Inutile d'insister sur la stupidité d'une modernité (qui serait inimaginable si ce n'était la nôtre) qui rejette d'un coup d'épaule tout le passé humain, se dégage de son histoire comme un poussin de son œuf, sans même s’apercevoir que le dédain de sa jeunesse flétrie pour tous les âges de son âge, sa hâte même à tout périmer derrière elle au ras de ses talons, sa rage à ne considérer qu'elle même comme seul texte et unique contexte, ne sont au demeurant que les aveux d'une impuissance apeurée et viennent seulement de sa propre misère incomparable et de la nullité de son regard charnel. Misère et nullité d'un temps d'une telle minceur qu'on n'y peut rien ancrer ; d'une fragilité, d'une instabilité et d'une telle inconsistance, puisqu'il faut le lui dire, qu'un souffle peut l'éteindre ou moins encore, une erreur anonyme au fond d'une machine, l'inadvertance ou la maladresse d'un geste effleurant un bouton, l'oubli d'un commutateur de contrôle. Une réalité qui n'est pas plus que le reflet d'un sceptre au fond d'un vieux miroir - et qui se prend pour quelqu'un parce qu'il n'a jamais vu personne.

Armel Guerne, Laissez-moi vous dire in L’âme insurgée, écrits sur le romantisme, Phébus, 1977.