« L’aventurier n’est pas celui à qui arrivent les aventures, mais celui qui fait arriver les aventures. »

(Guy Debord)

Il y a quelques décennies, un demi-siècle pour être plus précis, Roger Stéphane dressait un célèbre Portrait de l’aventurier à travers trois figures mythiques et néanmoins contemporaines : Thomas Edward Lawrence, Ernst von Salomon, et André Malraux – ou plutôt, ses personnages romanesques. Héros modernes qui, à la différence des antiques, sont aux prises avec la société bourgeoise, industrielle, son ennui – et son nihilisme. « Y a-t-il dans tout ce concert de décrets, de discours, de programmes, de dossiers et de journaux, une seule note, une seul misérable note qui trouve un écho en nous ? » Il s’agit pour ces aventuriers, dans une geste très nietzschéenne, de conjurer le nihilisme ordinaire par un nihilisme d’ordre supérieur – d’anéantir le néant, en quelque sorte. L’aventure pour l’aventure comme l’art pour l’art – l’aventure comme art, comme style. Roger Stéphane aurait pu ajouter d’autres portraits à cette galerie de portraits d’aventuriers romantiques : Lord Byron ou Richard Burton, entre autres. On peut aussi penser ici à la vie et à la pensée d’Ernst Jünger, et de tout le courant allemand de la Révolution conservative, ainsi qu’à Gabriele d’Annunzio (Fiume !) et au premier fascisme – mais aussi à Guy Debord et aux situationnistes, et à bien d’autres personnages et courants aussi, dont le moindre, dans une note plus joyeuse et positive, n’est pas le scoutisme avec des Guy de Larigaudie et consorts. D’une certaine façon, les méconnus « neuf de Tarnac » avec Julien Coupat ainsi que les émeutiers grecs sont aussi parmi les derniers aventuriers européens : « Les aventuriers feront flamber l’énorme entrepôt de marchandises qu’est la société bourgeoise et, pour finir, ils se jetteront dans les flammes. Potlatch, fête, largesse : telle sera leur fin. »

Dans un siècle dominé par les idéologies, on le voit, l’aventure revêt un caractère éminemment politique – mais s’arrêter a ce niveau est-il bien la comprendre ? « Quelle foi politique rendra compte de la souffrance du monde ? » Il faut ainsi passer du politique au mystique, car l’aventure est d’une certaine manière une « mystique à l’état sauvage », comme disait Paul Claudel d’Arthur Rimbaud – Rimbaud qui résume tout ce qu’est l’aventurier moderne : « Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religions étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. » « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. » Sur le même ton, Lawrence, en pleine action : « Le passé et l’avenir coulaient sur nous comme une rivière sans tourbillons. Nous nous rêvions des vies imaginaires dans l’esprit du lieu : sièges, festins, raids, meurtres et chansons d’amour dans la nuit. » « L’aventure naquit du divorce entre des exigences profondes de l’homme et une civilisation qui n’était plus à sa mesure », note Roger Stéphane : « C’est bien une volonté de salut qui incite les plus conscients des jeunes européens à l’aventure : il s’agit pour eux de se détacher – de se désolidariser d’un monde pantelant. Il s’agira, pour eux, de se forger un destin à la hauteur de cette exigence et non à la mesure du monde. » Volonté de salut, aventure essentielle – soif d’être et faim d’absolu. Porte ouverte aux bons comme aux mauvais anges – mais porte ouverte, et à Dieu aussi, peut-être.

L’aventure est à la mode, l’aventurier médiatique une figure obligée de notre postmodernité. Faut-il s’en réjouir, ou le railler ? Ce qui est certain, c’est que dans le métissage généralisé contemporain (qui, loin des beaux rêves philosophiques des élites cosmopolites, est malheureusement un nivellement par le bas sur fond de mondialisation féroce), nombreux sont ceux qui cherchent l’autre, l’ailleurs, la différence… La frontière. Sans frontières, plus d’ailleurs…

Mais la frontière, nous le verrons, est aujourd’hui intérieure, passe au milieu de nos cœurs. L’aventure, ce peut être, comme pour le saint, le quotidien. Car si tous les aventuriers ne furent pas des saint (loin s’en faut !), tous les saints, sans exception, furent des aventuriers – et pas seulement ceux des martyres, des croisades et des missions. Il existe une secrète parenté entre aventure et sainteté. A explorer. Nous avons connu la géographie physique et humaine. La géographie nouvelle sera spirituelle.