« Je te conduirai au désert et je parlerai a ton cœur » (Osée 2, 16-25) L’appel du désert a retenti a travers tous les siècles sur les âmes éprises d’absolu. Des Pères du désert à Ernest Psichari, petit voyage en Theologia deserta.

« In terra deserta et invia, et inaquosa… » L’appel du désert a retenti a travers les siècles, pour toutes les âmes éprises d’aventure et d’absolu. Le mythique Lawrence d’Arabie ou le médiatique Théodore Monod ont témoigné au XXe siècle de cette soif du désert – tout comme Charles de Foucauld et Ernest Psichari. La tradition judéo-chrétienne a toujours fait du désert le lieu terrible de l’épreuve et de la tentation, mais aussi l’endroit sacré de la théophanie et du salut : « Ote tes sandales de tes pieds car cette terre que tu foules est une terre sacrée. » Petit voyage en Theologia deserta.

La fuite du monde

« Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? », demande Jésus aux foules allées voir saint Jean Baptiste. Le désert est pénitence et conversion, le désert est prophétique, propédeutique – il est le lieu du Précurseur. Vox clamantis in deserto. Le désert est un carrefour sacré, d’où l’on sort condamné ou sauvé. « Il faut séjourner au désert », disait Charles de Foucauld, en écho a la parole de Jésus a ses disciples : « Venez vous-même à l’écart, dans un lieu désert, et reposez-vous un peu. »

Les quarante ans d’errance d’Israël, les quarante jours de Moïse au Sinaï, d’Elie à l’Horeb, de Jésus au désert : c’est l’Esprit qui pousse au désert. Selon Mère Cécile Bruyère, abbesse fondatrice de Sainte-Cécile de Solesmes : « La plus grande grâce que Dieu puisse faire à une âme c’est de l’entraîner au désert. Il la met dans le voisinage des régions de l'Eternité. » Ainsi, affamé de grandeur et de solitude, Ernest Psichari (1883-1914), le petit-fils d’Ernest Renan, a lui-même vécu dans le désert une conversion profonde, alors qu’il était officier méhariste en Mauritanie à l’orée des années 1910.

Avant tout, le désert dénude et révèle la vérité de la condition humaine, celle d’Abraham, du nomade, du pérégrin : homo viator. « Marche, vieux voyageur, emplis tes poumons de l’air immaculé de la plaine, repose-toi dans la paix des soirs, et repars, dans les beaux matins, avec un cœur tout neuf, un cœur facile. Ne te fais point de soucis, o voyageur ! Tandis que tu emplis tes yeux des beautés de la terre, et que tu chantes, au pas docile des méhara, et que tu continues ta bonne besogne humaine, le Seigneur, ton Dieu, marche auprès de toi. Il marche si doucement que tu ne l’entends même pas, et pourtant Il est là, et Il te protège, et Il te regarde de tout son amour, plus grand que le monde. » (Psichari)

Mais, à celui qui veut retrouver cette vérité de l’être, la fuite du monde est nécessaire : « O vous tous qui souffrez d’un mal inconnu, qui êtes désemparés et dégréés, faites comme Maxence, fuyez le mensonge des cités, allez vers ces terres incultes qui semblent sortir à peine, fumantes encore, des mains du Créateur, remontez à votre source, et, vous carrant solidement au sein des éléments, tachez d’y retrouver les linéaments de l’immuable et tranquille vérité ! » (Psichari) « Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé… », dit le Seigneur dans le célèbre apophtegme, et précise : « Fuis, tais-toi, reste tranquille. » FUGE TACE QUIESCE. Sainte trilogie. Arsène est comme tous les Pères du désert : c’est un homme qui fuit le tumulte des hommes pour devenir attentif à son âme. « Je t’amènerai au désert et je parlerai à ton cœur », lui a susurré le Seigneur (Osée 2, 6). Arsène veut « être seul avec le Seul. » Non par misanthropie, mais par amour, par amour absolu. Comme dit très justement sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « A des amants il faut la solitude. »

Le grand silence

Le désert dépouille, désencombre, il est le lieu de la simplicité. « Il convient a ceux qui vivent dans le désert de devenir simples et il convient à la simplicité d’entendre les commandements de Dieu et de leur obéir », dit saint Philoxène de Mabboug, ce que résume saint Isaac de Ninive : « La foi suit la simplicité. » Le désert simplifie. Il est offert pour que nous en remontions appuyés sur le Bien-Aimé, tout comme l’amoureuse du Cantique des Cantiques : « Mais quelle est celle qui remonte du désert appuyée sur son Bien-Aimé ? » (Cantique 8, 5) Psichari expérimente lui aussi, dans sa progression dans le désert extérieur, la réalité du désert intérieur et sa progression dans le silence : « Comme nous allons vers des terres que nous ne connaissions pas, voici que nous découvrons dans notre cœur de grands espaces inexplorés. » « Je restai longtemps à contempler l’horizon, écoutant naître en moi ce qu’il ne pouvait pourtant pas me donner. » Le désert offre le silence : « Comme le moine, dans le cloître, se tait, ainsi le désert, en coule blanche, se tait. » « Tout ce bruit s’est noyé dans le silence. Tout ce bruit mortel s’est résorbé dans le silence immortel. Toutes ces voix périssables se sont tues, devant le silence de l’esprit. » « Ces grands espaces de silence qui traversent ma vie, je leur dois bien tout ce que je puis avoir de bon en moi. Malheur à ceux qui n’ont pas connu le silence ! » « Malheur à ceux qui n’ont pas connu le silence ! Le silence est un peu du ciel qui descend vers l’homme. » Le sens profond du silence est d’éveiller l’écoute intérieure : « D’abord, c’est nous qui nous contraignons à nous taire. Ensuite, de notre silence, naît quelque chose qui nous attire au silence. » (Saint Isaac de Ninive) Et voici que naît du désert la connaissance d’un admirable mystère. « Je me retrouve dans mon désert et tout entier à lui, si loin des demeures des hommes. Dans les contrées sans nom où je m’en vais, l’immensité est traversée de souffles unis. Tous veulent m’apprendre ce que, sur la terre, on peut savoir de l’infini. » « De grandes choses peuvent assurément se faire, par ce ciel-là. Son silence même nous presse. L’heure vespérale nous talonne. Elle nous enjoint de revenir en nous-mêmes, je veux dire dans cette partie de nous-mêmes qui est le pur esprit et ou nous retrouverons cela même qui n’est pas nous. » « Nous sommes vraiment au seuil de Dieu. » O beata solitudo, o sola beatitudo ! « Pendant des jours et des années, nous nous sommes baignés dans l’unité du monde, et nous avons dormi sous les étoiles. La solitude, la divine solitude nous a rendus à nous-mêmes, et que de richesses nous y avons retrouvées : rêves de l’Eglise, promesses d’Israël, mouvements obscurs, palpitations, bruits d’ailes ! » Le désert, ou le ciel commencé.

La paix de l’esprit

S’il est promesse de béatitude, le désert est aussi un combat, aussi bien physique que spirituel, il est le lieu de l’ascèse, de l’agonie : « Rien ne nous avance dans la vie spirituelle comme de vivre d’une poignée de riz par jour et d’un peu d’eau salée », observe Psichari. « Sans le désert, ni les passions du corps, ni les mauvaises pensées ne s’effacent », dit saint Isaac de Ninive. Mais ce combat est une grâce. La grâce du désert est celle de la fécondité surnaturelle : pour enfanter, la femme de l’Apocalypse est conduite au désert. Les antiques et modernes Thébaïdes témoignent de cette puissance spirituelle du désert ou il n’est de contemplation que le ciel, ou les vies sont privées de toute attente terrestre mais remplies de divin : « Ainsi, dans le fond du désert, en pleine désolation, s’élève une ville de prières, une cité de Dieu battue de tous les vents, et qui, rejetée des jardins de la terre, est allée rejoindre le ciel. » (Psichari) Les Thébaïdes existent encore, bien cachées dans notre monde surexposé. Ainsi, parmi d’autres, la spiritualité carmélitaine est une spiritualité du désert. « Le goût de Dieu et le besoin impérieux du désert » en constituent le point de départ essentiel, disait le Père Marie-Eugène de L’Enfant-Jésus. Le Saint-Désert des Frères Carmes Déchaux du Midi de la France, sis au Monastère Notre-Dame de Pitié à Roquebrune-sur-Argens, témoigne de cette actualité du désert : « La beauté du Carmel sera donnée à l’âme qui ressemblera à un désert. » (Grégoire de Nysse)

L’Evangile au désert

Alors, qu’aurons-nous vu au désert ? Un roseau agité par le vent ? « Il aura cru ne vivre ici qu’une aventure, et retrouver là-bas l’essentiel, mais il découvrira avec dégoût que les seules richesses véritables il les a possédées ici, dans le désert : ce prestige du sable, la nuit, ce silence, cette patrie de vent et d’étoiles. » (Saint-Exupéry) « Le désert, le désert est une terre bénie. » (Psichari) Jésus lui-même nous y entraîne, porte du ciel et désir des collines éternelles.

« L’état de notre époque requiert un grand silence », notait déjà Fulgence sous la décadence romaine. Que dirait-il aujourd’hui, alors que, pour reprendre les mots de Georges Bernanos, toute la civilisation moderne ressemble de plus en plus à une vaste conspiration contre toute forme de vie intérieure ? Les bruits du monde envahissent toute intimité et toute intériorité, par la radio, la télévision, les journaux, les téléphones portables, l’informatique, l’internet, les i-pod, la psychanalyse, le boucan urbain… De plus en plus de gens ressentent la nécessité du calme – ne serait-ce que physique et psychologique avant d’être spirituel. Randonnées, pèlerinages, séjours en monastère connaissent un regain de faveur. Le succès de films aussi radicaux que Le Grand Silence ou L’Ile révèle une attente. Que ce soit un goum ou une retraite, le séjour au désert est plus que jamais d’actualité, nécessaire. Si l’évangélisation doit savoir user avec discernement des médias qu’offre l’époque, elle doit aussi savoir mener nos frères au désert – sous peine de n’être qu’un bruit de plus dans le brouhaha du monde.