Le fleuve Salouène, à la frontière de la Chine et de la Birmanie, roule ses flots tumultueux dans un relief chaotique. Sur ses rives escarpées, peuplées d’ethnies tibéto-birmanes, vivent des milliers de chrétiens.

La procession se met en route sur la place du village. Ils sont bien deux cents, jeunes et vieux, hommes et femmes, bien serrés, brandissant des branches de toutes sortes : bambous, palmes, roseaux, conifères et feuillus. Menant la foule fervente, un homme porte une grande croix de bois ornée de rameaux. On croirait voir marcher une forêt. Au lent rythme des cantiques, ils s’ébranlent à travers les ruelles de terre battue, jusqu'à l’humble chapelle de bois qui les attend, illuminée de cierges. Le sacristain, Gaspard, dirige la cérémonie. La Semaine Sainte va commencer à Tsegni, paroisse de Dimalo, vallée de la Salouène. Aux portes du Tibet.

Plus tard, autour d’un feu, chez lui, tandis que sa petite-fille Maria s’égaille sur ses genoux, Gaspard raconte l’histoire de son église. Le canton de Dimalo fait figure de fief catholique : ici, plus de 80% des habitants sont fiers d’appartenir à l’Eglise romaine. C’est ici que fut érigée, en 1904, la première église de la région, au hameau de Behalo, surplombant la vallée de ses 2500 mètres. Mais cela faisait près de deux décennies que son fondateur, le mythique Père Annet Genestier, des Missions étrangères de Paris, évangélisait la région. Arrivé là en 1887, le « Patriarche du Loutsekiang » y mourra de sa belle mort en 1937, enterré dans son ultime paroisse, à Zhongdi, laissant derrière lui une redoutable réputation de chasseur et une trainée de légendes immortelles. Cinq postes missionnaires furent implantés par les missionnaires. Apres la Révolution Culturelle, seul Behalo restait debout. Peut-être son accès rendu difficile par la solitude et l’altitude a-t-il découragé les Gardes Rouges ?

A partir de l’ère Deng Xiaoping, lors de la relative détente religieuse des années quatre-vingt, les fidèles ont vidé leurs poches et retroussé leurs manches, et aujourd’hui, non content d’avoir rebâti les églises détruites, ce sont quinze temples catholiques qui constellent le district. Dimalo tient le haut du pavé, avec pas moins de sept paroisses sur son petit territoire, dont Behalo, qui vient d’être rénovée par la population locale, soutenue discrètement par les Missions étrangères de Paris. Le gouvernement du Yunnan acceptait de financer la restauration de ce monument historique, mais en réclamait la gestion en contrepartie : bref, autant dire l’expropriation de la communauté des fideles ! Lorsque l’on connaît les méthodes des autorités chinoises, on se méfie : une église transformée en site touristique avec guichet et ticket payant à l’entrée, non merci ! Aussi les paroissiens se sont mobilisés, et, grâce au soutien financier de la rue du Bac , ont pu entreprendre eux-mêmes les travaux. Malgré leur pauvreté. Car la vie est rude ici, les maigres ressources agraires et pastorales suffisent souvent à peine à subsister, et nombreux sont les foyers pleins de drames : orphelins, jeunes mères mortes en couches, et autres tragédies domestiques. Lourd chantier de quasi reconstruction, tant le bâtiment de bois et de terre, qui portait les soupirs et les prières, les espoirs et les souffrances des familles, était attaqué par les affres du temps et l’humidité. Gadji dirige l’équipe, sculptant lui-même au marteau et au ciseau toutes les frises et tous les reliefs qui ornent poutres et boiseries.

Gadji est le fils de Guy. Guy est le chef de la communauté catholique de Gongshan. Né en 1940, baptisé par le Père Georges André, « l’Ours de Behalo », Guy est l’un des dix enfants de Zacharie, dont la geste héroïque n’est pas sans rappeler les temps apostoliques ou bibliques.

1952 : les derniers missionnaires sont expulsés, le Père André quitte ses ouailles en pleurs. Bientôt, devant les persécutions antireligieuses, Zacharie se refugie au Tibet avec son fils ainé, Joseph. Lorsque la vague rouge déferle sur le Toit du monde, ils prennent comme des centaines de milliers de Tibétains la route de l’exil. Nous sommes en 1959, le Dalaï-lama s’est lui aussi enfui en Inde. Zacharie et Joseph rejoindront l’ile nationaliste, Taiwan, jusqu'à ce que la fureur maoïste se tempère. Revenu au pays, Zacharie se fait catéchiste, et arpente sans relâche les paroisses, par monts et par vaux, à pied ou à dos de mule, assisté souvent de ses enfants, se dépensant sans compter pour maintenir vive la flamme de la ferveur. Mort en 2006 à l’âge vénérable de 103 ans, après une vie de prophète biblique, il a transmis à son fils Guy le flambeau de la foi : « Quand j’ai pris ma retraite de la direction locale des routes, à l’âge de soixante ans, on m’a proposé un poste de vice-président honoraire d’une commission… Mais mon père m’a dit : ‘Non, tu vas profiter de ton temps libre maintenant pour prendre ma place, je commence à vieillir…’ Alors voilà, j’ai obéi à mon père ! »

C’est par de telles filiations que se perpétue l’Eglise de Gongshan, fondée par les missionnaires français, et en dernier lieu par le Christ lui-même. C’est ainsi que la graine plantée en terre ingrate par de rudes prêtres issus des campagnes françaises, ou de solides montagnards des vallées suisses, puis que la plante cultivée et chérie par plusieurs générations de tenaces curés du bout du monde, a poussé, fécondée par tant d’âpres efforts, tant de prières et de sacrifices. De martyrs aussi. Leurs disciples se sont multipliés, et se transmettent le souvenir précis des faits et gestes des Pères fondateurs. Guy se souvient très bien du Père André, et avec son accent tibétain il entreprend de me mimer l’accent franc-comtois des quelques imprécations les plus virulentes qui échappaient de la bouche du curé de Behalo lorsqu’il s’emportait contre les polissons : « Sapristi ! Garnement ! », s’exclamait-il en leur tirant l’oreille. Guy en garde un souvenir ému, plein de respect et d’affection.

Mais il garde aussi toujours vive la mémoire des martyrs. Au bord de la Salouène, il arrête sa rustique jeep blanche. La route est bloquée, une fois de plus, des glissements de terrain l’ont coupée. Pendant qu’une équipe d’ouvriers s’échine à la déblayer, Guy montre un rocher décoré de drapeaux de prières bouddhistes et sous lequel un creux offre comme un abri. « Ici, en 1865, on a enterré le Père Durand, raconte-t-il comme si les faits dataient d’hier. Il fuyait la persécution des lamas de Bonga qui voulaient extirper le christianisme. Alors qu’il traversait un pont de corde, plus haut sur le fleuve, un bonze lui a tiré dessus et il est tombé dans le fleuve. On l’a retrouvé à ce niveau, bien des jours plus tard, son corps était resté intact et souple, on l’a muré dans ce trou sous le roc. Mais les villageois de Wuli, sur l’autre rive, qui étaient des païens, sont allés le déterrer et le jeter à nouveau dans le fleuve. Les nuits qui suivirent leur forfait, ils ont été très perturbés par des lumières étranges qui brillaient autour du rocher. Comme si des anges cherchaient le corps du Père… »

Au hameau de Seyandang, Paolo, le sacristain, m’invite à déjeuner chez lui. Chez lui, c’est comme toujours, un modeste chalet de poutres et de planches mal dégrossies posé à flanc de montagne sur un enclos de pierres sèches qui sert d’étable aux quelques vaches et cochons de la famille – et parfois, chevaux ou mulets. Le toit est de lauzes quand il n’est pas de toile ondulée. En servant de gros haricots blancs sautés sur le feu, il raconte leur histoire – car même les haricots ont ici une histoire : « Ces haricots, c’est le Père André qui les a apportés dans la région, il est rentrée deux ans dans son pays, en France, de 1936 à 1938, s’occuper des affaires de sa famille, et lorsqu’il est revenu il a introduit plusieurs cultures ici. » Il est assis sur un rustique tabouret bas, à coté du foyer carré, âtre ouvert au sol qui sert aussi bien à cuisiner qu’à chauffer tant bien que mal la cabane de bois ouverte à tous vents qui tient lieu d’habitation, la fumée s’échappe par un trou dans le plafond couvert de suie, le mobilier est réduit à sa plus simple expression, dans un coin un grabat de grossières planches sert de couche, une seconde pièce plus petite, accolée à celle-ci, sert de chambre à coucher. Accrochés aux murs, des chromos de la Madone et du Sacré-Cœur, aux poutres pendent des chapelets, que tout un chacun porte au cou ici. Un porcelet vient quémander des rogatons de légumes, un chien renifle les marmites de loin, l’œil pitoyable rivé sur les reliefs du repas, quelques poules vagabondes musardent ici et là dans les coins et viennent picorer dans nos pieds, un chat étique se prélasse à s’en rôtir au coin du brasier, un autre miaule, invisible, sur une poutre noircie, la maitresse de maison prépare le shuijiu, la bière de mais fermenté dont elle servira dans un moment de larges rasades pour agrémenter le simple repas, frugal et copieux à la fois. Rougeoiements du foyer, rayons de lumières qui percent à travers les minces ouvertures et les nombreuses fentes, jouant avec les volutes et les ombres… L’électricité n’est pas encore arrivée jusqu’ici. En cent ans, rien n’a changé. Et pourtant, tout a changé. Les haricots. Et la foi.

Apres le repas, Paolo m’emmène à l’église, sise à quelque deux mille cinq cent mètres. Le dernier kitch le dispute à la simplicité rustique : dans ces bâtiments aux structures de bois, aux toits d’ardoise et aux murs de terre tassée, des Madones lumineuses, des Christ larmoyants et des posters colorés de sainte Thérèse de Lisieux égaient le mobilier de bois brut posé sur la terre battue. Comme dans toutes les chapelles du pays, une foi ardente vient remplir chaque dimanche le modeste temple pour la lecture de la messe dominicale. La prière commune est ponctuée de cantiques tibétains et loutses, et c’est aussi chaque vendredi, samedi et dimanche soirs que les plus fervents viennent y réciter le rosaire. Lors des grandes fêtes, c’est tout un peuple qui s’achemine vers les églises, comme la foule des Juifs vers Jérusalem. On revêt ses plus beaux atours, on sort les plus belles tenues de leurs malles où elles sont précieusement gardées, et c’est alors, dans ces quelques milliers de croyants, tout le grand Tibet, tout de splendeur bariolé, qui vient prier et adorer son Sauveur. Fêtes, lumineuses, populaires, religieuses, lorsque tout un village, toute une vallée, se réunit en priantes assemblées et en riantes farandoles autour de son Seigneur et de sa Mère. Après l’office, sur le parvis, les langues, bientôt échauffées par l’alcool de mais, se délient, bavardent comme des pies, rient aux éclats et chantent à tue-tête, bientôt on fait grincer l’archet sur les cordes du rudimentaire violon tibétain, la musique s’insinue, pieds et jambes démangent hommes et femmes, filles et garçons, et voila la ronde tibétaine qui se forme, et voici que danse tout un peuple – jeunes et vieux, tous ensemble ! Visages rayonnants, regards de braise, réchauffés par la danse, la joie, l’air vif et l’ivresse… Et la présence du prêtre. Car lorsque le prêtre peut venir célébrer les fêtes, comme ce dernier Noël le Père Joseph, de l’ethnie des Yis noirs du Sud du Yunnan, l’ardeur se fait brulante fièvre. Noëls enflammés, Rameaux fervents, Pâques lumineuses, mais aussi humbles prières solitaires, modestes offices dominicaux : partout, c’est la même foi qui remplit les églises et les cœurs. Hulibert, le sacristain de Tchougang, me montre chez lui quelques restes de l’épopée missionnaire : feuilles de cantiques traduits et imprimées en tibétain sur les presses des Missions étrangères à Hong-Kong, vieux recueils de L’Illustration qui partent en lambeaux… Tchougang, petit hameau et minuscule chapelle, dernier poste de chrétienté à la porte du Tibet interdit. Au-delà, c’est le Zayul, la terre des dieux et démons du lamaisme. Longtemps fermée aux explorateurs et missionnaires, par les Tibétains puis par les Chinois, restera-t-elle longtemps hermétique à l’Evangile ? Aux avant-postes, comme un veilleur attend l’aurore, veillent les Tibétains catholiques. Hulibert sonne à la cloche de la petite chapelle la prière vespérale. Sur l’autel, une bougie brille dans l’ombre qui croit.