Qu´apporte le luxe, si ce n´est une insatisfaction malsaine à l´égard des joies simples prodiguées par notre douce terre ? Le luxe n´est que la distorsion de la beauté naturelle des choses en une laideur perverse, apte à satisfaire l'appétit blasé d'un homme qui n´en est plus un, puisqu´il ne travaille plus ni ne se repose. Dois-je vous rappeler ce que le luxe a apporté à l´Europe moderne ? Il a couvert les prés verts et riants de taudis pour esclaves ; il a détruit les fleurs et les arbres avec ses gaz empoisonnés ; il a transformé les rivières en égouts, à tel point qu´en de nombreux endroits d´Angleterre les gens ont oublié à quoi ressemblaient un champ ou une fleur ; leur idée de la beauté est un débit de boissons au décor clinquant et à l´atmosphère viciée, ou encore un théâtre à la vulgarité tapageuse. La civilisation s´en satisfait et n´en a cure. Le riche, lui, pense : « Tout va bien ; le peuple est maintenant habitué à cela et, tant qu'il se contente de se remplir la bedaine de gruau à cochons, cela suffit. » Et à quoi tout cela lui sert-il ? A commander de magnifiques portraits, à se faire construire de beaux édifices et réciter de bons poèmes ? Oh, que non. Ce sont des créations antérieures au luxe, antérieures à la civilisation. Le luxe produit plutôt les clubs de Pall Mall, tout capitonnés et comme destinés au repos de dames délicates et maladives mais qui sont pour l´agrément de graves messieurs à favoris venant papoter dans ces ridicules bonbonnières ; si bien que les laquais en livrée chamarrée sont ici plus honorables que ceux qu'ils servent. Je m'en tiendrai là : un seul de ces grands clubs est assez représentatif de ce qu´est le luxe. Je m´étends, voyez-vous, sur le sujet du luxe, l´ennemi réel du plaisir, parce que je m´oppose à ce que les travailleurs considèrent, ne serait-ce qu´un instant, un club huppé comme quelque chose de désirable. Je sais la difficulté qu´ils ont à regarder, du fait de leur pauvreté et de leur misère, en direction d´une vie de plaisir authentique et humain. Mais je leur demande de réfléchir à la bonne vie à venir, qui ressemblera aussi peu que possible à la vie actuelle des riches, car celle-ci ne représentant que l´envers de leur condition sordide, étant ainsi la cause de leur misère, ne peut rien avoir d´enviable ni de souhaitable. Si nos adversaires vous demandent comment nous pourrons procurer une vie luxueuse à ceux qui vivront dans une société socialiste, répondez avec vigueur : « Il n´en est pas question, et nous nous en moquons éperdument ; nous n´en voulons pas et nous n´en aurons pas ! » Je suis bien certain que lorsque l´humanité sera libre nous ne vivrons pas dans le luxe. Assurément, la vie comme les plaisirs d'hommes libres doit être simple. Si nous frémissons devant cette nécessité aujourd´hui, c´est que nous ne sommes pas libres et que nous avons engoncé nos vies dans un système de dépendance tel qu´il nous a rendus fragiles et impuissants. Savez-vous ce qu´est la simplicité ? Pensez-vous par hasard que je fasse allusion à un alignement de maisons de briques jaunes, à couverture d´ardoises, ou à un phalanstère ressemblant à une pension, genre Peabody amélioré ? A la cloche du dîner qui vous convie devant la rangée de bols de bouillon en porcelaine blanche, à une jolie tranche de pain coupée au carré, à une tasse de thé réchauffé, accompagnée d´un mauvais gâteau de riz pour finir ? Non, tout cela, c´est l´idéal du philanthrope, pas le mien. Je le rapporte ici pour le dénoncer et dire qu´il s´agit, une fois de plus, d´un succédané de vie et que le plaisir en est absent. Je le rejette. Trouvez ce que vous aimez, pratiquez-le, vous ne serez pas isolés et vous trouverez sans peine de l´aide pour réaliser vos désirs. En développant vos goûts personnels, vous développerez la vie sociale. Ainsi, mon idéal se définit d´abord par une vie simple et naturelle, mais aussi sans contraintes. Il faut commencer par être libre pour pouvoir ensuite tirer plaisir de toutes les circonstances de la vie, puisque dans une société libre, chacun devra abattre sa part de travail. Voilà qui est totalement opposé à la civilisation qui décrète : « Évitez les peines », ce qui implique que les autres vivent à votre place. Je dis, et les socialistes ont le devoir de le dire : Prenez la peine et transformez-la en plaisir.



William Morris, « La société de l'avenir », conférence du 13 novembre 1887.