1. Renaissance sous les armes

J’ai longtemps baigné dans des brouillards sucrés avisant l’existence comme on avise une pétasse de soirée. Elle me semblait à prendre, même elle semblait n’attendre que cela, rose fruit violet bien mûr qui va succomber devant les assauts du plus fort. J’ai ainsi longtemps cru que la chance ne s’exerçait que dans des cercles étroits et que si sa satisfaction se pouvait, c’était à la manière d’un reître qu’on en jouissait, sous un justaucorps de cuir bouilli, l’arme au côté, la volonté au cœur et le feu aux entrailles. Et ce n’était pas faux, mais ce n’était pas si vrai.

La vérité, c’est que, quoi qu’on fasse, le monde ne nous apprend jamais. Ou si peu que c’est pour nous oublier. Croyais-je y être entré qu’immédiatement je ressortais par l’escalier / Dérobé. La vérité, c’est que la seule chose qui nous relie au monde, c’est le temps. C’est-à-dire l’instrument de notre dépérissement. Les rayons de la matière, quand bien même on les chante, on les travaille, on les combat et on les domestique ne donnent jamais que sur un couchant qui ne lève que sur le noir qui est déjà une nuit. Immédiatement après vient l’étouffement de la mort, et on y tombe écrasé par ce que l’on a ramassé.

Le poète est comme un homme qui croirait qu’un autre agencement des perceptions révèlera de nouveaux mondes, moins réglés dans leur oppression, qui font les pieds moins bétons. En vérité et au contraire, nous sommes tous condamnés à cette même terre et si d’aventure, nous passons de l’autre côté du Centaure, nous conservons les mêmes sens, les mêmes besoins, la même longueur de temps. Tout ça est trop raisonnable. Le poète fait avec l’écho de paroles sacrées dont il a longtemps auparavant entendu fredonner l’air un paradis artificiel trop naturel. Pour moi, c’est longtemps la destinée que je me suis prêté : on écrit pour vivre ses rêves, on vit pour écrire ses rêves. Etcetera. Etcetera.

Quelquefois, à condition d’œillères bien bridées, on sait s’en contenter. On croit à la brise de sa propre parole, on met sa foi dans l’importance de son chant et l’on pense qu’il parle véritablement d’un monde réel qu’il faudrait changer. Mais j’avoue que je n’ai pas rencontré beaucoup d’êtres dans cette situation. Ou alors de moins en moins. Insincères, en général, ils savent trop qu’ils ont tout raté et ne font que sauver leur ultime rente.

Car ils savent bien qu’en raisonnant ainsi, ils ne font que démultiplier les faux mondes et que ce chant adoré n’est que le père putatif d’une suite électronique. TOUT ÇA pour en arriver à des écrans. Tout cet art pour en arriver là. Ô trahisons, ô traquenards, ô terribles déroutes.

Quelquefois on sent qu’on en a soupé, et que de la médiocrité des images écrites on doit se tirer loin, bien loin, et l’on suppute alors de plus vieux horizons plus durs où l’on pourra enfin avancer sous le canon du temps. A la lumière plus rase, poudreuse, immeuble et tremblante à la fois, qui fait de Rimbaud un salarié.

Quelquefois on s’en va les chercher ces horizons, mais ils méritent bien leur nom : ceux que l’on n’atteint jamais.

Quelquefois on se doute qu’ils n’ont jamais existé, encore une fois, que sur une tranche d’arbre qui est du papier. Si loin, si proche : la tarte à la crème on se la prend en pleine figure. Où que l’on aille, si l’on a quelque raison, c’est toujours dans un livre que l’on revient vivre en croyant mourir.

Si l’on supprime demain matin l’alphabet, l’après-midi nous aurons dégagé un morceau de mémoire suffisant pour cadencer les consonnes du temps vécu. L’aventure ne s’arrête pas à l’encre ou au clavier, pourtant elle ne franchit pas les frontières du cortex supérieur, sous peine de disparition. Ce qui nous élève au-dessus des singes nous rend semblables à eux dans cette mécanique. Peu me chaut l’incroyable destinée de cet Inuit du XVIe siècle que personne n’a racontée.

Il ne faut pas oublier que nous écrivons pour cacher que nous n’arrivons pas à faire exister. En douter, c’est n’avoir jamais essayé.

Evidemment malgré cela et malgré tout, nous continuons à raconter des histoires et ici-bas nul ne pourra faire que nous ne le puissions plus. Cependant maintenant, si nous poursuivons dans cette voie totalement déréalisée, dépourvues de passé et hors le circuit du temps, jamais elles ne redeviendront ce pour quoi elles furent inventées, une actualité de la légende. Ce que nous écrivons aujourd’hui n’a pas de nécessité.

Alors que nous connaissons notre absence totale d’intérêt, à cette heure même, nous continuons de parler. Parce que c’est plus fort que nous. Moi, dans ce flot ininterrompu, dans ce tsunami, pourtant je voudrais bien continuer de dire ce qui est, de répéter l’existence de la terre ferme, et remblayer, et réélever la digue, parce que c’est le Salut, je voudrais bien sans comprendre que c’est ma parole même qui m’empêche et qui fait que cela n’est pas dit.

Et pourtant, ils parlent.

Et pourtant il parlent tous tout le temps que c’en est amusant, et même maintenant ils écrivent le reste du temps que c’en est frissonnant : ils textottent, ils participent à des forums, ils bloguessent, ils messagisent, ils forouardent, ils répondent à tous, ils ont des icônes pour s’émouvoir, ils ont même le pouvoir d’animer des images, leur image de bêtes, ils postent, les cons, ils envoient, ils transfèrent, ils compostent, ils se connectent, ils me connectent, on se connecte, ils sont en ligne, présents, bien alignés oui, connectés encore, connected, on line, ils chattent sur msn, ils se skypent, maintenant ils ont les dents bleues, ils ont la boîte libre ou la boîte vive et un box tout neuf, ils réagissent en tant qu’abonnés, ils s’identifient, ils choisissent un pseudo pas celui-là déjà affecté voici des suggestions, ils agréent ce qu’on leur propose, ils cochent, ils cherchent par mots-clefs comme si toutes les portes de la vie étaient fermées, ils n’ont besoin que de trois cliques pour accéder, ils ouvrent une nouvelle fenêtre, ils ont un historique, ils ajoutent un onglet, ils reviennent en arrière, ils mettent un signet, ils remontent un historique plus forts que le temps, ils certifient, ils accèdent à des pages sécurisées, ils acceptent des cookies, ils vont être redirigés, ils restent anonymes, ils ont Paypal, ils paient, ils paient pas, plus, ils paient pas plus qu’avant pas moins non plus, ils ont un droit de regard sur les données les concernant conformément à la loi, leur application a quitté inopinément, ils peuvent relancer, ils vont dans démarrer, ils quittent, ils veulent quitter définitivement et toutes les modifications non enregistrées seront perdues, et tous les enregistrements non modifiés seront conservés, tout ce qui a été perdu sera retrouvé, rien n’est oublié, et tout ce qui n’a pas été dit sera soupçonné, on s’en souviendra de leur adresse IP, ils peuvent en permanence rester connectés, ils ont l’illimité.

Ils ont une mémoire qui s’efface mais ne peut oublier.

C’est ainsi qu’un jour, plusieurs jours successifs peut-être, le bruit de fond de l’univers m’a largué dans le silence de Dieu, et sur les prés d’herbe fraîche il m’a fait reposer. Des prés qu’on ne décrit pas justement, mais qui sont sûrs, mais qui sont vrais. Alors j’ai découvert que ce n’était pas le monde mais moi-même, cette chamelle en rut,et Il m’a emmené au désert, et Il m’a séduite, et j’en ai oublié mes amants.

2. L’homme triste

Mais ce sont des prés qui aussi dépouillent de tout pour faire de l’existence un désespoir. Quand on est passé dans les prés, on se découvre alors très loin. Quand on croit, on diminue. On se trouve soudain comme un demeuré dans le monde – et c’est justement qu’on doit y demeurer. Car après l’extase, l’homme est animal triste. C’est ainsi que, véridiquement, étymologiquement, le chrétien est très apparenté au crétin. Il est seul dans son froc, il est ici, tout dénué. Il n’est pas jeté là, il est demeuré ici. Rien ne lui appartient, pas même la force de conviction, pas même l’idéal, pas même le feu, surtout pas la violence. Lui-même s’appartient-il encore ? En réalité, non. C’est plus qu’un esclave, un genre de lépreux des temps anciens qui repousse et fait trébucher. C’est une non-figure de l’univers. C’est l’antithèse du rival, c’est justement celui qu’on ne copie pas. C’est un dissolvant.

Or, ce monde se présente comme une immense accumulation de reproductions. Contre cette machinerie réprographique vertigineuse, cette reproductibilité technique étendue à toutes les matières de la science et de l’art (même à la bombe atomique), ne peut rester et se dresser qu’une parole. Puisque c’est la seule possiblement mouvante des bases de ce système. Une seule parole ne se contrôle pas. A moins de contrôler entièrement les mémoires, et encore, ce que nous avons appris, nul ne nous l’enlèvera. Et celui qui n’est rien qu’une parole ne peut être tu. Celui qui est modifié dans son nom même ne doit plus rien au monde. Il est Abraham.

La reproductibilité contemporaine, que l’informatique (que l’on qualifie de langage par ironie) a poussée à son juste comble, à son inouïe perfection, est un vaste piège. Sous couvert de dissémination de l’information, sous couvert d’universalisation de la communication, elle poursuit un but autrefois inimaginable : la remontée vers la « source unique ». C’est une machine à tuer le temps. Il ne s’agit plus, comme dans le vieux rêve de retour en arrière, de savoir ce qui s’est passé, mais de comprendre pourquoi il s’est passé quelque chose afin de neutraliser ce passage. Afin qu’il n’advienne plus jamais rien. Qu’il n’y ait plus d’autrefois. La machinerie réprographique fait le pari de pouvoir définir elle-même, et seule, l’événement. Qui contrôle la définition de l’événement contrôle l’histoire. C’est-à-dire fait disparaître la possibilité des histoires. On peut toujours se raconter des histoires, elles seront sans efficace.

Une seule source constitue une menace incommensurable pour la vérité. Il faut toujours des « copies » dans le sens ancien du mot, c’est-à-dire non technologique, non parfait, c’est-à-dire qu’il faut des trahisons, des coquilles, des différences, de l’erreur humaine, qui n’est pas un mensonge mais une déficience. Il faut de la calligraphie, de la manuscription, du tremblement, de l’incomplétude qui est seul moyen (de notre point de vue) pour une manifestation de la grâce.

Il nous faut un nouveau Traité du vide : savoir et réapprendre comment demeurer dans le manque, l’absence, le trou, la déchirure. C’est le seul salut. Il ne faut jamais répondre à la question : qu’est-ce que la vérité ? On nous l’a montré. Il faut être prêt à donner sa vie pour que la vérité ne soit pas un mot, ou même plusieurs. Pour qu’elle ne soit pas dite.

Or, il y a une seule parole qui étant répétée toujours, toujours est une, puisqu’elle convoque le même instant, celui où elle a été prononcée et actualisée du même mouvement. La nuit où Il fut livré.

Mais personne ne croit qu’une seule phrase, prononcée par des hommes assermentés à la suite d’un premier homme, change la face de l’univers. Personne ne croit qu’il suffit de cinq mots pour que du pain soit de la chair. Sans manipulation génétique, sans simagrées, sans cercle magique, sans pentacle, et sans égorgement de coq. Personne ne croit que, même si ce pain et ce vin étaient vraiment transmutés en chair et en sang cela troublerait en quoi que ce soit l’ordre de l’univers. Pas si bêtes. Mêmes les divinités primitives les plus absurdes ont toujours réclamé quelque chose de plus solide. Au moins une bonne petite danse de la pluie. On le sait qu’on ne croit depuis le commencement du monde qu’à des dieux pour qui l’on danse. Ou rien qu’un petit chant un peu enivrant. Allez. Non, vraiment ?

C’est idiot.

En revanche, tout le monde sait que le catholicisme est un vague mélange d’une poussée de sève judaïque un peu anarchique et des multiples cultes païens de l’Empire. Tout le monde sait que la sainte Baume est une grotte où se manifestent telluriquement des forces érotiques, et que pour cette raison des prêtres bien madrés y ont établi Marie-Madeleine dans sa légende. Tout le monde sait que saint Martin est soit un abruti déracineur de chênes soit un avatar de Merlin. Tout le monde sait que l’Eglise catholique est une multinationale qui produit de la relique à bas coût et investit dans le marché du péché dont le taux de croissance par effet cliquet augmente son C.A. en ratio d’indulgences. Tout le monde sait que la marge bénéficiaire de l’épiscopat est multipliée en période de croisade. Tout le monde sait que Jésus a pris des cours de bouddhisme zen après avoir redoublé sa Torah. Tout le monde sait que Jésus n’a pas existé mais tout le monde veut réhabiliter Judas. Tout le monde croit (même Slavoj Zizek) que l’Immaculée conception et la conception virginale du Christ, c’est la même chose. Parce que tout le monde croit que pour l’Eglise catholique baiser est un péché. Et que c’est pour ça qu’il faut pas mettre de capote (ici, il manque un lien logique et quelques références probantes mais les wikionautes arrangeront tout ça).

On ne compte plus les chercheurs qui ont retrouvé le tombeau plein d’un mec qui n’existe pas.

Ne rigolez pas, et ne dites pas que ce n’est pas si grave, ou pas très important, et que les guerres atroces qui ravagent le monde méritent beaucoup plus l’attention. Car si l’on se massacre aujourd’hui, c’est parce que des hommes croient que Christ est demeuré dans son tombeau.

3. Pour un obscurantisme éclairé

Le monde des deux derniers siècles est entré dans une lutte à mort contre le temps. Changer les règles du cosmos, accomplir enfin l’ultime fantasme, non pas de la vie éternelle (c’est trop chiant), mais de la vie assez intense pour valoir l’éternelle, remporter la victoire contre ce qui passe, c’est l’entreprise inconsciente à quoi toutes nos énergies sont entièrement vouées.

Le christianisme, aube d’une nouvelle ère venant après l’aurore hébraïque du Premier Testament, a libéré le temps de son labyrinthe. Mais ils ont fait, depuis, de cette liberté le sceau d’une nouvelle prison, plus atroce que la première, parce que les murs ont pénétré à l’intérieur de l’homme. Il ont tenté de faire de la parole des mots.

Aussi, nous avons qu’à partir de maintenant nous n’avons plus le temps d’être pressés.

Les avant-gardes n’ont pas précédé grand chose sinon le néant soi-même : elles ont joué jusqu’à la nausée le personnage de ce dieu immatériel, infini mais pas éternel, introuvable mais point caché, pour un monde aveugle. Pauvre diversion.

Et encore : contrairement à ce qu’affirment certains dans un ultime effort pour sauver les meubles, nul kantisme ne sera jamais la solution au nihilisme férocement conservateur de soi de notre époque : les transcendantaux des post-kantiens ne sont pas éternels, et ils sont en train de s’en apercevoir. Il peut arriver des temps, et ce sont les nôtres, où l’Etat ne règne plus, où l’obéissance meure, où les peuples eux-mêmes se délitent. Alors, il ne leur restera rien, à eux qui n’avaient déjà pas grand chose. Ces hommes cherchent à nous sauver du désastre avec les moyens du désastre. Triste répétition de l’histoire seulement humaine, ainsi Rome crut sauvegarder son ordre essentiellement militaire en embrigadant des barbares de passage. Ce fut le prélude aux siècles de fer de la première féodalité, du haut Moyen-Âge réellement obscur pour le coup que l’Eglise illumina peu à peu en bâtissant des monastères et en érigeant le code d’honneur de la chevalerie.

Ils oublient notamment que les « lois que l’on s’est données » auxquelles il faudrait obéir, l’ont été dans le sang, dans le fer et dans le feu, dans l’hystérie collective, les guerres civiles, européennes puis mondiales, au son du canon, du tambour de la conscription, au rythme des expulsions, expulsions de populations et de congrégations religieuses, et sous le tempo des décollations par le rasoir national.

Ils oublient que toujours l’enfer est rempli de nos ombres, et que ce sont nos ombres qui font l’enfer peuplé. C’est dans l’épaisseur de ces ombres qui nous constituent aussi que se joue la grande partie, car c’est ici que se révèle la lumière. Car nulle part on n’y voit mieux. Et ainsi, quand est vue cette lumière sont vues ces ombres, et jusqu’à la fin, « je meurs de ne pas mourir ». Alors, que puis-je souhaiter de meilleur que la souffrance qui n’est que le combat dans l’ombre d’une ombre qui veut passer à la lumière, c’est-à-dire disparaître ?

Dure fine pointe rouge de l’âme.