Le caractère, le trait caractéristique de la Bête, c'est qu'il n'y a pas de Dieu et que la matière est tout. Voila la civilisation moderne ! Voila dans la multitude le principe universel des actions et des pensées. Tout se passe sur le plan de la valeur et de l'échange entre des qualités égales. Il n'y a plus rien de gratuit entre les hommes. La foi ne se pratique plus qu'au niveau du sol et elle s'appelle le crédit, incorporé dans la monnaie. La tête détachée de la Bête, caput en latin, elle est devenue le capital, la pièce dans notre main, cette image réduite et portative en qui seule nous pouvons vendre et acheter. C'est le jeton passe-partout, le chiffre qui permet de tout avoir. Le principe de notre civilisation c'est le numéraire, ce que notre texte appelle numérus nominis ejus, l'alchimie maudite qui volatilise toute chose et la transforme en une inscription servile, c'est le nom de Dieu, c'est l'image de Dieu sur notre front, effacé et remplacé par un matricule, c'est le billon entassé par le diable et dont les piles accumulées ne réussissent jamais à reconstituer l'unité. Tous ces ronds de métal abstrait substitués à la réalité ininterchangeable.

Paul Claudel, Au milieu des vitraux de l'Apocalypse (1929), Gallimard, 1966.