Peuplé sur la majeure partie de son cours de Lissous baptistes, le fleuve Nujiang (rivière Nu) ou Salouène, qui coule dans l’Ouest de la province chinoise du Yunnan, parallèlement à la frontière birmane, mérite bien en Chine le nom de rivière chrétienne. Au bord de l’océan confucéen, taoïste et bouddhiste, et plus largement communiste athée qui caractérise la population chinoise, cette vallée constitue une étonnante enclave spirituelle : sur son cours yunnanais, les trois quarts de ses riverains seraient de confessions chrétiennes. Ensuite, quittant la Chine, ses eaux tumultueuses traversent la Birmanie, véritable « empire baptiste » en Asie du Sud-Est, où de nombreuses ethnies professent la foi en Jésus-Christ : Karens, Kachins ou Nagas…

Le district de Gongshan, situé au Nord-Ouest du Yunnan, à la limite sud-est de la Région autonome du Tibet (qui, sous coupe chinoise, n’a d’autonome que le nom) et à la frontière nord-est de la Birmanie, est comme un microcosme des peuples et religions des Marches tibéto-birmanes. Sa trentaine de milliers d’habitants se repartissent en quatre ethnies principales : Doulongs, Lissous, Loutses ou Nus, et Tibétains, sans compter les Chinois Han que l’on retrouve essentiellement dans l’administration, l’enseignement ou le commerce. Cette diversité se dédouble sur le plan religieux : il y aurait six à huit mille baptistes, quatre milliers de catholiques et autant de bouddhistes lamaïstes, le reste se partageant entre paganisme tribal, croyances traditionnelles et irréligion. Coincée entre les chaines des monts Nu qui la séparent d’avec le reste du Yunnan à l’Est et les monts Gong (Gongshan en chinois) qui forment une frontière naturelle avec la Birmanie à l’Ouest, chaines dont les sommets frisent souvent les cinq mille mètres, encaissée au fond d’une vallée vertigineuse qui la surplombe de ses flancs abrupts, coule la Salouène. Dans ce décor grandiose de gorges brutales, tout le long des flots aux teintes saisonnières – bleu-vert l’hiver, ocres l’été -, s’égrène comme un chapelet d’églises chrétiennes.

De 1846 à 1952, depuis sa création par bulle pontificale de Grégoire XVI jusqu'à l’expulsion de tous les religieux étrangers de Chine, la fameuse et oubliée Mission du Thibet s’accrocha, devant la violente hostilité lamaïque, aux Marches orientales du Royaume interdit comme à une ligne de front apostolique, menant une lente et difficile guerre de tranchée spirituelle qui coûta la vie à une dizaine de missionnaires persécutés par les lamas et tombés pour la foi – sans compter les autres cas de malemorts, par maladie ou par accident, ni les martyrs locaux. Là, dans cette guerre plus grande que les autres, mais dans cette guerre comme dans d’autres grandes guerres, il s’agissait avant tout de tenir – et tenir coûte que coûte. Ce ne fut pas en vain. « Le sang des martyrs est semence de chrétiens », comme aiment à le répéter après Tertullien les fidèles locaux. Dans ces vallées perdues où ne s’aventuraient à l’occasion que de rares aventuriers, et ce à leurs risques et périls, les missionnaires vivaient, récitaient leur bréviaire, prêchaient l’Evangile, convertissaient les païens, dirigeaient leurs ouailles, administraient les sacrements et célébraient la Sainte Messe. A leurs risques et périls. Lors de leurs passages respectifs dans la région - le Prince Henri d’Orléans en 1898, l’orientaliste Jacques Bacot en 1910-1911, les géographes André Guibaut et Louis Liotard en 1936-1937…-, les quelques explorateurs ont rendu hommage à ces vies humbles et sacrifiées, dont ils partagèrent quelque temps le dur quotidien sans toujours partager leur croyance – ni leur espérance. Pour eux, c’était le temps d’une expédition. Mais pour les Pères, c’était celui de toute une vie, sans espoir de retour. Depuis, c’est par des lignées de catéchistes et de sacristains, que se maintient, sans prêtres depuis plus d’un demi-siècle, l’identité et la foi des tribus catholiques, immergées dans un contexte local majoritairement bouddhiste, animiste et baptiste, et une politique nationale globalement hostile aux identités locales comme aux confessions religieuses.

La Chine a des ambitions pour le Nujiang : dans son grand-œuvre hydroélectrique, le fleuve tient une place importante. Ce n’est pas moins de treize barrages qui sont prévus sur le cours de la rivière, projet pharaonique qui, comme souvent en Chine, provient autant de motifs idéologiques qu’économiques. Seules quelques associations écologistes et quelques personnalités locales osent exprimer leur opposition à ce saccage écologique et humain, mais la plupart sont résignés, malgré leur mécontentement. Le fleuve Salouène sera transformé en une succession de lacs artificiels, les populations seront déplacées, l’écosystème bouleversé. Sans compter les graves menaces qui pèsent sur l’équilibre hydrologique régional, comme l’ont eux-mêmes pointé en vain des ingénieurs chinois travaillant sur le projet.

Aluo a ouvert une petite maison d’hôtes pour randonneurs à Dimalo. On y mange sobrement, on y dort simplement, sous les pieuses images qui ornent tous les murs. Agé de 36 ans, marié et père de deux enfants, Aluo est une personnalité de la vallée, dont il connaît chaque recoin et chaque habitant. Il est un des rares opposants déclarés à l’édification en cours d’un barrage sur le torrent du Doyong, tributaire de la Salouène, juste en dessous de Dimalo. « Ils ont déjà dévasté des pâturages et des forêts pour ce projet, ils disent que cela va améliorer le revenu et le quotidien des habitants, mais c’est faux, l’électricité comme l’argent vont aller ailleurs, loin d’ici ! La plupart des gens ne veulent pas du barrage, mais que faire ? Ils baissent les bras… » Aluo, lui, s’engage : l’écologie lui tient à cœur, aussi il organise dans la vallée des campagnes de collecte des déchets, installe des poubelles sur les places des hameaux, construit des toilettes publiques en matériaux récupérées et recyclées, et tente de sensibiliser ses compatriotes à la conscience écologique.

Difficile de ne pas penser que l’hydroélectrique est aussi pour l’Empire du Milieu un puissant moyen de déraciner, intégrer et contrôler davantage ces populations frontalières, bouddhistes et chrétiennes. La Chine pourra peut-être arrêter l’eau, elle ne barrera pas la route à la foi.