Un village biblique

L’histoire de Taybeh remonte à la plus haute antiquité, et le site est certainement occupé depuis l’ère néolithique. Cependant, Taybeh apparaît pour la première fois dans l’histoire, sous le nom d’ « Ophra », dans le livre de Josué (18, 21-24), une des « douze villes avec leurs villages » attribuées a la tribu de Benjamin – entre celle d’Éphraïm au Nord et celle de Juda au Sud. Ophra était donc un petit bourg dont dépendaient des villages ou hameaux – ses « filles ». La deuxième mention est au premier livre de Samuel, lorsque Saul, nouveau roi d’Israël, se soulève contre les Philistins : « Saul, son fils Jonathan et le peuple qui était avec eux demeuraient à Gêba de Benjamin et les Philistins campaient à Mikhmas. Le corps de destruction sortit du camp philistin en trois bands : une bande prit la direction d’Ophra, au pays de Shual, la deuxième prit la direction de Beit-Horon et la troisième prit la direction de la hauteur qui surplombe la Vallée des Hyènes, vers le désert. » (1 Samuel 13, 16-18)

La troisième mention en est faite lors d’une des tragédies domestiques qui secouent la maison de David. Tamar, sœur d’Absalon, fils du roi, est violée par leur demi-frère Amnon. Absalon rumine sa vengeance : « Deux ans plus tard, comme Absalon avait des tondeurs à Baal-Haacor, qui est près d’Éphraïm, il invita tous les fils du roi. » (2 Samuel 13, 23) C’est un guet-apens qui permet a Absalon de venger l’honneur bafouée de sa sœur en faisant mettre a mort Amnon. Baal-Hacor, le Tell-Assour d’aujourd’hui, plus haut sommet de Judée-Samarie (1016 mètres), domine Éphraïm-Taybeh qui se situe à moins de deux kilomètres au sud-est.

La troisième apparition biblique du village est au deuxième livre des Chroniques racontant une défaite de Jéroboam, roi d’Israël, face a Abiyya, roi de Juda : « Abiyya poursuivit Jéroboam et lui conquit des villes : Bethel et ses dépendances, Yeshana et ses dépendances, Ephron et ses dépendances. » (2 Chroniques 13, 19)

Ephraïm réapparait au premier livre des Macchabées, cette Iliade juive : tout d’abord, c’est au pied du mont Azara, le Baal-Hacor ou Tell-Assour tout proche de Taybeh, que périt Judas Macchabée, héros de la résistance juive face aux persécuteurs syriens. Attaqué par le général syrien Bacchides qui dispose de 11 000 hommes contre ses 3000 partisans, « Judas s’aperçut que Bacchides et le fort de son armée de trouvaient à droite : autour de lui se groupèrent tous les hommes de cœur, l’aile droite fut écrasée par eux et ils la poursuivirent jusqu’aux monts Azara. Cependant, voyant que l’aile droite était enfoncée, les Syriens de l’aile gauche se rabattirent sur les talons de Judas et de ses compagnons, les prenant à revers. La lutte devient acharnée et, de part et d’autre, un grand nombre tombèrent frappées. Judas succomba lui aussi et le reste prit la fuite. » (1 Macchabées 9, 14-18) Son frère Jonathan lui succède comme chef des juifs et grand prêtre et siège a Jérusalem. Il devient une puissance avec laquelle traitent les royaumes environnants. C’est là qu’Ephraïm revient sous le nom d’Apherama, dans une lettre du roi Démétrius a Jonathan confirmant les droits de Jérusalem sur la région : « Nous leur confirmons et le territoire de la Judée et les trois nomes d’Apherama, de Lydda et de Ramathaim. Ils ont été ajoutés de la Samarie à la Judée, ainsi que toutes leurs dépendances… » (1 Macchabée 11, 34) Il s’agit bien d’Ephraïm, Lod et Rama.

Le refuge du Christ

Mais la grande gloire de Taybeh vient plus tard : c’est d’avoir été le dernier refuge du Christ avant de monter à Jérusalem pour l’ultime Pâque… En effet, après la résurrection de Lazare a Béthanie, le Sanhedrin a décidé la mort de Jésus : « Aussi, Jésus cessa de circuler en public parmi les Juifs ; il se retira dans la région voisine du désert, dans une ville appelée Ephraïm, et y séjourna avec ses disciples. » (Jean 11, 54) Dernière retraite avec ses disciples avant les événements dramatiques de Jérusalem. Aussi laconique est Jean, aussi prolixe est la voyante italienne Maria Valtorta (1897-1961) : c’est tout le séjour de Jésus et des apôtres à Ephraïm qui est décrit par le menu jour après jour. Accueillis par une vieille femme pauvre, Marie de Jacob, ils passent ensemble les dernières semaines avant Pâque. Pourquoi Ephraïm, en Samarie ? Parce que le village, a la frontière de la Judée, échappe cependant aux autorités juives de Jérusalem. Le polytechnicien Jean Aulagnier, dans son étude Au jour le jour avec Jésus, fixe le départ du Christ pour Ephraïm le 2 février de l’an 30, qu’il quitte le 18 mars après six semaines de séjour. Il fera son entrée triomphale à Jérusalem le 1er avril, pour ses derniers jours de mortel. De ce séjour vient la légende de la Vierge a la Grenade, l’icône de Taybeh : Marie, venue rejoindre son fils a Ephraïm, est accueillie par ses habitants qui lui offrent des grenades – symbole de fécondité pour la « Nouvelle Eve », Mère des vivants, mais aussi symbole de mort et de résurrection. En effet, chaque grain de grenade, avant de livrer sa douceur, est enveloppé d’une grande amertume. Les habitants de Taybeh sont fiers de faire remonter leur conversion au séjour même de Jésus. Ce qui est très probable, c’est qu’Ephraïm fit partie des « nombreux villages samaritains » évangélisés par les apôtres Pierre et Jean (Actes des Apôtres 8, 25). La mention suivante d’Ephraïm se trouve dans La Guerre des Juifs contre les Romains de l’historien juif Flavius Josèphe, qui prit part aux événements. Suite à la révolte commencée en 66, le Romain Vespasien « pacifie » le pays. En 69, lors de sa dernière expédition militaire palestinienne avant d’être proclamé empereur et de confier la liquidation de Jérusalem a son fils Titus, « il prit les villes de Bethel et d’Ephrem, où il mit garnison, s’avança ensuite vers Jérusalem et tua et prit dans cette marche un grand nombre de Juifs. » (4, 33) La ville est donc considérée assez importante pour se voir garnie d’un contingent romain.

Les temps chrétiens

On ne retrouve mention du village que quelques siècles plus tard, alors que Constantin a donné en 312 la liberté de culte par l’édit de Milan et que la Palestine se couvre d’églises, chez Eusèbe de Césarée (265-340), proche de l’empereur, dans son Onomasticon, « sur les noms de lieux dans la Sainte Ecriture » : « Ephrem, près du désert, où alla le Christ avec les disciples. » « Ephrem, dans la tribu de Juda. C’est un grand village, du nom d’Ephraia, au nord, au vingtième milliaire d’Aelia. » Aelia, c’est-a-dire Jérusalem. C’est ensuite saint Jérôme (347-420) qui reprend ces données dans son propre Onomasticon, livre des noms et lieux bibliques : « Aphra, dans la tribu de Benjamin. C’est aujourd’hui le village d’Effrem, au cinquième milliaire de Bethel, regardant vers l’Orient. » « Aphra, dans la tribu de Benjamin. C’est une grande localité au nord d’Aelia, au vingtième milliaire. » Informations reprises sur la célèbre carte de Palestine de la mosaïque de Madaba : « Ephron qui est Ephraia. La vint le Seigneur. » Tout cela témoigne de l’importance d’Ephraïm lors des premiers siècles de la chrétienté orientale. Mais le témoignage le plus net reste les ruines byzantines d’El-Khader, l’église antique dont les plus anciennes parties, dont le baptistère monolithe, remontent au 4e siècle. Cette église, dédiée a la fois a saint Elie et saint Georges, a été ensuite remaniée par les croisés qui occupèrent Ephraïm. En effet, Ephraïm fut un des quatre-vingt casals de Palestine avec population indigène et franque mêlées. Elle eut, dominant le village, son château avec une garnison, le « castrum sancti Helyes ». En 1185, Baudouin IV, le jeune roi lépreux de Jérusalem, confie comme fief au comte de Montferrat ce château « de Saint-Helyes qui anciennement eu nom Ephron ». Mais en 1187 Saladin écrase l’armée franque à Hattin. La plupart des croisés de la région se replient sur la forteresse de Jérusalem, défendue par le valeureux Balian d’Ibelin. La Ville Sainte finit par se rendre, mais Conrad de Montferrat, quant à lui, sauve Tyr de l’offensive sarrasine et cristallise la résistance franque sur le littoral où il fait échec à Saladin. Il fait appel à la croisade, celle de Barberousse qui se noie en 1190 en Cilicie, puis celle de Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste qui reprennent Acre en 1191. Conrad épouse Isabelle de Jérusalem et devient roi, mais est tué en 1192 par un fedayin de la secte ismaélienne des Assassins – perte irréparable pour le royaume franc.

D’Ephraïm a Taybeh

Le changement de nom d’Ephrem en Taybeh date de la prise de Jérusalem par Saladin, passant d’Ofra ou Afra se rapprochant en arabe d’ « afrit », « démoniaque », a Taybet-el-Essem, « de bon nom », correspondant au grec « euonomos », « bon nom ». Deux histoires s’additionnent : la première serait due à l’accueil qu’auraient fait les habitants d’Ephraïm à Saladin en route pour Jérusalem, et qui lui aurait fait changer son mauvais nom pour ce bon nom… La deuxième se situe après la prise de Jérusalem. Il aurait distingué, dans la foule des Francs prisonniers, un groupe fort abattu qui le frappa, et aurait questionné à leur sujet. On lui répondit que c’était les gens d’Ophra. Grand seigneur, il aurait eu ce mot consolateur : « Non pas Ophra, mais Taybet-el-Essem, de bon renom ! »

Après le régime mamelouk, Taybeh tombe comme toute la Palestine sous domination ottomane. Les registres d’impôt de Soliman le Magnifique (1520-1566) nous fournissent des données sures, tant sur ses habitants que sur son économie. Ils donnent a Taybeh 63 haneh ou familles musulmanes (315 personnes) pour 23 haneh ou familles chrétiennes (115 personnes). A Taybeh même, on a conservé le souvenir qu’a un moment donné, sous la pression ambiante comme ailleurs, et pour quelque dispute tribale a l’intérieur du village, un groupe de chrétiens passa a l’islam. Mais dans le village s’est aussi conservé le souvenir du retour des apostats, les « raddidim », « revenus ». Taybeh reste au 16e siècle un village important, puisque la 9e localité la plus taxée des 157 que compte le district de Jérusalem. Son économie repose alors sur le blé, l’orge, les fruits, les chèvres, les abeilles… et les mariages, qui sont occasions de tractations importantes.

Pendant les siècles musulmans, les chrétiens, petite minorité isolée et mal desservie par un clergé médiocre, ne se différenciant que par leur appartenance clanique. Parce que telle tribu est chrétienne, tous ses membres le sont. Siècles de décadence et de syncrétisme – ainsi les musulmans faisaient baptiser leurs enfants à El-Khader, la tradition assurant que cela les rendait forts…- dont témoignera l’état des chrétientés autochtones au 19e siècle. Mais feu couvant sous la cendre, que l’immense effort missionnaire à partir du 19e siècle ravivera de sa plus belle flamme – avec son émulation entre catholiques, orthodoxes et protestants. En effet, le vent se lève avec la restauration du Patriarcat latin de Jérusalem en 1848. Le premier patriarche, Monseigneur Joseph Valerga, soutenu par des missionnaires intrépides comme le père Jean Morétain, fonde des missions latines tous azimuts.

Mission à Taybeh

Le premier curé de Taybeh est un Allemand, Philippe Uhlenbrock (1832-1860), un Rhénan d’Eskratt près de Düsseldorf. Arrivé au Patriarcat en 1858, il est d’abord vicaire à Gifnah où il apprend l’arabe. C’est lui qui ouvre la mission de Birzeit, village tout proche, en 1859. C’est là que l’atteint l’appel des gens de Taybeh la même année. Il écrit au Patriarche : « Samedi dernier, les gens de Taybeh sont venus chez moi pour me prier d’aller avec eux répéter a votre excellence la demande qu’ils vous ont faite déjà depuis plusieurs années de leur envoyer un missionnaire. A mon avis, il semble que la volonté de Dieu appelant ce village a son Eglise est très claire ; les protestants ont essayé, comme a Naplouse, d’y faire des prosélytes, mais en vain. Tout retard de notre part peut faire perdre des âmes. Ces chrétiens méritent vraiment de recevoir un missionnaire puisqu’ils l’ont attendu depuis longtemps. Même si leurs intentions n’étaient pas assez pures et sincères, cela ne fait rien. Il dépend en grande partie du zèle, de la piété et de la prudence évangélique du missionnaire qui sera envoyé, de rectifier leurs intentions, de rétablir parmi eux la foi et la charité et de les faire persévérer dans l’Eglise de Dieu. De plus, a Taybeh, l’endroit est le mieux adapté pour commencer ou plutôt préparer la mission d’Outre-Jourdain et pour faire connaissance avec les gens du désert, mieux disposés…, parce que plus indépendants du gouvernement, plus simples de mœurs et maintenant plus fatigués de leur vie vagabonde. Taybeh est en relations amicales avec eux et chaque jour on y voit entrer et sortir leurs chameaux et chevaux. Pour cela je prie et demande ardemment à Votre Excellence de m’envoyer à Taybeh au bénéfice de ces chrétiens, pour y préparer une nouvelle mission. Il n’y a pas d’autre dépense à faire que celle de louer une chambre pour la chapelle, et une autre pour l’habitation. »

Don Jean Morétain, missionnaire chevronné, est envoyé visiter le village par le Patriarche Valerga, et rend ce rapport : « Nous avons été bien reçus par les deux partis qui divisent le village et qui se sont empressés de nous demander pour quel parti nous venions. La réponse a été que nous venions pour tout le monde, mais non pour un parti. On nous a offert divers emplacements pour y bâtir l’église. Il n’y en a que deux de convenables. (Morétain écarte les ruines d’El-Khader, revendiquées par les orthodoxes.) L’autre emplacement est au milieu du village même, sur la pente méridionale du monticule qui couvre le village au midi et a l’orient. Il coûtera un peu plus cher que si on le prend en dehors du village parce qu’il faudra démolir deux ou trois maisons, d’ailleurs de peu de valeur… Il joint à l’avantage d’être au milieu du village celui d’être entre les deux ‘hamoulehs’ ou quartiers ennemis. On pourra faire deux portes, une de chaque côté pour qu’ils puissent venir a l’église sans s’exposer a un conflit. C’est l’inconvénient de l’église grecque ; elle est dans un des deux quartiers et l’autre quartier n’y va pas depuis 4 ou 5 ans… Les gens paraissent mieux disposés qu’a Ramallah ou Gifnah, surtout les femmes, ce qui n’est pas une petite chose, car partout c’est la le défaut de nos missions. »

Don Philippe est donc envoyé ouvrir la mission de Taybeh, où il s’installe au début de 1860. C’est un mystique, rêvant de vie érémitique. Le petit nombre de ses ouailles lui permet de quitter souvent sa masure pour aller méditer dans une grotte proche. Il écrit au Patriarche qu’il attend l’envoi d’un confrère pour aller lui-même mener une vie d’ermite au désert dans le rêve d’aller ensuite évangéliser les contrées désertiques, bédouines… Mais Dieu en dispose autrement. En septembre 1860, Don Philippe veut aller faire sa retraite annuelle au séminaire de Beit Jala. Il y part par le désert et passe une nuit a Jéricho, alors misérable bouge, où il contracte le germe du typhus qui l’emporte en quelques jours a Beit Jala, entre les bras de son ami Don Bracco, futur successeur de Monseigneur Valerga, navré de le voir mourir. Visiblement le Seigneur a décidé de fonder la résurrection catholique de Taybeh sur le sacrifice de sa jeune vie de 28 ans.

Naissance d’une paroisse

Son successeur, Don Jean-Marie Courtais, est aussi un spirituel, de sante délicate, ce que n’arrangeait guère un grand esprit de mortification. C’est lui qui va jeter les fondations de la paroisse latine de Taybeh. Arrivé avec quelques ressources personnelles, il se dépense sans compter pour la mission. Trouvant trop à l’ écart la maison louée par Don Philippe, qui s’en évadait vers sa grotte, il achète le terrain que convoitait Don Morétain. Il y bâtit quatre petites chambres donnant sur un corridor, un « couloir a serpents » dira un de ses successeurs. Il y a là l’essentiel : une chapelle, une salle de classe, une salle de travail et une chambre. Il pense aussitôt à une petite église. Il commence son activité apostolique et ouvre sa petite école avec quelques sauvageons du village… Il envoie un excellent garçon au séminaire du Patriarcat, mais sa famille reussit à l’en faire sortir, en théologie, pour le marier ! Ayant cependant une vocation certaine, il devient prêtre grec-catholique chez les melkites. Plus tard, il enverra un de ses enfants au séminaire de Beit Jala et aura la consolation de le voir devenir prêtre latin avant de mourir.

En 1863, le géographe français Victor Guérin, parcourant le pays à cheval, passe par Taybeh qu’il décrit ainsi : « Sur le point culminant de la montagne, on observe les restes d’une belle forteresse, construite en magnifiques blocs, la plupart taillés en bossage. Ce qui en subsiste encore est actuellement divisé en plusieurs habitations particulières. Au centre s’élève une petite tour, qui semble accuser un travail musulman, mais qui a été bâtie avec des matériaux antiques. Cette forteresse était elle-même environnée d’une enceinte beaucoup plus étendue, dont une partie est encore debout. Du côté du nord et du côté de l’ouest, celle-ci est presque intacte sur une longueur d’une soixantaine de pas. Très épaisse, et construite en talus incliné et non points par ressauts successifs en retraite les un sur les autres, elle est moins bien bâtie que la forteresse antique, a laquelle elle semble avoir été ajoutée a une époque postérieure. L’appareil des blocs qui la composent est assez considérable, mais peu régulier ; les angles seuls offrent des pierres bien équarries ou relevées en bossage.

Au-dessous de la forteresse, le village couvre les pentes de la montagne, presque toutes les maisons sont intérieurement voutées ; quelques-unes paraissent très anciennes. On rencontre en beaucoup d’endroits des citernes et des silos, creusés dans le roc vif, qui datent très certainement de l’antiquité, et prouvent, avec les débris de la citadelle, l’importance primitive de cette localité.

Thayebeh, bien que réduite maintenant a l’état de simple village, où beaucoup de maisons sont en ruine, renferme encore huit cent âmes. La population, sauf une soixantaine de catholiques, est tout entière grecque schismatique. L’église grecque a été construite en partie, principalement dans ses assises inferieures, avec des matériaux antiques, parmi lesquels se trouvent plusieurs fragments de colonnes encastrés dans la bâtisse. Elle n’offre, du reste, rien qui mérite d’être signalé. Les soixante catholiques dont j’ai parlé forment, depuis quelques années, une petite paroisse, que Mgr Valerga a fondée par la création d’une mission latine en cet endroit. Le prêtre qui la dirige est un ecclésiastique français, M. l’abbé Courtais. Son presbytère renferme en même temps une école et une chapelle provisoire, qui va bientôt être remplacée par une petite église.

La montagne de Thayebeh domine au loin tous les environs. De son sommet (869 m.) on jouit d’un coup d’œil très vaste et singulièrement imposant. Le regard plonge, a l’est, dans la profonde vallée du Jourdain, et, au-delà de ce fleuve, il découvre les chaînes de l’antique pays de Gilea’d et d’Ammon. Il embrasse ainsi une partie du bassin septentrional de la mer Morte et des montagnes de Moab. A l’ouest, au nord et au sud, l’horizon, quoique moins grandiose, est encore très remarquable. » (Victor Guérin, Description de la Palestine, Paris, 1880)

L’épopée des missionnaires

Don Courtais meurt d’épuisement en 1866, et est remplacé jusqu’en 1869 par le jeune prêtre Anton Dikha, premier ordonné du Patriarcat en 1856 sur la Calvaire. De 1869 à 1876, c’est le père Angelo Chiariglione qui lui succède, et accueille un nouveau passage de l’explorateur français Victor Guérin en 1874. Nouvel état des lieux, dix ans plus tard : « Depuis mon dernier passage dans ce village en 1863, la population catholique, qui était alors de 60 individus, a augmenté : elle se monte aujourd’hui a 128. Ils sont sous la juridiction d’un cheikh particulier, dont le fils, âgé de vingt ans, cumule les fonctions de maître d’école, de chantre, de sacristain et d’organiste. Le curé est un jeune prêtre italien, des environs de Turin, qui déploie beaucoup de zèle pour développer cette paroisse naissante. Musicien lui-même, il a appris au maître à jouer quelques airs sur un petit orgue portatif. L’église, commencée en 1863, n’est pas encore terminée, faute de fonds pour en achever la construction, et l’office se fait dans la salle qui sert d’école. J’assiste le soir à un salut donné dans cette humble chapelle provisoire, qui retentit des sons de l’orgue et des voix perçantes et gutturales de plusieurs petits Arabes transformés en enfants de chœur. Pendant la nuit, je suis assailli sous ma tente, dressé dans un champ d’oliviers, par une tourmente si violente, que je suis contraint de demander asile au presbytère latin. Des torrents de pluie accompagnés de rafales de vent continuelles tombent sans interruption. Le lendemain matin, 19 avril, M. l’abbé Chiariglione, c’est le nom de l’excellent curé, me force à demeurer sous son toit hospitalier ; car, du haut de la montagne que couronne le village de Thayebeh, l’horizon paraît encore de tout côté chargé d’épais nuages, et bientôt la tempête recommence avec un redoublement de fureur ; des ondées effroyables et des bourrasques incessantes me retiennent toute la journée captif dans la chambre amie qui m’est prêtée.

Le 20 avril, la pluie cesse enfin, le vent ne souffle plus avec autant de force, et le ciel se rassérène peu à peu.

Après avoir examiné en détail les ruines de l’ancienne citadelle dont j’ai déjà parlé ailleurs, je pars, avec M. l’abbé Chiariglione et son maître d’école, pour aller explorer les environs de Thayebeh. » (Victor Guérin, Description de la Palestine, Paris, 1880)

Aidé par le nouveau Patriarche, Monseigneur Bracco, Don Chiariglione peut terminer son église, adossée au presbytère, et dirigée est-ouest. C’est cette église sans prétention qui va servir un siècle durant et voir la constante croissance de cette paroisse vivante de Taybeh, jusqu'à devenir bien trop petite pour les quelques huit cents fidèles. Le fin du 19e siècle voit se succéder à Taybeh plusieurs missionnaires : Don Piccardo, futur évêque, puis un maronite, le Père Boulos, puis Don Stephan suivi de Don Ishaq, tous deux de Jérusalem, Don Sarena de Nazareth, Don Belliot qui reçut Charles de Foucauld en 1898, un autre maronite, le Père Ghanimeh, et enfin, Don Joseph Kittaneh, curé de Taybeh de 1907 à sa mort en 1915. C’est lui qui y fonda la maison des Sœurs du Rosaire en 1908.

Charles de Foucauld à Taybeh

On sait que la vie très mouvementée du bienheureux Charles de Foucauld a aussi eu un intermède palestinien de trois ans, du 24 février 1897 au 1er avril 1900. Venu déjà en simple pèlerinage rapide en 1888, il passe par Bethel et Ephraïm-Taybeh au début de janvier 1889. Mais c’est surtout après son passage dans les Trappes d’Akbes en Syrie et de Staoueli en Algérie qu’il arrive en février 1897, à Nazareth, pour y mener, avec l’assentiment de son directeur, l’Abbé Huvelin, « la vie pauvre des Nazareth, très humble et cachée, chez les Clarisses. Pauvre gardien qui, le fusil sur les genoux, laissa le renard venir se servir dans le poulailler des Sœurs ! »

En 1898, il vient chez les Clarisses de Jérusalem, et c’est pendant ce séjour qu’il cherche à nouveau à Taybeh le souvenir de son Maître. A ce moment est curé de Taybeh un jeune prêtre français, Don Jean Belliot, né en 1864, ordonné en 1889 et arrivé la même année au Patriarcat. Il a appris l’arabe, comme vicaire, à Salt et à Reneh. Est-ce lui qui invite Charles de Foucauld ou celui-ci, habitué à parcourir à pied en pauvre pèlerin tous les sites évangéliques – il mentionne même Zababdeh pour y avoir suivi le cheminement de la Saint Famille – vient-il de lui-même frapper chez Don Belliot, nul ne le sait. L’Abbé Huvelin a appris à Charles de Foucauld à méditer par écrit, ce qu’il fait spécialement pour ses retraites, pleines de ses élévations enflammées. La « Retraite d’Ephrem » couvre ainsi plusieurs dizaines de pages, sous le titre : « Huit jours à Ephrem, retraite de 1898, du Lundi après le 3e Dimanche de Carême au Lundi après le 4e Dimanche de Careme », soit du 14 au 21 mars. Cette méditation, qui correspond a la retraite de Jésus a Ephraïm avant la dernière montée à Jérusalem, couvre tous les mystères de la vie du Christ.

« Lundi. 8 heures du matin. – Nous sommes autour de Vous, la Sainte Vierge, sainte Magdeleine, les apôtres, et cet être indigne et misérable a qui Vous permettez de se tenir a Vos pieds. La chambre est close…, aucun bruit du dehors n’y parvient, si ce n’est le son de la pluie. Vous ouvrez la bouche et Vous parlez, mon Dieu… Tous vous regardent, tous Vous écoutent, avec quel amour et quel soin !... Vous avez, dites-Vous, encore huit jours a passer a Ephrem, Vous en partirez mardi prochain, demain en huit, pour aller en Galilée, où Vous ne ferez que passer, car vendredi en quinze, Vous serez de retour a Béthanie, et vendredi en trois semaines, jour de l’immolation de la Pâque, ce sera aussi le jour de l’immolation de l’Agneau de Dieu (Oô Jésus, que dites-Vous ?...) Pendant ces huit derniers jours de retraite, Vous allez repasser avec Vos enfants qui font cercle autour de Vous, les principaux actes de Votre vie… » « Jeudi. 8 heures soir. – Mon Dieu, voici l’heure du silence revenue. La nuit enveloppe la terre, le ciel est noir et couvert de nuages, on n’entend d’autres bruits qu’un chant lointain… Qu’il est triste, ce chant qui sort de quelque maison et qu’apporte le vent !... »

« Samedi. 9 heures soir. – Mon Dieu, voici la nuit venue. Le vent souffle en ouragan, d temps en temps la pluie l’accompagne…, tous les bruits se sont tus…, on n’entend que le vent qui souffle et la pluie qui tombe… Vous priez immobile et silencieux, une petite lampe éclaire Votre visage si beau, si pale, si calme, si pensif… Tout près de Vous, la Sainte Vierge, sainte Magdeleine sont a genoux et prient… Vos apôtres sont là aussi, silencieux, recueillis, priant : tous Vous regardent, les yeux ne se lassent pas de Vous voir. Mettez-moi avec eux, à Vos pieds, mon Dieu ! »

« 4e Dimanche de Carême. 6 heures 30 soir. – Le jour s’avance, mon Dieu ; hélas, ce jour à Ephrem est presque terminé… » « 8 heures soir. Mon Seigneur Jésus, voici la nuit venue ; tout se tait, l’ombre et le silence enveloppent la terre… Tout dort dans le village… On n’entend aucun bruit… Vous veillez, Votre Mère, sainte Magdeleine, veillent près de Vous et vous regardent tristes, en priant : elles comptent les jours… »

« Lundi après le 4e Dimanche de Carême. Mes petits enfants, le jour touche à sa fin, Je n’ai plus que quelques mots à vous dire… Le dénouement approche pour Moi, et cette petite retraite d’Ephrem est presque finie… Demain matin, nous partirons pour la Galilée… Je veux pourtant vous dire encore trois choses pendant que nous sommes encore recueillis dabs cette solitude : d’abord, pauvreté, pauvreté, pauvreté. »

En juillet 1962, le Père Voillaume, Prieur des Petits Frères de Jésus, vient avec une cinquantaine de prêtres de l’Institut Jésus-Caritas, qui s’inspire de la spiritualité de Charles de Foucauld, passer un mois entier de retraite au presbytère de Taybeh. Comme eux, bien des pèlerins fervents du « Frère universel » viennent revivre a Taybeh le souvenir du Christ qui y chercha le premier un lieu de retraite avant sa passion. En 1971, Don Silvio Bressolin, curé de Taybeh, fait bâtir une nouvelle église qui comprend dans son chœur une vaste mosaïque représentant l’arrivée du Christ avec ses disciples, accueillis par les gens d’Ephraïm. Dans un angle, en bas à gauche, figure justement Charles de Foucauld qui présente le Christ à un enfant. En 1982, l’ancien presbytère de Don Courtais avec la chambre voutée où Charles de Foucauld a passé sa « retraite d’Ephraïm » est rénové par le Général de Chizelle, Lieutenant de France des Chevaliers du Saint-Sépulcre, et le curé d’alors, Don John Sansour, et deviennent le Mémorial Charles de Foucauld. Enfin, en 198 ?, le même Général de Chizelle inaugure le Centre Charles de Foucauld, Maison du Pèlerin bien connue des visiteurs qui viennent y déjeuner ou y dormir… Pendant le service d’Abouna John, une ermite également a passé quelques quatre ans dans une grotte a peine aménagée, sur la colline méridionale à celle d’El-Khader, sous la devise « Jesu-Caritas »…

Taybeh dans la guerre

Les années passent, Taybeh vit au rythme des saisons, des cloches et des travaux des champs, mais aussi des soubresauts qui agitent l’histoire du Proche-Orient. La Grande Guerre voit Don Kittaneh mourir du typhus en 1915 et être remplacé par l’Autrichien Don Georges Golubovich. En septembre 1916 la situation tourne au drame. Un officier turc et quinze soldats viennent s’installer d’office chez le curé, soi-disant pour proclamer une amnistie en faveur des déserteurs arabes, très nombreux, qui se présenteraient. Le troisième jour il y en a trois cent cinquante sous els oliviers, devant le presbytère. C’est alors que les chose tournent mal. Don Golubovich raconte : « Le quatrième jour en me levant j’aperçois deux potences dressées au milieu du camp des malheureux déserteurs. Je demandai à l’officier ce que cela signifiait. ‘Ce n’est rien, simple mesure d’intimidation.’ A midi, mon hôte refuse de manger, se disant très occupé. Un peu plus tard deux de mes paroissiens frappent à ma porte. ‘Père, Père, on veut pendre six chrétiens !’ Je cours au camp, je trouve en effet six hommes garrottés dont l’un est un de mes catholiques, fils unique d’une pauvre veuve et marié récemment. Je vais à la tente de l’officier et lui demande s’il est vrai qu’on va pendre ces infortunés. Il me répond un oui péremptoire, en ajoutant peu après : ‘Le Sultan est un père miséricordieux, on va tirer au sort, et celui des six dont le nom sortira, sera exécuté.’ Ce fut le nom de mon paroissien qui sortit, mais par un pourboire criminel. Celui qui convoitait les quelques biens de mon pauvre enfant, et dont le fils était bien plus coupable, avait probablement aidé le destin. On va passer à l’exécution. Je m’interpose encore une fois demandant qu’on nous laisse seuls pendant cinq minutes. Ce fut accordé. Nous nous agenouillons tous deux au pied du gibet, j’embrasse l’infortuné et j’entends sa confession. Il est résigné et reçois l’absolution dans d’excellentes dispositions. Je l’embrasse encore une fois et lui dis en pleurant : ‘Adieu, nous nous reverrons au ciel !’ Je m’éloigne a deux pas, on le met sur une table, on lui passe la corde au cou : quelques minutes après il pendait inanimé. Je ne pus résister à ce terrible spectacle et tombais évanoui. »

En décembre 1917 nouvelle visite des Turcs battant en retraite devant les Anglais. A Taybeh l’état-major s’installe chez le curé. Mais les classes sont occupées par les soldats qui brisent portes et fenêtres pour se chauffer. Cette présence turque vaut au village un bombardement des Anglais, obligeant tout le monde à chercher refuge dans les grottes. Les officiers partis, des soldats pillards viennent, sous la menace des fusils, s’emparer au presbytère et chez les Sœurs du Rosaire de tout ce qui a quelque valeur.

En janvier 1918, sous prétexte que Taybeh cache des espions, un officier turc donne l’ordre à toute la population de se replier sur Jenine. Mais les gens profitent en grand nombre du désordre de l’opération pour revenir dans le village livré à la déprédation. Le curé cependant et les Sœurs ont été emmenés a Naplouse. En 1918, fin de la guerre, tout le diocèse latin de Terre Sainte est bouleversé par la guerre. Dans l’immédiate après-guerre, trois prêtres se succèdent à Taybeh : Don Bichara Saadeh, Don Anton Hihi, puis Don Zacharie Chomali. C’est là qu’éclate la dispute d’El-Khader.

La dispute d’El-Khader

Le géographe Victor Guérin décrivait ainsi le site d’El-Khader en 1863 : « Au bas du village, vers l’est-sud-est, à la distance de quelques minutes seulement, s’élèvent, sur un monticule, les restes d’une petite église, consacrée à saint Georges et appelée pour cela Kniseh Mar Djiris. Elle n’avait qu’une seule nef, terminée à l’orient par une abside ; d’origine byzantine, sans doute, elle a subi des remaniements très-grossiers, les pierres ayant été, sur plusieurs points, replacées à la hâte les unes au-dessus des autres, sans ciment. La porte d’entrée vers l’ouest est basse et étroite ; un beau bloc antique sert de linteau. Cette église est entourée d’une enceinte construite avec des pierres d’un appareil considérable. Six fûts de colonnes sont engagés transversalement dans l’épaisseur de l’une des faces de cette enceinte, qui a dû être bâtie dans un but de défense, à une époque que je ne puis préciser.

En continuant à descendre dans la direction du sud, on rencontre plusieurs citernes et silos creusés dans le roc, et aussi une caverne célèbre, vénérée à la fois par les chrétiens et par les musulmans sous le nom de Merharet Mar Elias (caverne de Saint-Elie). D’après une tradition conservée dans le pays, ce prophète y aurait cherché un refuge en se rendant à Jéricho. »

Le personnage d’El-Khader, célèbre en Palestine et Jordanie qui abritent une dizaine de ses sanctuaires, est l’amalgame de trois personnages. D’abord, le prophète Elie, célèbre au temps du roi d’Israël, Achab. En lutte avec ce roi impie, Elie fait revenir la pluie sur le Carmel après l’avoir retenue trois années en châtiment. Après son massacre des quatre cent prêtres de Baal, fuyant la fureur de Jézabel, l’épouse païenne d’Achab, Elie part au Sinaï via Jéricho. La tradition le fait passer par Taybeh où il aurait pris refuge dans la grotte qui porte son nom au sud immédiat du cimetière. Le second personnage est le martyr saint Georges de Lydda, de qui vient le nom de l’église d’El-Khader, Keniseh Mar Djiris. C’est aujourd’hui aussi le nom des églises orthodoxe et melkite du villages.

La reprise

Après avoir connu après la Grande Guerre le service de nombreux curés temporaires sur une courte durée (de 1918 a 1924 trois prêtres se succèdent : Abouna Bishara Saadeh, Abouna Antoun Hihi, Abouna Zacharia Chomali, deux ans chacun), Taybeh connaît enfin une stabilité sacerdotale : Abouna Bishara Farwagi (1884-1949) s’installe a demeure pour presque vingt-deux ans. Curé expérimenté, âgé de trente-neuf ans, cet homme de Dieu, bien zélé, a le temps de faire beaucoup de bien à la paroisse latine et au village. Il reprend a pied d’œuvre les écoles – celle des filles et celle des garçons, avec une quarantaine d’élèves au départ. Il publie à Jérusalem une édition arabe des Evangiles, et aussi un petit manuel paroissial, avec messes et cantiques, qui ont beaucoup de succès. Il prend part au pèlerinage palestinien de l’année sainte en 1925 à Rome. Il envoie de nombreux séminaristes à Beit-Jala, qui seront des prêtres de grande qualité – dont le fils du curé melkite, ancien séminariste latin que sa famille avait fait sortir pour le marier. Et surtout, doué d’un remarquable talent d’orateur, prêchant avec beaucoup de cœur, il gagne de nombreuses âmes à Dieu et a son Eglise. Un jour, il se plaint au Patriarche des trois Sœurs du Rosaire de la paroisse : trois de ses cousines, trop de parentes a son gré ! Il quitte Taybeh en 1945 pour la paroisse latine de Naplouse où il rend l’âme en 1949.

Une nouvelle église

Lui succède un énergique missionnaire italien, Don Silvio Bresolin, ordonné en 1939 dans le Patriarcat. En 1945, il arrive pour trente ans à Taybeh. En 1947, il dote l’église latine d’un clocher respectable. En 1951, l’horloge y sonne pour la première fois dans le village. La guerre arabo-juive de 1948 affecte Taybeh et fouette le mouvement d’émigration vers la Jordanie, le Golfe et les Amériques. Un émigré américain, Serhan, vaut une fâcheuse réputation à Taybeh, étant impliqué dans l’assassinat de Robert Kennedy, frère du défunt président américain.

La paroisse latine se développe encore davantage : en 1961, elle compte plus de six cent paroissiens, sans les émigrés : on est loin de la petite soixantaine du siècle passé. L’école aussi se développe largement, passant de moins de trois cent élèves en 1960 a près de trois cent cinquante quelques années plus tard. Don Silvio envoie aussi de nombreux jeunes Taybaouis au séminaire, qui donneront d’excellents prêtres au diocèse de Jérusalem – dont le Père Rafiq Khoury, qui sera un des pères de la nouvelle théologie palestinienne (dite « théologie contextuelle »).

Devant la multiplication des fidèles et face à l’exigüité de l’église, il décide, soutenu par le Patriarche Gori, la construction d’une nouvelle église, orientée non plus vers l’orient comme l’ancienne qui serait démolie, mais vers Jérusalem. C’est en 1971 que la nouvelle église voit le jour, avec sa rosace, ses vitraux, ses peintures et sa grande mosaïque de l’entrée de Jésus à Ephraïm. De l’ancienne, ne reste que le clocher qui domine le presbytère et les locaux paroissiaux.

Nouveautés

En 1975, Abouna Silvio part, a soixante deux ans, comme missionnaire au Soudan. Abouna John Sansour, son vicaire depuis deux ans, devient curé. Grace a la lieutenance de France des Chevaliers du Saint-Sépulcre et a l’énergique soutien du General de Chizelle, le jeune prêtre peut envisager la construction d’une nouvelle école – qui maintenant intégrerait le secondaire complet, jusqu’au tawjiheh, le baccalauréat palestinien. Dans cette nouvelles école, bien tenue et de bon niveau, afflueront aussi désormais des élèves musulmans des villages environnant – qui représentent un tiers des classes. La nouvelle école est inaugurée en 1978 par le Patriarche Beltritti.

Charles de Foucauld voyageant entre Jérusalem et Nazareth, en 1898 et 1899, séjourna quelques temps au presbytère de Taybeh. Il y fit une retraite, revivant le séjour du Christ avant sa Passion. Il logea dans une des trois chambres inferieures voutées, qui constituaient la première mission construite par le Père Courtais. En 1982 elles sont restaurées grâce aux Chevaliers français : c’est le Mémorial Charles de Foucauld, que les aléas de l’histoire ont fait abandonner depuis – mais qui attend patiemment vingt ans plus tard restauration et réouverture aux fideles et pèlerins !

La même année est inaugurée dans l’enceinte paroissiale le dispensaire catholique de Taybeh, ce Centre médical de la Caritas qui ira s’agrandissant et s’améliorant chaque année. Abouna Johnny, toujours grâce au dynamique concours du General de Chizelle, inaugure aussi la Maison du Pèlerin, le Centre Charles de Foucauld bien connu des pèlerins qui viennent y partager un repas ou y trouver un lit.

Le « Deir Latin » prend ces années-la ses principales structures actuelles et la figure qu’on lui connaît maintenant.

Et antiquités…

C’est lui aussi qui rachète la vieille maison connue comme « maison des paraboles », abandonnées depuis la mort de sa dernière habitante en 1974. Abouna Johnny sait la valeur archéologique et ethnologique de ces demeures antiques, et il en fera ressortir la valeur spirituelle – biblique et évangélique – a travers les paraboles qui s’y enracinent et s’y incarnent de manière frappante.

L’entrée comporte un linteau de période au moins byzantine, avec une étoile de Balaam, deux étoiles de David, un soleil et une rosace. Le seuil, orientée plein est, est typique, massif, avec une forte échancrure a services multiples : permettant a la volaille de sortir et rentrer, la porte fermée ; de s’enquérir de l’identité des visiteurs qui se présentent ; et avec une clé en bois ad hoc, de pouvoir ouvrir de dehors la porte même bien fermée. En entrant, a gauche, un étage a un mètre de hauteur, divisé au-dessous en deux ; l’un, compartiment pour la volaille, les chèvres ; l’autre pour l’âne. Au-dessus, la salle de famille, les nattes-matelas amoncelées dans un coin, le reste pour le repas familial au plat unique. Plus loin une paroi haute vers l’ouest avec des casiers en bas pour affaires et denrées, surmontées de réservoirs à grains. Puis un étage pour le foin et l’herbe des bêtes, qu’on introduisait par le toit qui avait une percée avec pierres mobiles. En bas a droite de la porte, le mur avait aussi des pierres mobiles donnant sur un couloir menant à des sentiers souterrains, ressource d’évasion dans le village vers le désert. Cette « maison des paraboles », bien qu’inhabitée, constitue un lien vivant entre l’actualité chrétienne et l’antiquité biblique de Taybeh.

Intifada

En même temps qu’éclate la première Intifada, le grand soulèvement palestinien contre une occupation israélienne de plus en plus impitoyable, est nommé Patriarche latin de Jérusalem Michel Sabbah. C’est à l’époque moderne, après une succession de patriarches italiens depuis la restauration du Patriarcat latin en 1847, le premier Palestinien à assumer cette charge. En 1989 Abouna John Sansour devient son chancelier et est remplacé à Taybeh par Abouna Boutros Debes. Sous l’Intifada, Taybeh vit des jours très difficiles, parsemés de deuils et de drames, et pratique l’autonomie de fait, avec notamment une sorte de « constitution villageoise » : le Code d’honneur de Taybeh. L’Intifada est une période très dure pour les Taybaouis comme pour l’ensemble des Palestiniens. Ecouter la raconter ceux qui l’ont vécue permet d’en prendre la mesure. Les jeunes de l’association culturelle Afra ont pour projet de recueillir les témoignages des anciens du village depuis l’époque du mandat britannique avec la grande révolte arabe de 1936 puis la « Nakba », la catastrophe de 1948, jusqu'à la libération partielle des années quatre vingt-dix avec l’implantation de l’Autorité palestinienne, en passant par l’occupation jordanienne puis israélienne a partir de 1967 et l’Intifada des années quatre-vingt. Nous attendons avec impatience les résultats de leur enquête !

Taybeh libre

Après les accords d’Oslo en 1993 et le retour d’Arafat en 1994, Taybeh est libre ou presque. Le village fait partie de la zone B des Territoires palestiniens, sous administration civile palestinienne mais sous occupation militaire israélienne. Seules quelques villes de zone A comme Ramallah ou Bethleem sont officiellement administrées pleinement par l’Autorité palestinienne, tandis que la zone C est sous contrôle israélien total. C’est là que portés par l’espoir de la paix les frères Khoury reviennent d’Amérique et fondent dès 1994 la fameuse brasserie de la Taybeh Beer – la seule bière palestinienne a ce jour, entièrement naturelle, composée uniquement de malt, houblon, orge et eau de source.

Abouna Joseph Rezeq, originaire de Taybeh, succède a Abouna Boutros, et accueille a Taybeh les Sœurs françaises de la Sainte-Croix de Jérusalem, fondées par le Père Jacques Sevin, qui ouvrent a Taybeh le Prieuré Notre-Dame d’Éphraïm.

On ne s’ennuie pas ici

En 2002, en pleine seconde Intifada, après avoir été trois ans chancelier du Patriarche Sabbah, Abouna Raed Abusahlia, prêtre palestinien originaire de Zababdeh, arrive à la cure de Taybeh, et remplace Abouna Ibrahim Shomali, en poste depuis deux ans. Un jeune volontaire français de la DCC (Délégation Catholique de la Coopération), Stéphane Caillaux, est là, qui lit Bernanos, et lui dit a voix haute l’incipit du Journal d’un curé de campagne : « Ma paroisse est comme toutes les paroisses de campagne, enfoncée dans l’ennui… » Abouna répond : « Cette paroisse est peut-être comme toutes les autres paroisses, mais je vous assure qu’elle ne sera pas enfoncée dans l’ennui ! » On connaît la suite…

Malgré les difficultés liées a l’occupation militaire et a la répression de la révolte, Abouna se démène, et grâce a l’aide sans faille de bienfaiteurs et d’amis italiens, français, etc., il fonde le pressoir a huile d’olive, la maison d’accueil des personnes âgées et la nouvelle maison d’hôtes, l’atelier des lampes de la paix, la station radiophonique, il agrandit le centre médical Caritas, il restaure l’église et soutient la restauration du vieux village, dynamise l’accueil des pèlerins, etc., tous ces projets qui contribuent a donner vie a Taybeh.

C’est également pendant ces années deux mille que le site byzantin du Khader est systématiquement fouillé et restauré par une équipe d’archéologues français, qui ont également créé a l’été 2009 un petit musée de Taybeh ; que le maire est élu pour la première fois démocratiquement, etc., toutes choses contribuant a faire entrer Taybeh dans une nouvelle ère – malgré le blocage économique et social que crée la situation politique et l’occupation militaire.