Toutes les fois que j'ai dénoncé les dangers de la centralisation et du progrès technique, on m'a répondu par ce slogan: "On ne peut pas revenir en arrière", du ton même de soumission inconditionnelle qu'ont les mystiques devant la révélation de l'absolu.- Mais alors, vous reconnaissez que vous n'êtes pas libres, que vous êtes plongés dans l'histoire, non comme des nageurs capables de s'orienter, voire de remonter le courant, mais comme des cadavres abandonnés au fil de l'eau. Et, en effet, dans ce fleuve du temps, vous n'êtes plus des nageurs, mais des noyés. Vous avez vendu votre âme et votre liberté à ce Dieu liquide et aveugle qui vous emporte. Je me demande si on peut citer une époque où les hommes se soient aussi anéantis devant une idole aussi voisine du néant...Le peu d'âme et de religion qui subsiste en eux, ils le mettent au service de l'illusion la plus vaine et la plus profane qu'ait jamais produit la conjugaison de la sottise et de la folie humaine; le dernier souffle de liberté qui leur reste, ils l'emploient à choisir pour jamais l'esclavage. Ainsi se prépare, sur l'autel du dieu Progrès, le plus gigantesque et le plus complet des sacrifices humains: celui de l'espèce toute entière qui renonce à sa nature et à sa liberté. Comparées à ce nouveau dieu, les plus voraces idoles des Carthaginois ou des Aztèques n'avaient que des appétits d'oiseaux.

Gustave Thibon. Parodies et mirages ou la décadence d'un monde chrétien. Notes inédites (1935-1978)

(C.XXIV. - 4.9.55)