Peu de penseurs sont aussi inclassables et difficiles à cerner que Christopher Lasch. Tour à tour philosophe, sociologue ou critique littéraire, celui-ci a bâti une œuvre qui échappe toujours aux canons de l’université. Sa force et sa cohérence remettent pourtant au premier plan une pensée atypique dérangeante. Vingt ans après une première édition française due à Emmanuel Todd et Georges Liebert, La Culture du narcissisme, initialement publiée aux États-Unis en 1979, décrit « l’homme psychologique de notre temps ». Jean-Claude Michéa, dans un texte indispensable intitulé Pour en finir avec le XXe siècle, en explique la portée.

Le catéchisme résiduel des électeurs de gauche

Pour comprendre la nature des bouleversements sociaux de ces cinquante dernières années, il faut disjoindre le processus de modernisation du capitalisme et le projet de libération sociale dont il est porteur, celui d’émanciper le genre humain des « tutelles archaïques ». Le capitalisme, comme l’a expliqué Marx, est dans son essence un processus révolutionnaire, dans la mesure où il transforme les rapports sociaux et attise la lutte des classes jusqu’à l’incandescence. Le progressisme, quant à lui, vise à l’autonomie suprême de l’individu – mobilité accrue, individualisme, suppression des liens sociaux – et s’attache à défaire toute forme d’enracinement historique, géographique, social ou religieux. Pour la gauche progressiste, le mouvement de libération des individus de ces tutelles est inéluctable car guidé vers un avenir radieux par la raison issue des Lumières du XVIIIe siècle. L’idée était à l’origine que le processus dialectique du capitalisme le conduirait à son propre dépassement. Il n’y avait donc pas à s’en préoccuper outre mesure, l’essentiel étant de libérer les individus de ce qui freinait ce mouvement historique. Cette ligne doctrinale a inspiré les mouvements de gauche américains et européens durant les années 1960-1970. Elle con-tinue d’être aujourd’hui le fond idéologique de ce qu’il est convenu d’appeler les libéraux libertaires, ou de la gauche bourdieusienne lors-que celle-ci se pense comme un instrument de « transformation sociale ». Longtemps cette contradiction a pu faire illusion, dans la mesure où les partis de gauche gardaient un enracinement populaire et feignaient de répondre aux aspirations élémentaires de leurs électeurs. Les faux-semblants ont fait long feu et il est désormais manifeste que l’individualisme narcissique et les poli- tiques de rénovation urbaines, pour ne citer que ces exemples, conduisent à la destruction de la sociabilité des milieux populaire, condition primordiale à toute libération effective du système capitaliste. Lasch fut le premier à penser cette séparation et à montrer le compromis passé entre la gauche progressiste et les tenants du capitalisme. La pensée de Lasch, explique Michéa, est immunisée contre les illusions du progrès, ce « catéchisme résiduel des électeurs de gauche » qui se trouve depuis une vingtaine d’années en conjonction avec la force révolutionnaire du capitalisme. « Depuis vingt ans, chaque victoire de la gauche correspond obligatoirement à une défaite du socialisme » poursuit-il. Christopher Lasch donne quelques exemples frappants dans La Culture du narcissisme. Ainsi, celui du paradoxe de la scolarisation des masses : celle-ci a contribué à abaisser le niveau d’éducation du peuple américain. Explication : le tournant dans le système éducatif aux États-Unis s’opère entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe lorsque le choix est fait de former les enfants scolarisés au productivisme industriel. Pour fonctionner, la grande machinerie capitaliste ne demande pas une haute qualification intellectuelle : « La détérioration de l’enseignement de l’histoire, des sciences politiques et de la philosophie reflète le statut de plus en plus marginal qu’elles occupent dans l’appareil de contrôle social. ». Le système a besoin d’un peuple docile dont la satisfaction principale vient des loisirs et non pas d’une nation de personnes exerçant leur esprit critique. Lorsque Lasch émet ce constat, à la fin des années 1970, le niveau d’éducation des jeunes Américains est déjà en chute libre. Chute qui n’a fait que s’accentuer depuis, comme l’a fait remarquer Emmanuel Todd en 1998 dans L’Illusion économique. « L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-même » conclut Lasch. La faillite du système éducatif américain dans son ensemble est aujourd’hui patente.

Vers une nouvelle lutte des classes ?

En 1995, Lasch prolongeait son raisonnement avec La Révolte des élites. Après avoir montré comment les transformations du capitalisme venaient à bout de toute résistance sociale grâce aux émancipations progressistes, Lasch étudie la consti- tution d’une classe sociale mondiale, celle d’élites qui, en se révoltant, se libèrent de toute obligation envers ceux dont elles ont théoriquement la charge. Il montre aussi, avec une pointe de nostalgie, comment la disparition de l’art de la conversation ou des espaces publics, comme les pubs qui favorisaient un véritable brassage social, permet à la classe dirigeante d’assoir ses intérêts. La mécanique du système fluidifie le corps social, tout en favorisant la mon-tée de communautés grégaires. L’ho-mogénéisation du monde provoque en réaction l’émergence de particularismes ethniques, fermés à l’universel. Les idée de bien commun et de communauté politique disparaissent, et s’il y a reconstitution de classes sociales, celle-ci se fait par le haut.

De la révolte des masses à la révolte des élites

« Naguère c’était la révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l’ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des masses. » Lasch pose en postulat de son dernier ouvrage le renversement de la thèse de José Ortéga y Gasset, selon laquelle l’avènement de la modernité aurait été marqué par l’irruption des masses dans la sphère publique. Si le constat d’Ortéga n’est pas faux, notre temps est marqué par une situation opposée : celle du retournement des élites qui furent portées au pouvoir par les peuples au XXe siècle. Tout ce qui caractérisait les masses est aujourd’hui applicable aux élites : le dédain pour ceux qui refusent le changement n’est plus dirigé contre les bourgeois conservateurs, mais contre les mi-lieux populaires, qualifiés de troupeau de « beaufs » ou de « deschiens » incapable de combler le « fossé numérique » ou de s’adapter à des conditions de travail de plus en plus précaires. Après avoir connu une montée progressive générale du niveau de vie durant tout le siècle, les sociétés occidentales voient poindre une nouvelle prolétarisation tandisqu’une minorité détient les clefs de la connaissance et de la richesse. Cette nouvelle classe dirigeante se définit aussi bien par un haut niveau de revenus que par un style de vie et par sa capacité à manipuler l’information. Elle regroupe en son sein les conseils d’administration des multinationales, les oligarchies politiques, les hauts fonctionnaires ou les experts de tous poils. Afin de conserver ses privilèges, cette nouvelle classe dirigeante s’est détachée des devoirs qui la liaient aux autres classes dans le cadre historique des États-nations. Ce faisant elle mettait fin à ses obligations. Le cadre national, espace de devenir commun, dont l’existence était justifiée par la solidarité existante entre ses membres, fut unilatéralement déclaré obsolète. Il n’est pas étonnant que les partisans de la mondialisation trouvent aujourd’hui leurs arguments dans l’exaltation de la mobilité et du nomadisme technologique. À cette Amérique des cybermaîtres, Lasch oppose celle des origines, des petits propriétaires qui connurent le mythe de la Frontière. Une nation d’égaux, travailleuse et dé-mocratique, pour qui la réussite ne résidait pas dans la promotion sociale. Un mythe aujourd’hui très lointain, mais qui, comme tout mythe, garde une puissance évocatrice ca-pable d’ébranler l’arrogance du co-losse d’argile américain.