L'échec d'un populisme sans peuple

Cet été 1874, plusieurs milliers d’étudiants russes quittèrent la ville pour «aller au peuple». Ce ne fut qu’un épisode de la longue histoire du populisme russe ; pourtant, c’en est devenu l’emblème. Symptomatique aussi de son échec.

Ils allaient remplir les campagnes du sud de la Russie, certains errant de village en village pour prêcher le socia-lisme et appeler à la révolte contre les propriétaires, d’autres se contentant de participer aux travaux des champs et de connaître concrètement la vie des paysans. Ce populisme est avant tout l’élan moral d’une élite – l’intelligentsia – d’origines sociales diverses, formant un groupe ultra-minoritaire né dans les Universités, soudé par une morale commune et son isolement par rapport aux deux principaux pans de la société russe du 19ème siècle : l’énorme majo-rité des paysans d’un côté et la classe dirigeante, au service de l’Etat, de l’autre. Coupée de ses racines po-pulaires et se refusant tout avenir dirigeant, elle s’offre en sacrifice à l’avènement d’une société idéale, égalitaire, faite pour et par le peuple. L’intelligentsia fait le vœu de vivre conformément à ses idées ; son élan moral est aussi la volonté et l’occasion de se transformer soi. Par le sacrifice qu’elle consent, celui de sa carrière, voire celui de son héritage pour certains rejetons de riches aristocrates, elle entend créer un lien entre elle et le peuple, par delà l’Etat. En cela, elle est héritière des décembristes, des nobles libéraux qui sou-haitaient l’abolition du servage, c’est-à-dire de l’organisation sociale qui était la base même de leur fortune, et qui tentèrent un coup d’Etat en décembre 1825. L’intelligentsia partage donc essentiellement un esprit, l’esprit de sacrifice pour le bonheur du peuple, plus que des idées. Le mouvement populiste commence vers 1860, c’est-à-dire au moment de l’abolition du servage par le tsar Alexandre II. Les paysans étaient dorénavant libres, mais ne possédaient toujours pas la terre. Dans un pays rural, la réalisation du socialisme, que l’intelligentsia découvre à travers les penseurs français (Saint-Simon, Fourier, Proudhon), ne peut que passer par une réforme agraire. La question qu’elle se pose est : comment réaliser le socialisme sans passer par le capitalisme ?



La passion de l’égalité

L’intelligentsia étudie les structures traditionnelles de la paysannerie, notamment l’obschina (mise en commun des terres entre les villageois, égalité de tous), et entend sauver ce qu’il y a de bien en elles tout en les sortant de la hiérarchie féodale. Les paysans doivent s’auto-gérer au niveau local, et ne plus obéir au seigneur : voilà comment la liberté et l’égalité sont comprises. Pour cela, il faut que les paysans soient «éduqués» : qu’ils prennent conscience, en quelque sorte, de leur socialisme naturel, et en fassent une arme idéologique. C’est ici qu’intervient l’intelligentsia. Celle-ci pense que tous les problèmes seraient résolus si les paysans étaient libres de s’auto-administrer. Autant dire que la révolution agraire n’est qu’un moyen et que le but essentiel n’est pas d’améliorer la vie des paysans : c’est le salut de la société tout entière qui est entre leurs mains. Les paysans ne doivent donc pas se contenter de réformes qui empêchent l’avènement du socialisme et sapent l’élan révolutionnaire. D’où un glissement assez rapide, de la part des populistes, dans une lutte absolue contre la monarchie et l’action terroriste, dont le point culminant fut l’attentat contre le tsar Alexandre II en 1881, c’est-à-dire contre celui qui avait enfin eu le courage d’abolir le servage. La détestation de l’Etat prend le pas sur l’amour du peuple.

Qu’en pensent les paysans ?



Ceux-ci ne sont pas inactifs. Après la guerre de Crimée, en 1855, les révoltes sont nombreuses dans la Russie centrale : le désir de liberté est très fort, plus que celui de posséder la terre – en fait, ils ont déjà le sentiment de la posséder, puisqu’ils la cultivent, alors qu’elle appartient le plus souvent ou à la noblesse, ou à l’Etat. Les paysans ont sans doute un moindre sentiment anti-étatiste que l’intelligentsia : le pouvoir de l’Etat est plus lointain et se fait moins sentir que celui du hobereau. Ils voient avec une certaine méfiance et incompréhension arriver ces étudiants venus prêcher le socialisme – que viennent faire là ces citadins, ces lettrés, qui, quoi qu’ils en disent, représentent le pouvoir ? Autre hiatus entre les paysans et leurs «sauveurs» auto-proclamés : certains étouffent dans la structure de l’obschina et ne rêvent que d’en sortir, de travailler pour leur compte. Ce sont généralement les plus travailleurs. Conscients de cette réalité, des populistes avaient repris l’idée de Pestel, le plus fameux des décembristes : garantir les besoins de tous en mettant un pourcentage important de terres en communauté ; et en même temps permettre aux plus doués et plus travailleurs des paysans de posséder leur propre terre, ce qui faciliterait de plus l’augmentation de la production et la modernisation des techniques.

On voit ici toute la part séduisante du populisme russe : en cherchant dans leur propre tradition populaire des exemples de réponses possibles et adaptables aux questions présentes, les populistes prouvèrent que leur pays n’était pas condamné au despotisme ni à la copie conforme des pays européens. C’était faire confiance en la capacité des peuples à pouvoir agir sur leur destin. Cette démarche est révélatrice de la préoccupation morale d’une élite qui prête véritablement attention au génie propre de son peuple et qui, en ce qui concerne ses meilleurs éléments, «alla au peuple». On ouvrit des écoles, des dispensaires, proposa des moyens d’auto-organisation. Cette partie de l’intelligentsia se voulait la servante du peuple, et non accapareuse de privilèges ; elle était soucieuse du bien commun et de justice. Elle ne représentait malheureusement pas la fraction la plus importante ni, évidemment, la plus spectaculaire des populistes. Car l’autre, rapidement, fit de la révolution son étoile, et la soif de justice la poussa à poser des bombes dans le but de détruire l'Etat, source de tout mal. Quand l’espérance messianique dans le peuple anima seule le mouvement populiste, au détriment de tout programme politique, il se condamna à la destruction et à l’impuissance. Il échoua et laissa la place à des partis qui, tout en faisant du peuple le levier de l’Histoire, le méprisaient profondément pour son «immobilisme». Le théoricien du pouvoir qu’était Lénine put alors récupérer la force idéaliste du mouvement en une synthèse originale et terrifiante avec le marxisme.