La malédiction de la guerre commerciale est si répandue que ses ravages n’épargnent aucun pays. Devant elle, des traditions vieilles de mille ans s’effondrent en l’espace d’une année. Vient-elle à frapper un pays faible ou à demi-barbare, le peu de plaisir, de poésie ou d’art qui y existait est vite foulé aux pieds en une fange de hideur et d’abjection. L’artisan de l’Inde ou de Java ne pourra plus s’adonner tranquillement à son art, au rythme de quelques heures journalières, pour composer sur son étoffe un entrelacs d’une ravissante beauté : une machine à vapeur est entrée en action à Manchester, et ce qui représente une victoire remportée sur la nature et mille difficultés opiniâtres va vulgairement servir à produire une espèce de vile porcelaine plâtreuse ; le travailleur d’Asie, s’il n’en est pas immédiatement réduit à mourir de faim, comme c’est souvent le cas, se voit contraint de prendre à son tour le chemin de l’usine pour faire baisser le salaire de son collègue de Manchester ; et le voilà dépouillé de tout caractère original, si ce n’est, très vraisemblablement, que s’accumulent en lui et la peur et la haine vis-à-vis de ce qui constitue à ses yeux un mal totalement absurde : son patron anglais. L’indigène des Mers du Sud n’a plus qu’à tout délaisser : l’art de sculpter les pirogues, son doux repos, ses danses pleines de grâce, pour devenir l’esclave d’un esclave : pantalon, pacotille, rhum, missionnaire et maladie mortelle – il doit avaler d’un seul coup la civilisation entière. Ni lui ni nous ne pouvons rien pour lui maintenant, tant que l’ordre social n’aura pas délogé la monstrueuse tyrannie de la spéculation qui a causé sa ruine.



William Morris, Comment nous vivons ; Comment nous Pourrions Vivre, (1884) in Contre l'art d'élite, Editions Hermann , 1985.