Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver

- Vous publiez, aux Editions de l'Oeuvre, l'Anarchisme chrétien. Pourquoi avoir choisi ce sujet, alors que les chrétiens semblent aujourd'hui vouloir réinvestir la politique? En quoi cela vous semblait-il nécessaire?

Nous ne savons pas si les chrétiens veulent réinvestir la politique, mais si c’est le cas, il ne semble pas qu’ils s’y prennent de la meilleure façon. Où y a-t-il une pensée chrétienne neuve en France aujourd’hui, qui propose de dépasser et le libéralisme de papa – celui qui craignait et craint encore que l’Armée rouge ne défile sur les Champs-Elysées – et l’étatisme de grand-papa ? Où voit-on que les chrétiens, et particulièrement les catholiques, se décident à quitter le vaste parti de l’ordre, qui est comme par hasard toujours celui des puissants et des possédants, pour se livrer entièrement à la refondation d’un monde de la justice ?

C’est notamment devant cette inertie et cette errance que nous avons tenté d’élever ce livre, qui reprend une longue histoire oubliée, l’histoire parallèle, le plus souvent souterraine, de la résistance chrétienne au monde moderne - laquelle n’est pas passée seulement, contrairement à ce que croient certains, par le traditionalisme politique, qui a aussi ses vertus, mais aboutit, laissé à lui-même à une impasse, celle du positivisme maurrassien par exemple. Nous montrons à travers d’étranges figures comme celle de Proudhon, à propos de qui nous suivons les traces du cardinal de Lubac, celles de Kropotkine, de Tolstoï, de Gandhi, mais aussi de Bernanos, Dorothy Day, Péguy, Mounier et Maritain que toute critique pertinente et opératoire de ce monde a suivi une étroite ligne de crête qui reprenait les vertus médiévales pour les opposer au nouvel ordre industriel, libéral et machinique qui s’installait. Les révoltes des Luddites ou des Canuts demeurent ainsi comme quelques intenses combats dont les conséquences n’ont pas été tirées. C’est à quoi nous essayons de remédier.

__- Vous évoquez un néoanarchisme chrétien, que vous définissez comme "l'anarchisme qui vient". Comment le définiriez-vous pour nos lecteurs? __ Il ne faut pas avoir peur de l’anarchisme dans le sens moderne, qui ne signifie pas ce désordre complet, ce chaos que le terme avait auparavant toujours désigné, et justement condamné comme tel par les esprits sains. Forgé par Proudhon, mais déjà évoqué avant lui par les premiers romantiques allemands, comme Novalis ou Schlegel, ces grands catholiques, il évoque précisément ce refus du pouvoir illégitime que la modernité a mis en place, et dont l’on trouve trace au moins depuis les théories de Hobbes, de Machiavel, de Bodin et de Locke, c’est-à-dire depuis le XVIème siècle, comme le fera remarquer Léon XIII soi-même dans son encyclique Graves de communi. Le Pape bien entendu ne se réclame pas de l’anarchisme, mais le terme nous a paru aujourd’hui le plus adéquat pour rassembler en une même gerbe les éclats de cette longue histoire critique. Il faut aujourd’hui essayer d’en cueillir les fruits : le chrétien dans ce monde ne peut plus se contenter d’acquiescer à l’ordre donné, ni même de contester à la marge ce qui lui déplaît, il lui faut une fois nouvelle, derrière Paul et Augustin par exemple, tenter de le subvertir, cet ordre faux quoique apparemment rationnel sous la domination de quoi il vit, qui est en réalité l’ordre du mal. Le diable n’est pas un imbécile, et il sait inspirer de lois qui, peu à peu, remplacent celle de Dieu. C’est ce que le Christ ne cesse de répéter aux Juifs qui l’interrogent sur ses apparentes transgressions de la loi. L’anarchisme qui vient sera donc la réinvention d’une communauté, d’une société, d’une cité de la justice, du don, de la fraternité – car ceci n’est pas un gros mot, malgré sa vulgarisation – où l’homme se reconnaît comme seul maître le vrai Père. Un seul Dieu, donc pas de maîtres. C’est là la véritable anarchie plus Un.

- Votre livre sort alors que la France élit un nouveau président de la République. En quoi ce que j'appellerais votre "missel" peut-il être éclairant pour juger les forces politiques actuellement en jeu, et pour vouloir éventuellement les modifier?

Des élections ? Où ça ? Ce que l’on appelle démocratie depuis deux cents ans, chacun le sait, n’est qu’un système de représentation oligarchique où jamais rien ne se passe. Aucun grand homme politique français n’est jamais parvenu au pouvoir par le jeu classique des élections. C’est un fait, ce système entretient la médiocrité. Faire ce constat n’implique pas de renoncer aux sentiments positifs que la modernité a charriés avec elle, malgré elle : « Liberté, égalité, fraternité, au fond ce sont là des vertus chrétiennes », disait Jean-Paul II. A nous de montrer comment elles peuvent le redevenir vraiment, vécues et aimées comme telles. Mais plus profondément, l’anarchisme chrétien, contrairement au socialisme qui s’est perdu dans une voie matérialiste sans issue par nature, redéploie le véritable horizon, celui du salut qui, pour user de moyens mondains légitimes, n’entend pas y limiter l’homme. Les forces politiques présentes sont vouées à la destruction, et même à une auto-destruction qui a déjà commencé : leur esprit de parti, celui que condamnait avec tant de hauteur Simone Weil, les enferme dans le mensonge et la trahison. Elles ont déjà passé, et il faut maintenant les enterrer. C’est la dure loi de ce faux progrès.

- Vous citez Oscar Wilde, Rimbaud, Gandhi: ne craignez-vous pas qu'une certaine frange de vos lecteurs se détourne d'un anarchisme chrétien qui trouverait une forme d'exemplarité dans ces figures ô combien controversées chez eux?

Nous n’écrivons pas pour les imbéciles, comme dirait Bernanos. Il y a eu, il y a, il y aura toujours une frange importante de la population enfermée dans ses certitudes et à qui son inculture sert de rempart face au frémissement de la vie. Ce n’est pas pour elle que nous écrivons. Nous écrivons pour ceux qui sont capables de comprendre que le souffle de l’Esprit a pu passer même chez ce pédéraste répugnant que fut Wilde, même chez cet adolescent fou que fut Rimbaud, et avec une force inégalée en occident chez Gandhi. Gandhi est plus chrétien que nous tous, et nous tentons de nous le cacher. Parce que nous avons honte.

__ - Vous listez les vertus ou qualités induites par l’anarchisme ; je cite : « Autonomie, autogestion, autodiscipline, maîtrise de soi, chasteté, ascèse, simplicité volontaire, vertu, morale. » Cela ferait bondir n’importe quel anarchiste tel que notre société nous les présente. D’aucuns pourraient vous reprocher d’avoir étiré au maximum l’acception d’un mot et d’un mouvement (en l’occurrence, l’anarchisme) pour le faire adhérer à votre définition personnelle.__

C’est pourtant ce qu’on écrit Proudhon, Kropotkine, Tolstoï, William Morris et Dorothy Day, entre autres, qui ne sont pas les derniers des anarchistes. Mais l’anar contemporain est un flemmard qui n’a généralement rien lu, distribue des tracts indigents pour lutter contre le fascisme et que son « ni Dieu, ni maître » rassure le soir au lit. Il croit ainsi qu’il est libre. Ne nous faites pas rire.

- Vous consacrez un très beau chapitre au recours aux forêts, où vous citez - entre autres - ce mot de Thoreau: "La vie la plus positive que raconte l'histoire a toujours consisté à se retirer de la vie, à s'en laver les mains, à en comprendre la médiocrité et à ne pas s'en accommoder." Je songeais, en lisant ce chapitre, à ce qui fonde toute l'oeuvre d'Anouilh: ce balancement permanent entre le choix de l'utopie de la pureté absolue qui se suicide ou se retire du monde et celui de la participation active au monde, qui se salit nécessairement les mains: en un mot, à l'échange de Créon et d'Antigone. N'y a-t-il pas une forme de lâcheté (non exempte de force) dans ce mouvement de retrait?

Comment dit Bernanos, déjà ? Ah oui : « le réalisme est le bon sens des salauds ». Le moine est retiré dans son monastère, le Pape au Vatican, Geneviève avec ses moutons et pourtant ce sont eux qui changent le monde. Entrer dans l’action politique lorsqu’il le faut est un effort, une ascèse qui ne doivent jamais être pervertis en jouissance. C’est ce que veut dire Thoreau. Quand on l’oublie, tout finit en Hollande ou Sarkozy.

SOURCE : Nouvelles de France N. 7 Mai 2012

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