Qui peut gravir la montagne du Seigneur,

Et se tenir dans le lieu saint ?

Aéroports, immeubles, rues qui défilent. Arrivé à Kunming, j’envoie un message aux proches pour signaler mon arrivée, et reçois bientôt une réponse de mon parrain : « Je suis heureux de te savoir de retour sain et sauf, même si ce n'est pas encore saint et sauvé. Ton message d'arrivée est dans sa concision même d'une écriture parfaite. En effet, tu as passé d'abord quelques mois ‘en Renault 4L’ : ce qui compte, en premier lieu, qu'on soit en Chine ou en France, c'est la 4L. Il y a des mœurs de la 4L, une spiritualité de la 4L, ce qui exige, avant même de regarder à travers la vitre, une exploration de la 4L. Je reconnais là ton sens de la vraie mystique, qui veut que là-bas soit autant ici qu'ici lorsqu'on y est (je ne sais pas si je me fais bien comprendre). Te verrons-nous un de ces prochains jours à Vins ? Nous y avons une tribu de chasseurs de sangliers sur lesquels tu pourrais faire un documentaire très exotique. Notre maire s'habille toujours en treillis militaire sauf à l'occasion des vœux de nouvel an : il fait alors, avec des accents sublimes, un discours sur l'Asie, et emploie des mots japonais pour parler de catastrophes extraordinaires. Puis, avant de partager la galette des rois, et de rappeler les récents progrès de la municipalité dans la mise en valeur et le tri des déchets, il évoque la solidarité des hommes entre eux et la proximité du Vinsois avec les Indonésiens et les Papous. Qui sondera cet abîme ? Ce qu'il faudrait, je crois, c'est faire le chemin à l'envers, et proposer aux Tibétains (car qui ne connaît les Tibétains ?) un reportage sur les Vinsois qui vivent sur les bords du Carami. Le Dalaï-Lama, j'en suis sûr, en serait très édifié…» Il a raison : nous l’aurions parcourue en 2CV que la face du monde nous en aurait parue changée.

Dans l’appartement chinois de mon cousin, « camp de base » de quelques-unes de nos explorations, je retrouve la chambre de mes vingt ans, et relis Lao-tse. « Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les voies du ciel. Plus l’on s’éloigne et moins l’on apprend. », dit le Tao-Te-King. On voyage justement aussi pour désapprendre. Pour ne plus être sage, suffisant et content, comme les sages replets et souriants de ces contrées. Nous passons deux jours à Kunming à nous reposer, retrouver un peu la ville, ses rues populeuses, ses petits commerces, ses gargotes, ses surplus militaires et marchés aux puces, et surtout préparer notre départ au Tibet, où nous ne devons pas manquer notre rendez-vous. La capitale du Yunnan, perchée sur un plateau à deux mille mètres d’altitude, est une modeste ville de province d’à peine quatre millions d’habitants. Un projet d’autoroute la reliant à Bangkok devrait faire multiplier sa population par quatre. Le cauchemar. Constantin parle de plus en plus de sa future installation à la campagne, dans le Nord-Yunnan. Nous ne pouvons qu’approuver et le soutenir dans son projet, qu’il mettrait sans doute bientôt et soudainement à exécution.

Nous traversons le Nord-Est du Yunnan dans des bus bondés, par des routes de plus en plus dégradées, étroites et vertigineuses. Je retrouve les paysages et bourgades où nous avions tant erré avec Constantin : Dali, Lijiang, Zhongdian.... Maintenant c’est son pays, il est chez lui ici, parfaitement à l’aise. Le Yunnan abrite plusieurs dizaines de minorités ethniques, toutes passionnantes, et menacées par la colonisation culturelle et la normalisation moderne. Yi, Naxi, Mossuo, Wa, Dai, Bai, Jingpo, etc. Des noms évocateurs, souvent changeant au fil du temps, que l’on retrouve dans les fabuleux récits d’exploration des aventuriers et des missionnaires : le prince Henri d’Orléans dans les jungles tibéto-birmanes, André Guibaut et Louis Liotard en missions perdues, Joseph Rock au lac Lugu, le commandant d’Ollone chez les Lolo et autres derniers barbares, le père Francis Goré aux portes du Tibet et Jacques Bacot chez ses révoltés, le père Maurice Tornay qui y fut tué, etc. Noms magiques qui évoquent les temps merveilleux où la terre était encore largement inexplorée, et où certains donnaient leur vie pour la connaître et l’aimer. Mais la Chine est comme une nappe d’huile sur la mer de ses peuples, aux bords de laquelle seulement on aperçoit émerger d’une couche plus fine quelques eaux libres que la marée jaune, comme le pétrole sur les vagues, empêche de s’agiter. Condamnés à disparaître ou à ne subsister que sous la forme folklorique du zoo ethnique, Unesco et tourisme équitable à l’appui.

Nous contournons le Kawakarpo qui dresse sa cime invaincue à six mille sept cent mètres, pour atteindre la bourgade tibétaine de Deqin où nous passons la nuit. Nous ne faisons que passer, car notre but est autre : c’est le Tibet catholique. On sait que le nestorianisme, secte chrétienne exclue de l’Empire romain à la suite du Concile d’Ephèse, a eu, au Moyen Age, une expansion géographique considérable. Cette Eglise chaldéenne a essaimé depuis Chypre et l’Egypte jusqu’à la Chine, la Mongolie et la Mandchourie ; elle s’est rattachée les vieilles chrétientés des Indes, qu’on dit remonter aux temps apostoliques et même à saint Thomas, et a atteint les îles de Java et de Sumatra. On a retrouvé il y a quelques années une église du temps de Charlemagne dans la cité impériale de Xian, et tous les récits des voyageurs, diplomates et missionnaires médiévaux témoignent de la présence de prêtres nestoriens en Asie jusqu’à la cour des Grands Khans. Les nestoriens sont encore présents en Inde aujourd’hui, où ils comptent quelques dizaines de milliers de fidèles. Ce qu’en revanche on ignore généralement, c’est que cette expansion a pu toucher, dans le haut Moyen Age, les tribus tibétaines campées en Asie centrale où elles tentaient de se constituer un empire. Une inscription chinoise gravée sur une tablette de pierre a amené des spécialistes à penser qu’un général chinois, qui aurait été chrétien chaldéen d’origine persane, aurait exercé son prosélytisme auprès des tribus tibétaines qu’il gouvernait au milieu du septième siècle. Le christianisme de rite chaldéen a donc pénétré au Tibet même. A Drangtse, près du lac Pangkong, sur la route des caravanes qui mène à Lhassa, ont été découvertes trois grandes croix chaldéennes gravées sur le roc, avec des inscriptions en diverses langues, dont le chinois et le tibétain. Elles dateraient au moins du neuvième siècle. Les communautés chaldéennes du Tibet ont été assez importantes pour avoir été dotées d’un métropolite, ce qui suppose plusieurs évêques au-dessous de lui. Le patriarche nestorien Timothée 1er fait à la fin du huitième siècle mention des chrétiens tibétains dans deux de ses lettres et il annonce qu’il se dispose à consacrer un métropolite « pour le pays des Tibétains ». Il a même pu exister un clergé tibétain de rite chaldéen. Certains ont vu l’origine de certaines caractéristiques du bouddhisme tibétain dans une influence chrétienne contemporaine voire antérieure à la diffusion du bouddhisme au Tibet qui se serait fondue dans le syncrétisme lamaïque de religion traditionnelle bön, de bouddhisme indien et de pensée grecque via les royaumes alexandrins du Gandhara. En effet certaines doctrines sotériologiques ne sont pas attestées au Tibet avant l’an mille et leur apparition pourrait être le résultat de l’intégration d’éléments chrétiens : l’automatisme rétributif de la loi karmique est complètement interrompu par l’action salvatrice des Bodhisattvas que déclenche la prière. La loi fatale du karma est adoucie par une doctrine de miséricorde et de rédemption, rédemption due à l’action d’un tiers. De maîtres exemplaires, Bouddha et ses saints deviennent intercesseurs et sauveurs. Le salut individuel de l’ascète sanyasin devient salut collectif de la communauté bouddhique.

Plus tard, lorsque les missionnaires capucins et jésuites arrivent aux dix-septième et dix-huitième siècles sur le Toit du Monde, ils sont frappés de la ressemblance de nombreux rites lamaïques et traditions monastiques avec ceux du christianisme. Ils construisent une église à Lhassa et ont pendant quelques décennies des contacts étroits et prolongés avec les docteurs tibétains. Mais de nestoriens, point. Leur présence disparaît à son tour, et ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que le père Evariste Huc, missionnaire lazariste rendu célèbre par un fameux récit d’exploration, pénètre jusqu’à Lhassa. La mission tibétaine est alors mise sur pied et confiée à la Société des Missions Etrangères de Paris, qui y compte bien vite des martyrs. Le Tibet s’avère être une mission impossible, et ce n’est qu’à ses franges méridionales et orientales, en Himalaya et au Yunnan, que les missionnaires ont du succès, donnant naissance au vingtième siècle à des chrétientés du bout du monde absolument méconnues. En Chine les missionnaires du Tibet, d’abord persécutés par les autorités lamaïques, sont ensuite chassés au tout début des années cinquante comme tous les autres par les révolutionnaires chinois, pendant que se met en place la mise au pas de l’Eglise à travers l’Association Patriotique des Catholiques Chinois. Un grand-oncle missionnaire, Alain van Gaver, qui finirait évêque en Thaïlande, a ainsi raconté à l’époque son arrestation, son procès, son emprisonnement et son expulsion dans un récit qui a marqué certains d’entre nous. Leurs ouailles sont restées fidèles, pourtant ici doublement persécutées comme chrétiens et Tibétains, notamment pendant la Révolution Culturelle lorsque les Gardes Rouges ont apporté la dévastation de toutes parts. Ils se transmettent depuis un demi-siècle le flambeau d’une fois intacte en l’absence de prêtres, et, entre les fleuves Nu-Jiang et Lancang-Jiang, à quelques pas de l’extrême Nord de la frontière birmane, c’est avec ces chrétiens du bout du monde que nous allons vivre Noël.

(Mercredi 15 - Samedi 18 Décembre)

Mission sur le Toit du monde

Et au loin, tout près du ciel, avec ses neiges étincelantes,

tout en haut,

tout au loin,

le pays des sapins et des chamois.

Départ pour Yanjing, Yerkalo en tibétain, où est enterré le bienheureux Tornay. Matinée en bus par des routes de terre le long des précipices. Le père Lu Rendi, seul prêtre catholique officiel tibétain de Chine, ami de Constantin, nous emmène à la paroisse dans sa grosse jeep qu’il conduit avec énergie. Il a trente-trois ans, est posé et attentif. On le sent préoccupé de sa difficile charge pastorale qu’il assume dans la solitude, unique ministre du culte catholique dans l’océan lamaïque, assisté seulement d’une vieille religieuse tibétaine qui a connu le père Tornay. L’église est neuve, financée par des dons occidentaux, et les cloches viennent du Japon où elles étaient restées inutilisées dans une mission. Le paysage est grandiose, le presbytère et le sanctuaire sont d’architecture tibétaine traditionnelle, mais christianisée. Au sommet de l’église, une immense croix blanche étend ses bras juste au bord de la route de Lhassa. On ne peut rêver meilleur emplacement. Nous partons visiter les cimetières chrétiens, les tombes fidèles et des missionnaires, parmi lesquelles celle du père Tornay. Croix, sacrés-cœurs, inscriptions en sanskrit. Confession avec le père, brève et chacun dans sa langue. Je saisis alors vraiment qu’à travers le prêtre c’est Dieu qui écoute et agit mystérieusement dans le sacrement.

Délibérations autour d’un thé avec le père Lu Rendi. Noël sera l’occasion de l’inauguration officielle de l’église. De nombreux officiels, ecclésiastiques mais aussi gouvernementaux, viendront à cette occasion. Nous aurons certainement des problèmes pour filmer et photographier. Qu’à cela ne tienne, nous passerons alors Noël dans la communauté catholique de Tsezhong ! Un Noël sinistre plein d’hiérarques du Parti en costumes sombres et lunettes de soleil, ignorants, méfiants, arrogants ou hostiles, ne nous dit vraiment rien. Nous dormons ce soir au village et partirons le lendemain pour une autre vallée plus accueillante. Les constructions blanches s’accrochent aux flancs pelés des montagnes qui encadrent les gorges du Mékong. Nous traînons un brin par les ruelles boueuses, nous distrayant de quelques parties de « billard de rue ».

Nous retournons en bus à Deqin, puis prenons une voiture pour Tsezhong, contournons encore le splendide Kawakarpo par un autre flanc cette fois. Ce farouche dieu-montagne est splendide, étincelant dans le soleil. Le bord de la route dévale en pentes vertigineuses. Nous descendons toujours davantage en longeant le précipice dans la vallée encaissée du Lancang-Jiang, le Haut-Mékong tibétain. La route est en travaux, et nous sommes souvent interrompus par des attroupements d’ouvriers chinois qui, travaillant comme des fourmis, ressemblent à certaines affiches de propagande de la Révolution Culturelle, taillant la roche suspendus entre ciel et terre pour y découper un mince ruban bientôt bitumé.

Tsezhong est un petit village tibétain que connaît bien Constantin. Il l’a découvert au cours de ses explorations des confins tibétains du Yunnan où se cachent des terres catholiques. C’est un village de conte, idéal pour raconter celui de ce Noël incroyable. L’endroit est charmant, les cognassiers nombreux sont chargés de fruits mûrs, les maisons de terre et de bois se serrent autour de l’église des pères français, qui allie les styles occidentaux et asiatiques. Les bananiers dans la cour intérieure tout encadrée du presbytère de bois donnent au bâtiment un air latino-américain. Les vignes s’abritent à l’ombre du clocher avec lequel rivalisent des arbres immenses et solitaires. Les enclos à bétail s’ouvrent sur des étables où entre le yack et l’âne ne manque que le petit Jésus.

Nous sommes accueillis à bras ouverts chez Alibert, et nous voici bientôt installés avec du vin local adouci au miel et des châtaignes, discutant en vieux amis. Alibert, qui a soixante-trois ans, nous parle des missionnaires qu’il a connus jusqu’à l’âge de quinze ans, quand il était leur élève et enfant de chœur. Il sort précieusement de vieilles photographies écornées où l’on contemple leurs silhouettes émaciés et leurs visages barbus aux yeux spirituels : inspirés, et rieurs. Il nous dessine leurs personnalités, et nous parle de leur place ici. Car ils sont toujours parmi eux, certaines tombes sont ici, et leur présence est encore vivante. Ainsi, pour la pluie, il faut prier Dubernard. « Et ça marche ?

– Mais bien sûr que ça marche ! », répond Alibert, étonné de cette question puérile.

Après un dîner où je goûte, avec Constantin qui s’en fiche complètement, ma première et sans doute dernière soupe de chien, sous l’œil réprobateur et dégoûté de Jean-Baptiste, nous nous couchons à l’étage de la maison dans la chambre des hôtes.

(Dimanche 19 - Lundi 20 Décembre)

L’ultime témoin

L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,

Qui ne livre pas son âme aux idoles.

Nous accompagnons au matin Alibert et sa femme couper du bois dans la montagne, partant par des sentiers pierreux avec de petits ânes porte-bûches. Puis nous continuons pour aller rendre visite à François, ancien séminariste âgé de soixante-dix sept ans, rescapé du laogaï, le goulag chinois où il a passé près de trois décennies. Il nous évoque longuement le temps des pères, et chante pour nous de vieille comptines françaises et des cantiques en latin. Son petit-fils José, trois ans, arrête un moment ses gambades sur le plancher et le contemple intrigué. François porte une chapska de l’armée chinoise à décoration communiste, et au-dessus du poêle où cuisine sa fille des chromos de sainte Thérèse et Mao nous dévisagent. Paradoxe asiatique. Nous passons l’essentiel de la journée là, fascinés et émus. L’huile crépite sur le feu. François sort de ses affaires un cahier d’écolier aux pages soigneusement couvertes de caractères chinois alignés, chausse ses lunettes et entreprend de nous livrer son travail personnel concernant l’histoire du catholicisme local. Nous l’écoutons, captivés, en dévorant les œufs frits que nous sert sa fille.

«Quand il s’agit d’histoire, d’histoire véridique, on ne peut dire des mensonges. Parler à tort et à travers, ce n’est pas de l’histoire véritable. C’est pourquoi, pour que l’histoire de notre église puisse être transmise de génération en génération, et pour empêcher que d’autres parlent de travers et fabriquent l’histoire, j’ai réuni quelques documents et j’ai rédigé cette histoire catholique, l’histoire du catholicisme dans le district de Deqin.

La religion catholique est entrée dans le canton de Deqin sous le règne de Xianfeng de la dynastie Qing. La religion catholique à Tsezhong, ce sont les Missions Etrangères de Paris qui l’ont introduite. La onzième année du règne de Xianfeng, en 1861, s’appuyant sur le traité signé à Pékin par la France et la Chine, la Convention de Pékin, les missionnaires des Missions Etrangères de Paris ont demandé au gouvernement Qing d’entrer au Tibet pour y porter l’Evangile. Et dans ces confins du Yunnan, du Setchuan et du Tibet, ils ont fondé la Mission du Tibet. Ils ont bâti une église à Batang, ouvert une école, cultivé un verger, planté une vigne et des eucalyptus.

Les missionnaires se sont mis à l’école des lamas bouddhas vivants et ont appris la langue tibétaine auprès d’eux. A la suite d’une étude ardue et pénétrante, une fois bien assimilée la langue, ils ont utilisé le tibétain pour traduire des livres de prière et autres écrits du latin, du français et du chinois. L’évêque de Kangding, c’est ce mot-là, « Biet, episcopus » , regardez, c’est le nom de l’évêque (il nous montre sur le cahier), leur ayant accordé la permission de traduire du latin et du chinois ces livres, ils les ont envoyés à Hongkong pour les faire reproduire et, une fois imprimés, ils les ont diffusés dans toutes les communautés.

La onzième année du règne de Xianfeng donc, en 1861, les missionnaires des Missions étrangères de Paris Gu De’er (Goutelle) et Ding De’an (Chauveau), sont venus évangéliser le canton de Deqin. Ayant établi une base dans ce canton, ils ont projeté d’étendre leur activité religieuse à Tsezhong. Mais le bouddhisme tibétain de la secte gelupa dominait cette région et la gouvernait, il était difficile d’y diffuser une religion étrangère. C’est pourquoi les pères Yu Bonan (Dubernard) et Pu Deyuan (Bourdonnec), conduisant quelques dizaines de Tibétains catholiques fuyant les persécutions lamaïques du Setchuan sont venus au village de Tsekou et ses environs, ont acheté des terres aux notables et les ont distribuées à cultiver aux familles catholiques. En même temps, ils ont bâti une église, ouvert une école, établi un hôpital et développé l’évangélisation. Les fidèles ont progressé de jour en jour dans la vertu et leur nombre s’est accru sensiblement.

La cinquième année du règne de Tongzhi, en 1866, l’église de Tsekou était bâtie. C’est la plus ancienne église bâtie dans le district de Deqin. Avant 1905 c’était la cathédrale de l’archiprêtre du Nord-Yunnan dépendant de la Mission du Tibet des Missions Etrangères de Paris. Les trois ailes du bâtiment abritaient quinze pièces et il y avait trois pièces de brique. La trente-cinquième année du règne de Guangxu, en 1905, lors de la persécution de Atundze, l’église fut incendiée. Les catholiques avaient alors atteint le nombre de plus de deux cents.

La onzième année du règne de Tongzhi, en 1872, une église fut bâtie au chef-lieu, Deqin. La trente-cinquième année du règne de Guangxu, lors de la persécution de 1905, elle n’a pas essuyé de pertes. Mais la vingt-septième année de la République, en 1938, elle a été pillée par des bandits. Les missionnaires, pour faire face aux imprévus, bâtirent alors un nouvel édifice à l’est pour y loger des fidèles et y fournir des soins médicaux. Jusqu’en 1950, église et bâtiment existèrent et ne furent détruits qu’en 1957. Mais à cause de l’influence prépondérante de la secte bouddhiste gelupa, il était difficile aux catholiques de subsister et de se développer à Deqin. Les fidèles n’étaient que quelques-uns. Depuis lors jusqu’aujourd’hui, il n’y est resté que deux familles catholiques.

La vingtième année du règne de Guangxu, en 1895, l’autorisation du gouvernement Qing étant obtenue, une base fut établie à Badong et les activités religieuses se développèrent . La deuxième année du règne de Xuantong, en 1910, les catholiques de Badong bâtirent une église et devinrent une paroisse détachée de Tsezhong. Chaque samedi le vicaire de la paroisse y allait administrer les sacrements aux fidèles et il revenait à Tsezhong après la messe du dimanche. Jusqu’en 1950, il y avait là une église couverte de tuiles et la maison du maître d’école qui servait d’école primaire. En 1984, les lieux ont été restitués aux fidèles avec permission du gouvernement et les activités religieuses ont repris. La foule des fidèles s’est confondue en remerciements. Bien des fidèles avaient les larmes aux yeux. Dix ans plus tard, ils ont obtenu du bureau des affaires religieuses le permis de restaurer l’église. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tous d’un seul cœur, remplis de fierté, ont fait face à l’avenir, luttant jour et nuit. C’était à qui fournirait de l’aide volontaire. Les cadres de dix organes gouvernementaux sont venus à plusieurs reprises donner leur avis et ont apporté généreusement leur aide financière. Le père Tao Zhibin de l’église de Dali est également venu souvent fournir des aides urgentes. En l’espace d’un an l’ensemble des travaux était achevé. A l’intérieur et à l’extérieur, de haut en bas et de droite à gauche, la vieille bâtisse avait fait peau neuve.

En 1996, entre l’automne et l’hiver, l’église a été mise en service. La cérémonie de consécration a été présidée par le père Lu Rendi, prêtre tibétain de Yerkalo. Le père Tao Zhibin venu de Dali concélébrait. Plus de mille fidèles participaient. Les autorités civiles locales et régionales, répondant à l’invitation, ont suivi la célébration, apporté leurs félicitations et prononcé des discours. Aujourd’hui les catholiques de Badong sont atteint plus de trois cent. Hommes et femmes, jeunes et vieux partagent tous une foi solide, honorent Dieu avec ferveur, aiment leur pays et la religion et espèrent un avenir radieux.

L’église de Tsezhong a été mise en service la troisième année de la République, en 1914. La trente-deuxième année du règne de Guangxu, le 23 juillet 1906, sur ordre du gouvernement mandchou, le gouverneur de Lijiang Li Shengqing et le consul de France au Yunnan Luotu (Leduc) ainsi que le père Ren Anshou (Genestier), signèrent à Kunming le contrat d’indemnité pour les destructions perpétrées lors de la persécution de Atundze. L’amende à payer à la mission française s’élevait à la forte somme de cent vingt mille taëls et il y avait promesse de bâtir une église à Tsezhong. La lamaserie de Deqin conserve un acte de vente de propriété foncière au missionnaire français Peng Maomei (Emile Monbeig) daté de la deuxième année du règne de Xuantong, 11 février 1910. D’après ce document, on peut établir que la construction de l’église de Tsezhong a commencé dès la deuxième année du règne de Xuantong. Et d’après une investigation concrète, la construction a pris quatre ans, de sorte que les travaux ont été achevés et l’église mise en service en 1914, an trois de la République. L’église unit l’est et l’ouest, tuiles en forêt de bambou, construction de style gothique, capacité intérieure de mille personnes, sièges orientés d’est en ouest, tour haute de vingt mètres renfermant une cloche de cinq cent kilos. Le son de la cloche était clair et doux à l’oreille. Il se faisait entendre à quelques dizaines de miles. La cloche a été détruite pendant la Révolution culturelle. La nef est surmontée d’une voûte en plein cintre à l’occidentale. Le toit forme un auvent de tuiles à la chinoise. A l’est de la cour s’élèvent les trois façades d’un bâtiment à deux étages au toit de tuiles. Le premier étage était le logement des missionnaires. Le rez-de-chaussée était occupé par le logement du maître d’école et des élèves et la salle à manger. Chaque année au printemps et en été l’école était ouverte. Le séjour et tous les frais étaient assurés par l’Eglise. Je m’arrête un peu… »

François a les yeux brillants et un sourire d’enfant. Dans l’intérieur sombre seuls quelques rayons de soleil viennent découper les traits de son visage. Derrière lui, dans l’obscurité boisée, sa fille s’active encore aux fourneaux, pendant que le petit José joue et braille.

« Maintenant, je m’apprête à parler de notre persécution de Atundze. De quoi s’agit-il ? Atundze est le nom tibétain de Deqin. Quand les missionnaires ont commencé à venir dans notre région, la secte bouddhiste gelupa était alors très influente, leur apostolat était difficile. Les pères Goutelle et Chauveau sont venus à Batang en 1861. Batang dépend du Tibet, les missionnaires avaient donc obtenu la permission du gouvernement mandchou pour établir une base au Tibet. Ils y avaient ouvert une école, planté un verger. Il y avait à Tsezhong aussi les religions lamaïste et dongba pratiquées par une douzaine de familles. Le bouddhisme tibétain faisait partie de leur vie, leur foi bouddhiste avait des racines profondes. Or la religion apportée par les missionnaires n’existait pas ici et il n’y avait pas moyen de la diffuser. Alors, nous l’avons déjà expliqué, les missionnaires amenèrent du Setchuan une centaine de Tibétains catholiques fuyant les persécutions bouddhistes. Ils achetèrent des terrains et les distribuèrent aux familles catholiques qui s’implantèrent ainsi à Tsezhong. Ces chrétiens se développèrent rapidement et l’église de Tsekou se préparait à devenir la cathédrale de l’évêque.

La vingtième année du règne de Guangxu, en 1905, l’Angleterre envoya des troupes d’invasion au Tibet , soulevant ainsi la colère du peuple. Voilà que les lamas bouddhistes incendièrent alors notre église de Batang. Notre missionnaire français appelé Su Renli (Soulié) y fut assassiné. C’est cette même année en avril qu’éclatait la persécution de Atundze. Le soir du 15 avril, les deux missionnaires français résidant à Yerkalo, les pères Pu Deyuan (Bourdonnec) et Wei Yafeng (Vignal), s’enfuirent à Deqin. Ils étaient alors sous la protection du gouvernement mandchou. Mais le pouvoir des lamas et de leurs disciples bouddhistes venus de Batang et de Yerkalo était trop fort. Pu Deyuan (Bourdonnec) fuit jusqu’à Tsekou et il fut assassiné dans l’église. Après quoi l’église fut incendiée. Il fut enterré au cimetière de Tsekou, sa tombe sur la sainte montagne. En même temps que lui, onze fidèles furent tués.

Dans tout ceci, il y a le cas du père Yu Bonan (Dubernard). Ce père s’enfuit ce soir là, comptant fuir à Weizhi dans le canton de Weixi pour chercher refuge chez la famille Wang. Ayant courut jusqu’à Azida l’après-midi, il ne pouvait plus avancer. On dit qu’il était alors accompagné de sept religieuses tibétaines. Au bord de la grande rivière, il y a une vaste grotte. Ils s’apprêtèrent à y passer la nuit et à repartir le lendemain. Ils furent découverts par un Lisou qui gardait les moutons. Ce berger porta la nouvelle aux lamas. Les lamas dépêchèrent deux tueurs sans scrupules pour attraper le père. L’un d’eux était un Nanaka du nom de Gerong. Le lendemain, le père s’apprêtait à reprendre la route, lorsque survinrent les deux bandits. A leur arrivée, dit-on, les sept sœurs se jetèrent d’un coup dans la rivière. Le père avait des chaussures en lambeaux. Nu-pieds, il ne pouvait marcher. L’un des deux sbires, plus humain, prit le père sur son dos jusqu’au village de Luomei au pays de Azida. Arrivés là, ils se préparèrent à l’exécuter. Les lamas leur avaient dit : « Il suffit que vous nous rapportiez la tête du père et ça ira. » Comme ils se préparaient, le père leur dit : « Attendez un peu, laissez-moi d’abord bien prier. » Il se mit alors à lire son bréviaire, la prière quotidienne que tout prêtre doit lire chaque jour. Il prit son livre en leur disant : « Quand j’aurai terminé ma prière, vous pourrez faire votre œuvre. » Le père lisait sa prière. Chaque page une fois lue, il la jetait en l’air et elle s’envolait vers le ciel. Après avoir terminé tout ce qu’il devait lire, le père dit : « C’est bon », et il leur tendit sa tête : « Je vous laisse la couper. Mon sang est comme du lait. » Alors ce nommé Gerong lui trancha la tête d’un seul coup. Ils mirent la tête dans un sac de chanvre et l’emportèrent.

J’ai oublié un détail. L’un des deux avait donc porté sur son dos le père privé de ses chaussures et le père lui avait dit : « Tu as fait pour moi une bonne action, je te le revaudrai. » Comme ils emportaient la tête, ils traversèrent une rivière. C’est alors que les soldats mandchous envoyés pour protéger le père atteignirent ce lieu et se mirent à leur poursuite. Ils étaient accompagnés de quelques catholiques de Tsekou et de Badong, eux aussi à la poursuite des deux tueurs. Ces deux bandits se débarrassèrent à mi-chemin de la tête du père et coururent jusque dans la forêt de Nanaka. Comme ils étaient dans la forêt, il y avait là un vieux à la barbe blanche, une barbe très blanche, habillé d’un vêtement blanc. Gerong se trouva face à lui et le vieux à barbe blanche lui cria : « Va-t’en, va-t’en ! » Il courut en un autre lieu et se heurta encore au vieux à barbe blanche qui lui criait : « Va-t’en, va-t’en ! » Il courut encore ailleurs plusieurs fois sans pouvoir se cacher. A ce moment là, les hommes à sa poursuite se saisirent de lui. Cet homme eut une fin sinistre. Il fut dépecé et ses membres pendus à un noyer de Nanaka, offerts en nourriture aux aigles. Quant à celui qui avait porté le Père sur son dos, il s’échappa et on ne put le trouver. Car le père lui avait dit : « Tu as fait pour moi une bonne action, je ne t’oublierai pas. » Cet homme se cacha dans un grand panier. L’un des poursuivants passa à côté plusieurs fois. Il pouvait le voir facilement et le regarda en fait. Mais parce qu’il avait porté le père sur son dos, le père le protégea, il ne laissa personne le trouver. Ce que je vous raconte, c’est l’homme qui avait porté le père qui l’a lui-même rapporté, ça s’est vraiment passé.

Les chrétiens se rendirent sur les lieux où les deux tueurs avaient laissé la tête et le corps du père. Ils les enterrèrent dans le cimetière de Tsekou avec la dépouille de Pu Deyuan (Bourdonnec). Après la persécution de Atundze, le père français Ren Anshou (Genestier) se rendit à Kunming rapporter les faits au consul de France. Le rapport étant fait, le gouvernement Qing dut payer une amende de cent vingt mille taëls à l’église de Tsekou. Après l’incendie de Tsekou, le gouvernement mandchou autorisa la construction d’une église à Tsezhong et punit les lamas en leur faisant payer l’indemnité de cent vingt mille taëls pour construire l’église. La communauté de Tsekou se déplaça alors à Tsezhong. Voici donc ce que fut la persécution de Atundze.

Ainsi, on peut le dire, le sang de ces saints est une semence de chrétiens. Car, aujourd’hui, les chrétiens sont fervents, du plus grand au plus petit.

Maintenant, grâce à l’ouverture et à la nouvelle politique de liberté religieuse du Parti, les catholiques de Tsekou ont eux-mêmes rebâti leur église. J’ai entendu dire qu’autrefois la Vierge Marie est apparue aux chrétiens de Tsekou. La Sainte Mère a été vue par de nombreux fidèles. C’est pourquoi les catholiques de Tsekou sont particulièrement fervents. Maintenant, dès qu’il fait une sécheresse, les chrétiens vont prier sur les tombes. Et lorsqu’ils sont en prière, il n’est pas une fois où la pluie ne soit pas tombée. Regardez, le ciel est couvert, c’est sûr qu’hier les fidèles ont prié… »

Par la fenêtre, nous contemplons les nuages qui s’enroulent sur les montagnes et leur font des barbes de missionnaires. La présence des pères martyrs plane mystérieuse au-dessus des monts, François a les yeux perdus dans les lointains.

« Ce sont d’abord les missionnaires français qui sont venus à Tsezhong : les pères Luo Nade (Renou), Ding De’an (Chauveau), Ren Anshou (Genestier), Pu Deyuan (Bourdonnec), Yu Bonan (Dubernard), Peng Maode (Jean Monbeig) et Peng Maomei (Emile Monbeig) qui est devenu évêque de Kangding, Yu (Van Esland), Hualangting (Valentin)…

Wu Xuzhong (Ouvrard) a été archiprêtre de Tsezhong au début de la République. En 1936, il a été victime d’une épidémie de peste typhoïde qui s’était déclarée dans la région. Mon père est venu à Tsezhong avec lui. Il était du séminaire de Tatsienlou à Kangding. Comme moi, il se préparait à être prêtre.

Comme il était très bon en latin, le père Ouvrard le trouvait très précieux et l’a amené à Tsezhong comme assistant. Il était donc familier du latin. Il y eut un jour un prêtre nommé André qui buvait avec les officiels du coin. Ces officiels levaient le verre, l’invitant à boire. Mon père était à côté, très inquiet et lui glissa en latin : « Cave ne cadas ! » Il évita ainsi le pire, car ces officiels cherchaient en fait à le saoûler. Mon père était inquiet, c’est pourquoi il lui dit en latin : « Cave ne cadas ! » « Prends garde de ne pas tomber ! » A cette époque la plupart des missionnaires étrangers qui venaient à CTsezhong avaient mon père pour interprète.

Un autre missionnaire fameux fut Gu Chunren (Goré). En 1930 il fut administrateur à Tsezhong. Compétent en chinois et en tibétain, il a écrit un dictionnaire de tibétain et a traduit ce livre de prière du latin en tibétain. On l’appelait alors le « docteur », c’était le père Goré, auteur de nombreux livres. Un autre fut le père Andele (André), arrivé à Tsezhong en 1920. Lors de la Première Guerre Mondiale, il avait dû rentrer au pays pour servir à l’armée.

Pendant son service, il fut nommé officier. A son retour, il portait son uniforme avec un long sabre. Il avait dans la peau de construire des routes. Il ouvrit la route entre Gongshan et Tsezhong. Il fit y construire des ponts. Il était très pratique. En outre, il prit part à la construction de la route de Gongshan à Tongzhe. Il était d’une grande force. Il faut deux hommes pour enfoncer une barre de mine. L’un tient la barre de fer, l’autre frappe. A lui seul, dit-on, il tenait la barre et frappait en même temps. Un jour la force lui manqua et le marteau lui frappa le ventre. La blessure interne était sévère et il dut se rendre à Hanoi pour se faire soigner à l’hôpital. En ce temps-là l’Annam était sous domination française. C’est encore lui qui conçut le pont suspendu à chaînes de fer sur la rivière Liucong. Il aimait porter un turban de coton. Chaque fois qu’il pleuvait, il portait un turban de coton, je m’en souviens. Quand il était à Tsezhong, j’étais tout petit, tout petit. Il m’aimait bien. Je me souviens bien de lui, de ses habitudes. De plus, il était très intelligent. Dans la vallée du Nujiang, il y a des Nuzhou, des Lisou, des Tibétains. Il a appris la langue lisou et il leur a composé un livre de prière en lisou. Il était féru de littérature. Ses fidèles étaient nombreux. Sa famille, dit-on, était fort riche et, en France, il était officier. Il disposait de biens et son traitement était confortable. Aussi dès qu’il se rendait quelque part, il réparait la route et tenait à offrir quelque chose aux pauvres gens, de l’argent ou des vêtements suivant les besoins. C’est pourquoi dès qu’il se rendait en un lieu, les catholiques en diffusaient rapidement la nouvelle. A Tsezhong au début, il n’y avait que ces douze familles, cinq propriétaires fonciers et sept fermiers de religion lamaïste ou dongba, fermées à l’Evangile. Ensuite, après la venue du père André, les catholiques n’ont cessé d’augmenter. Au moment de la libération en 1949, les catholiques de Tsezhong avaient atteint une centaine. Maintenant, les catholiques de Tsezhong sont plusieurs centaines, sans compter les villages environnants.

Il y a eu aussi des Suisses et des Chinois pour venir annoncer l’Evangile. Il y a eu entre autres le père Li, un Chinois de chez nous originaire de Kangding. Le Suisse Sha Weier (Alphonse Savioz) est arrivé à Tsezhong en 1946. Sha Bolei (Robert Chapelet), un laïc suisse, est venu lui aussi vers la fin de la République. Le père Luo Wei (Lavey), suisse aussi, est arrivé en 1938 pour être vicaire de la paroisse. Je le connaissais bien, j’ai grandi entre ses mains. Il connaissait la médecine. En 1951, ils ont tous été renvoyés au pays par le nouveau pouvoir communiste. Du Zhongxian (Tornay), a été tué sur ordre de la lamaserie de Deqin. Il est venu à Tsezhong en 1938, puis il a été supérieur du séminaire préparatoire de Hualuoba à Weixi. En 1945 il a été posté à Yerkalo au Tibet. En 1949, pensant aller à Lhassa, il cheminait à pied avec ses compagnons. Comme il gravissait un sentier dangereux, il périt dans une embuscade montée par des sbires envoyés par les lamas de Deqin. Un certain Joseph fut tué avec lui. Le père portait un vêtement tibétain. Joseph était tibétain. Ils avançaient l’un derrière l’autre montés sur des mules. Le père était devant. Les envoyés des lamas en embuscade savaient que le père devait passer par là. Ils s’y postèrent à portée de fusil et ouvrirent le feu. Joseph sortit son arme pour tirer. Le père lui dit : « Ne tire pas. » Ils abattirent Joseph. Le père descendit donner l’absolution et l’extrême onction à Joseph et Joseph expira. Le père demanda ensuite qu’on lui laisse un instant pour prier : « Tirez quand j’aurai fini de prier ». Ils le tuèrent ensuite d’un coup de feu.

Le père Lu (Nussbaum), alsacien, est venu à Tsezhong en 1930. Puis il est allé à Yerkalo. En 1940, il a été aussi victime de la lamaserie. Puisqu’il y avait une cathédrale à Tsezhong, tous ceux de la région de Deqin devaient aller y faire leur retraite à des temps déterminés. La retraite était une réunion de prière et de confessions. Venant de Deqin, le père Lu atteignit Bamei où il ne logea pas chez une famille mais passa la nuit en plein air au bord du chemin avec ses compagnons de route. Comme ils allaient s’éveiller le matin, ils furent rejoints par des émissaires des lamas et ces mécréants se mirent à les lapider. Les compagnons du père furent ainsi tués à coup de pierres. Quant au père, ils lui firent ôter ses chaussures, l’emmenèrent et le tuèrent. Il y avait encore quelques sœurs. Ils les lièrent sur des arbres de la forêt. On les ramena au bout de trois jours. Le père Lu a ainsi offert sa vie. Il est mort martyr… Voilà. Je résume mal. C’est un brouillon... »

Nous quittons le vieil homme mais ses souvenirs nous accompagnent. Il y a des souvenirs qui vous hantent comme des revenants, et d’autres qui vous habitent comme de bons génies, aimables et familiers, habitués des lieux comme le chat de la maison. Nous rentrons, méditatifs, à Tsezhong. Les chiens errent dans les ruelles de terre battue, les hommes bâtissent des maisons de terre crue, nettoient leurs façades, enduisent et peignent, travaillent le bois, les femmes portent sur leur dos d’énormes hottes de feuillages pour nourrir les bêtes à l’étable. Déjà on décore le clocher de drapeaux multicolores, pendant que sur la place du village, devant l’école où flotte le drapeau chinois, les élèves foulard rouge au cou prennent leur cours de sport avec une discipline toute militaire. Les clients de l’épicerie les regardent, commentent et rient. Nous traversons le Mékong sur la passerelle et grimpons l’autre versant de la vallée pour avoir la vue du village entier. Dans la montée, un vieux bonhomme monte comme un cabri et nous laisse sur place, séchés.

Après dîner Alibert nous lit quelques prières, dont le Notre Père en français, puis joue avec un rare bonheur du violon tibétain, puis de l’accordéon.

Impression très étrange, collision improbable entre un bal musette de bord de Marne et un musicien tibétain. Inspiré, fin, curieux, il a quelque chose de particulier dans son toucher et sa création musicale. Bien sûr, nous filmons et enregistrons. Jean-Baptiste, de formation musicale, altiste et même chanteur d’opéra à l’occasion , lui fait écouter des passages d’opéra italien, de sonates de violon, de symphonies romantiques. Alibert saisit tout de suite ces musiques, particulièrement Mahler, comme s’il y trouvait une élaboration proche de sa recherche musicale.

(Mardi 21 Décembre)

Noël sur la terre

La belle, une barbare de quinze ans,

Seule au comptoir, portait, pour le printemps,

Jupe à longs plis, ceinture à double pans,

Manche bouffante et corsage galant,

Dans les cheveux, des jades de Lantien,

Et perles d’Arabie aux deux oreilles.

« Nous sommes à Tsezhong, sur le Haut-Mékong, dans une vallée tibétaine aux confins du Yunnan. Nous dormons maintenant dans le presbytère, après la messe dite le soir par un prêtre venu exprès de Dali. Tout résonne de chants, de fêtes et de violons : on y répète les danses qui dureront au pied du clocher depuis la messe de minuit jusqu’au point du jour. Le village vit paisiblement, tout y est tranquille et serein, et nous avec. J’ai dans la cure une véritable chambre de missionnaire, cellule monastique qu’éclaire parfois faiblement une ampoule, et plus souvent quelques bougies. Tout est de bois, tout bruite, les enfants courent, les filles gloussent, et les lattes des parois laissent généreusement passer les lumières et les sons. Ici ont vécu, prié, rêvé, peiné des missionnaires suisses et français, dont beaucoup morts martyrs, assassinés par des lamas mi-fanatiques mi-bandits.

Il y a quelques jours je me suis confessé à Yerkalo, au Tibet, où le bienheureux père Maurice Tornay périt dans une embuscade il y a cinquante ans. Aujourd’hui, le curé y est tibétain, et l’église neuve dresse sa blancheur et sa croix sur la route de Lhassa.

Hier, nous sommes allés voir François, un ancien séminariste envoyé pour cela trente ans au bagne par les révolutionnaires chinois. Il était l’élève, le disciple et l’ami des pères français. Il a chanté en grégorien le grand Salve Regina des moines. Nous avons tous pleuré.

Tout ici est doux et simple. Merveilleuse alliance de l’âme tibétaine et de la foi chrétienne. Nous mangeons des châtaignes en sirotant du vin au miel. Plusieurs mariages vont avoir lieu cette semaine. Je me prends à rêver que c’est nous qui allons échanger nos serments dans la claire lumière d’Asie… »

Au réveil, nous sortons de nos cellules sur le balcon couvert. Le presbytère en U entoure le parvis de l’église qui forme ainsi une cour intérieure. Au-dessus du clocher les monts s’enneigent. Les préparatifs vont bon train, le rythme s’accélère. Demain soir, c’est Noël ! Il faut filmer cette action débordante, courir, tout capter, tout sentir ! Le village fourmille d’activités centrées sur l’église. Les bâtiments sont récurés de fond en comble, aérés, décorés, rendus à la vie. Le jeune père Dao, issu de la minorité ethnique des Yi Blanc du Sud-Yunnan, dirige tout d’une main de maître. Il est partout, sur tous les fronts, sait tout faire, tout en menant également messes, confessions, entretiens, obsèques, mariages, bénédictions, catéchèse permanente, se faisant véritablement tout à tous comme un saint Paul aux yeux bridés. Il est énergiquement assisté en tout par un jeune laïc d’ethnie Jingpo, qui ressemble, tant par le physique que par le caractère, à notre ami Albéric qui rentrerait bientôt au monastère.

Drapeaux, banderoles, bougies, bannières, arbres de Noël, estrade, décorations, costumes, répétitions des chants et des danses, préparation du cochon pour le repas de fête qui est ici communautaire, tout se fait dans une joyeuse excitation, montant au son lancinant des violons à mesure que les heures passent. A deux cordes tressées, ces instruments assez rudimentaires se jouent d’une façon particulière, à laquelle Jean-Baptiste s’essaie. Les filles préparent leurs plus beaux atours et se parent de roses et de turquoises éclatants. Leurs longues tresses se balancent sur la nuque où s’enroulent autour de la tête, leurs yeux fendus brillent et leurs rires éclatent. Elles s’appellent Maria, Teresa ou Joanna. Jean-Baptiste est vite sous le charme, bref comme une brume, une rosée d’aurore qui s’en va.

Tout va plus vite chaque jour, et voilà qu’arrive le grand jour. Des villages et vallées environnants arrivent les fidèles en grande tenues de fête. Les femmes ont mis leurs plus beaux bijoux et habits qui éclatent en lapis et fuchsia, les hommes leurs splendides manteaux brodés doublés de fourrure. Ugundi, le gardien de l’église, dirige toute cette activité en maestro, clope au bec et casquette au front, et l’on voit partout sa drôle de tête de grenouille maigre et sérieuse, s’illuminant parfois d’un franc sourire ou d’un bon rire. Tous s’activent, on fait les dernières installations dans la cour du presbytère pour la veillée du soir.

Puis c’est la veillée de Noël animée par le père Dao en habit tibétain, ovationné par un public bon enfant. Musique, chants, danses, saynètes, tout le spectacle est ponctué d’interventions du prêtre : « Ce que nous célébrons par nos chants et nos danses, c’est la venue de Jésus parmi nous ! Qu’il vienne dans le cœur de chacun d’entre nous ! Qu’il nous apporte paix et bénédictions ! » Pédagogie ludique, catéchisme par la joie : toujours instruire en réjouissant. Les rires fusent. La foule massée est comme un grand visage illuminé. Ugundi déguisé en Père Noël tire de sa hotte des kilos d’oranges qu’il jette à pleins bras sur le public. Les femmes ornées de chapelet et des bébés pleins les bras se les disputent et se chamaillent en riant. Puis le maître de danse, tel le musicien de Hamelin, entraîne les jeunes gens parés en une ronde magique au son de sa flûte traversière.

Puis c’est bientôt minuit, la veillée, l’attente de la promesse portée par les prophètes : comme le peuple élu, tous attendent la naissance, le sauveur qui doit venir avec une tension et une émotion indicibles et palpables. Ce sont à la fois les bergers et les rois mages, les simples d’Israël et les éclairés des nations. Tous prient dans l’église, agenouillés avec ferveur, à la lueur des bougies que nous distribuons : l’électricité étant défaillante, il nous faut de la lumière pour filmer ce magnifique moment. Le père nous a autorisés à donner des bougies à tous les fidèles, et c’est par centaines que nous les prodiguons, en plaçant aussi partout dans l’église, la transformant en chapelle ardente. Utilité et générosité ainsi liées ont un résultat d’une grande beauté : les portraits surgissent de la nef comme des centaines de tableaux, tandis que des poitrines fusent ininterrompus des chants sacrés psalmodiés comme les litanies bouddhistes. Et c’est la messe, magnifique, recueillie, mystérieuse et joyeuse. L’instant tant désiré, l’accouchement d’une année, le désir assouvi, l’union consommée. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué l'allégresse, tu as fait grandir la joie : ils se réjouissent devant toi comme on se réjouit en faisant la moisson, comme on exulte en partageant les dépouilles des vaincus. Car le joug qui pesait sur eux, le bâton qui meurtrissait leurs épaules, le fouet du chef de corvée, tu les as brisés comme au jour de la victoire sur Madiane. Toutes les chaussures des soldats qui piétinaient bruyamment le sol, tous leurs manteaux couverts de sang, les voilà brûlés : le feu les a dévorés. Oui ! un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l'insigne du pouvoir est sur son épaule ; on proclame son nom : Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. Ainsi le pouvoir s'étendra, la paix sera sans fin pour David et pour son royaume. Il sera solidement établi sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours. Voilà ce que fait l'amour invincible du Seigneur de l'univers…»

A la prophétie d’Isaïe répond le témoignage de Luc : « En ces jours-là, parut un édit de l'empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre. Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et chacun allait se faire inscrire dans sa ville d'origine. Joseph, lui aussi, quitta la ville de Nazareth en Galilée, pour monter en Judée, à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la descendance de David. Il venait se faire inscrire avec Marie, son épouse, qui était enceinte. Or, pendant qu'ils étaient là, arrivèrent les jours où elle devait enfanter. Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n'y avait pas de place pour eux dans la salle commune. Dans les environs se trouvaient des bergers qui passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L'ange du Seigneur s'approcha, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d'une grande crainte, mais l'ange leur dit : ‘Ne craignez pas, car voici que je viens vous annoncer une bonne nouvelle, une grande joie pour tout le peuple : Aujourd'hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur. Et voilà le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire.’ Et soudain, il y eut avec l'ange une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu'il aime.’ Lorsque les anges eurent quitté les bergers pour le ciel, ceux-ci se disaient entre eux : ‘Allons jusqu'à Bethléem pour voir ce qui est arrivé, et que le Seigneur nous a fait connaître.’ Ils se hâtèrent d'y aller, et ils découvrirent Marie et Joseph, avec le nouveau-né couché dans la mangeoire. Après l'avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant. Et tout le monde s'étonnait de ce que racontaient les bergers. Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur. Les bergers repartirent ; ils glorifiaient et louaient Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu selon ce qui leur avait été annoncé… »

Le chant des bergers a rencontré l’écho des siècles, et le père proclame cette joie dans son homélie : « Il y a deux mille ans, Jésus est venu parmi nous. Partout dans le monde, de diverses façons, les croyants célèbrent sa naissance. Par amour pour nous, Dieu nous a donné son Fils unique. Dieu est tout-puissant, maître de toutes choses. Mais il s’est dépouillé de sa grandeur pour se faire le petit enfant de Joseph et Marie. Car il veut nous délivrer du mal et faire de nous ses enfants. Rendons grâce à Dieu pour son grand amour pour nous. Aimons le et aimons-nous les uns les autres comme il nous le demande. Qu’il apporte sa paix à chacun d’entre nous et à chacune de nos familles ! »

A la consécration, fête oblige, les jeunes font exploser des chapelets de pétards sur le parvis ! Il est né le divin enfant ! Elle est accomplie la promesse ! Le voici, le libérateur de son peuple, la lumière des nations ! Et le voici couché dans sa crèche, le merveilleux poupon, entre Joseph et Marie, entre le bœuf et l’âne gris, fragile, charmant, et si puissant. Eclatent les chants de joie du peuple de Dieu aux yeux mouillés. Noël, Noël, Noël sur la terre ! Vous entendez ? Noël jusqu’aux confins du monde, Noël jusqu’au bout des temps ! Gloire à Dieu, et paix à tous ! Noël fêté en tibétain, Noël fêté dans toutes les langues, des hommes et des anges !

Plus tard, les quelques habitants temporaires du presbytère veillent dans la cour déserte autour d’un feu de bois. Thé, gâteaux de riz grillés aux braises. Tout le monde est bien fatigué, de cette fatigue heureuse d’après l’effort et le plaisir.

(Mercredi 22 - Vendredi 24 Décembre)

La vallée heureuse

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

La messe du matin est à midi, pour laisser le temps aux endormis de se réveiller et aux retardataires d’arriver. Mais tous sont en avance, et la nef est remplie des heures avant l’office. Prière fervente, fusante, roulante, prière débordante comme un fleuve trop longtemps contenu. L’homme est avant tout un animal religieux. La lumière entre à pleins flots dans l’église, éclaire tous ces visages d’un jour nouveau : c’est l’an neuf, la vie qui renaît, l’heureuse nouvelle ! La nuit décline, le jour paraît ! Grand-messe lumineuse où Dieu se rend présent, humblement, comme un morceau de pain, comme un petit enfant. Puis au nouveau-né de la crèche vont les dévotions, chacun défile, honore et adore le nourrisson de plâtre. L’homme est une âme incarnée, un être sensible qui a besoin d’humbles médiations. Et c’est la fête, l’immense banquet villageois, et les chants et les danses, et les immenses rondes. L’alcool local coule des théières, les filles font virevolter leurs immenses tresses et leurs longues manches, les hommes marquent le rythme en tapant du talon, les jeunes dansent et tournent des heures durant pendant que les vieux regardent, crient et rigolent. Joie pure dans tous ces regards d’enfants. Entre les prises de vue, Jean-Baptiste rejoint les danseurs qui l’initient à leurs pas.

Nous partons ensuite pour Badong, accompagner le père qui va dire la messe à l’église de ce petit village. Tous à l’arrière d’un petit camion agricole, et en avant, à fond sur des pistes caillouteuses aux pentes vertigineuses. Luna Park, montagnes russes. La panne traditionnelle de mi-chemin. Réparation, attente. Et c’est reparti. A l’entrée du village on nous attend déjà, musique et chants, costumes de fête. On nous conduit devant l’église. Des vieilles tibétaines, jetant bas leur coiffure, nous prennent pour des missionnaires et se jettent littéralement à nos pieds, nous entourant les genoux pour recevoir notre bénédiction. Nous les désillusionnons en leur désignant le père, vers lequel elles se précipitent aussitôt.

Confessions et messe de Noël. Ferveur ici comme à Tsezhong. Puis nous sommes reçus chez Madana, matriarche belle comme une Comanche. Sa magnifique maison reçoit toujours du monde, dans l’immense salle de vie où trône son vieux mari. Chinois et ouvrier d’Etat aux temps glorieux des routes jetées sur les précipices, il a épousé, avec cette belle Tibétaine rencontrée dans la vallée, tout à la fois la culture locale et la foi universelle. Dans un coin sa sœur file la laine, les boiseries reflètent sur leur sombre vernis les lueurs du foyer, Jésus et Marie sont partout présents, côtoyés par Mao. Nos chambres à l’étage donnent sur le vaste toit-terrasse, et nous plongeons dans nos couvertures de patchwork sur les refrains d’Heidi.

Messe du dimanche et grande fête de Noël sur le parvis. Danses, chants. Tout le monde est mis à contribution, le père, et nous-mêmes. Constantin leur fait chanter des chants de veillée scoute. On nous couve du regard, on nous couvre d’attentions et de khadas, ces foulards de soie honorifiques du Tibet. Grand déjeuner chez Madana, chez qui passe la moitié du village. Nous retrouvons tous les danseurs, qui nous ont frappé par leurs prouesses acrobatiques. Puis nous rentrons à Tsezhong. En chemin, nous nous arrêtons à Kanouka, en dessous de la maison d’Anès, le responsable local du Parti, catholique fervent et alcoolique convaincu, bon ami de Constantin. Il vient de perdre son père, le père Dao dira les obsèques le lendemain, Constantin reste tandis que nous continuons vers Tsezhong. Nous finissons agréablement le chemin à pied.

Dans cette vallée belle comme un conte, nous discutons du retour. Raisonnable, je trouve inconscient ce retour en 4L à travers la Russie de janvier. Jean-Baptiste, attiré comme un aimant par l’appel des steppes et le rythme de la route qui nous manquent déjà, parvient à briser mes réticences en réveillant l’envie engourdie. Tout est simple et facile avec lui, et je me laisse regagner par cette candide liberté, cette insouciante innocence, cette naïve légèreté de petits princes qui nous a propulsés à l’assaut de l’hiver haut-asiate dans notre clou rouillé. Rien n’est inaccessible au pur désir. Merveille de la générosité qui se fait réalité. Pour me conquérir, Jean-Baptiste me cite Saint-Ex’ : « Beaucoup de grandes découvertes ont eu pour origine un rêve d’enfant. C’est là que réside le miracle. Que ne sommes-nous pas restés des enfants ? Heureux celui qui en a gardé la fraîcheur d’âme…»

Le village est calme dans le temps gris comme un dimanche après-midi. Le soir nous festoyons chez Gaspard qui vient de se marier. Noël a passé, où dans cette petite vallée des Marches tibétaines nous coulons des jours tranquilles, nous engraissant et nous encrassant. En me promenant, j’observe deux vaches qui empêchent à coups de cornes une truie, mère de famille nombreuse, d’approcher de la mangeoire commune. O tempora, o mores !

« La raison du voyage, c’est le retour », disait Lanza Del Vasto. Et la raison du retour, c’est l’amour. On dit souvent que l’amour est déraisonnable, mais ceux qui le disent ont une bien déraisonnable vision de la raison ! L’amour est la raison de tout. Tout ce qui est sans amour est sans raison. Tout ce qui est désamour est déraison. L’amour seul est raisonnable. L’amour est la raison du monde. Il faut donc revenir, mais pour mieux repartir.

Constantin a disparu dans les collines. Le père et ses assistants nous expliquent qu’il a défié tous les jeunes des hauts villages à un duel de baijiu, l’alcool blanc chinois, toute la veillée durant, et qu’aux obsèques ils ont eu peur d’avoir à l’enterrer aussi. Mais il n’est pas rentré avec eux et ne leur a rien dit pour nous. Il n’est pas là au rendez-vous. Le prêtre s’en va aujourd’hui et nous propose de les accompagner. Constantin connaît par cœur ces montagnes et n’est pas un blanc-bec. Nous préparons nos sacs, donnons une lettre pour mon cousin et de l’argent à Ugundi, et filons bientôt en voiture avec le père, le jeune Jingpo et le chauffeur tibétain. Nous nous amusons à compter le nombre de langues parlées dans cette voiture : mandarin, cantonais, français, anglais, italien, allemand, espagnol, yi, jingpo et tibétain, et quelques dialectes encore. Dans un village sur la route nous sommes accueillis à midi par un catholique qui nous fait un véritable banquet dans son restaurant. Puis c’est Deqin où nous nous séparons. Nous faisons un don au père pour une intention de messe. Elle sera dite dès demain à Yerkalo où il se rendent tous. Au Tibet les prières montent plus vite au ciel. Nous dormons à Deqin, donnant une chance à Constantin de nous rattraper, et flânons dans les boutiques bouddhistes pour pèlerins du Kawakarpo, cette montagne sacrée qu’habite un dieu. Le lendemain, Constantin absent, nous filons à Kunming, poursuivis sans le savoir par mon cousin enragé. Nous nous retrouverons chez lui avec finalement une journée de décalage. Constantin, susceptible, est méchamment vexé mais nous finirons par tous en rigoler ensemble.

Nous préparons notre retour, nous nous baladons en ville, nous reposant et festoyant à souhait avant de repartir. Jours de joie et d’intense amitié, de rires et d’excentricités. Reposantes promenades diurnes, délirantes errances nocturnes. Nous renouons d’instinct avec l’art intact de la dérive. Pour être en forme pour notre retour, nous ne voulions pas sortir, mais comment ne pas fêter un départ ?

Sur un fond syncopé de musique jamaïcaine, Constantin commence à s’harnacher en pirate des îles : botté, coiffé de foulards, anneaux aux oreilles, et sabre à la ceinture, il est magnifique ! Il ne lui manque qu’un perroquet à l’épaule ! Nous le suivons bien vite, dans une débauche de tenues bariolées à la fois extravagantes et cohérentes, à faire pâlir d’envie les plus fous des couturiers. Manteau de mouton, sweat new-yorkais, lunettes de soudeur, turban de nomades, chemise tahitiennes : tout s’accorde en un tournemain. D’attaque, nous allons exhiber nos délires aux Chinois. Constantin mène la danse dans un quartier nommé Kundu où nous avions déjà semé le trouble quelques années auparavant. La soirée vire bientôt à la folie. Dans un enfer grimaçant de corps en mouvements, Jean-Baptiste fait un concours d’alcool au thé avec tous les boss chinois de la ville vautrés au milieu de leurs « amies ». L’ivresse monte, nous repartons avec un tigre sous le bras, la nuit folle continue dans les lumières dansantes, pour finir à l’aube dans l’immense piscine chauffée d’un hôtel de luxe. La Chine est terre de tous les possibles, tout y est normal, arriver d’Europe l’hiver avec une guimbarde, traverser des étendues continentales en quelques trajets de bus, trouver une piscine ouverte à cinq heures du matin, être ivre et fou sans frein, adopter un tigre, et même croiser le Hodja sur le pas de sa porte.