvre ou redécouvre des figures attachantes, des complicités improbables fondées sur une lecture radicale de l’Évangile : un seul maître, le Christ. Ce qui est encore plus heureux dans cet essai important, c’est l’anthologie des textes. Un choix pertinent de citations permet de connaître des penseurs oubliés mais toniques et fournit des réflexions salutaires sur l’indépendance sourcilleuse dont le chrétien doit s’armer pour résister à l’aliénation sournoise des modèles sociaux. Jacques de Guillebon et Falk van Gaver montrent ainsi comment Proudhon s’est, toute sa vie, confronté à l’Évangile, comment Gandhi s’est inspiré de la civilisation médiévale chrétienne.

Les pages consacrées à Bernanos sont magnifiques et l’hommage rendu à la pensée de Jacques Ellul est d’une belle justesse, avec cette malicieuse comparaison avec Corto Maltese, le héros de bande dessinée. Les auteurs n’ont pas développé quelques unes de leurs fulgurantes intuitions, laissant au lecteur le travail nécessaire de la méditation. L’anarchie comme « renforcement de l’autonomie, auto- nomie signifiant autolimitation, signifiant capacité à se limiter soi-même » par exemple, définition magnifique de la morale chrétienne. « La liberté est exigeante. Elle requiert la sainteté. Elle requiert la responsabilité – ce qui revient au même. » On aimerait trouver dans la pensée chrétienne contemporaine des traits aussi vrais.

Jacques de Guillebon et Falk van Gaver achèvent leur magnifique tableau de famille par ce programme auquel on peut souscrire : « Nous avons voulu par ce livre offrir aux esprits libres quelques pistes, quelques exemples et surtout de belles rencontres aptes à élargir la vision, à ouvrir le champ des possibles. Nous voulons contribuer à la renaissance d’un esprit, d’un tempérament, d’une pratique véritablement libres. » Mission accomplie !

SOURCE : France Catholique N. 3308 / 25 Mai 2012

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